Des yeux changeants, d’un curieux éclat violet, peut-être mauve… C’est elle, Patricia Beaune. Avec vingt-cinq ans de plus, mais c’est elle. Je me souviens. On n’oublie pas sa première patiente. Arithmétiquement, symboliquement elle reste, restera la première.

Et je me souviens de moi, dans ce même cabinet certes pas aussi cossu qu’aujourd’hui, moi, avec vingt-cinq ans de moins, dans l’excitation de mon premier rendez-vous, de la page blanche du registre en cuir noir relié, le registre neuf de mes consultations en ville, et comme je vais la noircir, cette page, de cette écriture appliquée, svelte, mais lisible, que l’expérience, la routine n’auront pas encore altérée. Patricia Beaune sourit. Elle semble consciente du petit effet qu’elle produit, à revenir ainsi, sous son nom de jeune fille.

À la place de l’impressionnante chevelure châtain d’alors, une coupe stricte poivre et sel. À la place de la candeur un peu affolée, une assurance à la limite de l’ironie.

Je me redresse, tente de réduire ce que je peux de mon embonpoint.

Long silence.

Est-ce à elle de le rompre ? À moi ? La surprise de ces retrouvailles très inattendues me fait perdre mes réflexes.

Enfin elle se lance :

« Vous vous rappelez peut-être… C’était il y a si longtemps…

– Vingt-cinq ans pour être exact !

– Oui. Oui ! C’est cela… J’étais venue vous consulter… À propos de ma sœur… Ma sœur jumelle. »

Je me détends. Soulagé.

L’allusion à la sœur jumelle me remet en selle. Doublement. Car tout me revient maintenant : l’âpreté de ce lien haineux et passionnel entre les deux femmes qui avait décidé Patricia à me consulter discrètement. Et puis, je reprends ma place, mon statut de médecin. Je suis autre chose que ce sexagénaire empâté que Patricia Beaune vient de surprendre :

« Vous étiez parvenue, finalement, à prendre du recul, si je ne m’abuse… Une distance nécessaire…

– De la distance ! En effet ! Ma sœur est partie vivre en Australie, moi en Grande-Bretagne ! Nous ne nous sommes plus revues ! »

De nouveau sur mes gardes. Je viens de me rendre compte que je n’aime pas retourner en arrière lorsque je n’y suis pas préparé. Revenir sur quelque chose qui s’est clos et d’un commun accord…

« Mais c’est très bien ainsi, poursuit Patricia Beaune qui semble avoir perçu ma gêne – c’est ce qui pouvait nous arriver de mieux à toutes les deux, je pense !… Je vous suis reconnaissante de m’avoir aidée, à l’époque, à l’admettre, sauf que…

– Oui ? Poursuivez… Je vous écoute… Sauf que… »

Je tente de rester neutre, aussi aimable que possible. Professionnel, en un mot. Pourtant l’agacement monte.

« Sauf qu’elle est revenue !

– Elle est rentrée d’Australie ?

– Non ! Non !… Revenue pour m’interroger. Me questionner. Elle veut comprendre aujourd’hui cet éloignement volontaire. Me demande des comptes, en quelque sorte… »

Le violet vire au mauve.

Je me concentre sur une seule chose : la sœur jumelle avait-elle les mêmes yeux insolites et changeants ?

La pluie tambourine soudain contre la fenêtre. Je me lève pour allumer le lampadaire. Chien et loup : l’heure où j’ai toujours un peu froid. L’heure de la méfiance, de la défiance, demi-domestiquée, demi-sauvage, qui fait tanguer l’âme au soir. Je me rassois, lourdement. Je ne fais plus l’effort de rentrer mon ventre. Je me demande comment mettre fin à cet entretien dont je suis certain, à présent, de n’attendre rien d’autre qu’une vague nostalgie à m’être retrouvé d’un seul coup vieilli.

« Pourquoi ne pas renouer, chère madame. Le temps est peut-être venu de la réconciliation ? »

Et involontairement, je ferme mon stylo, comme quoi le corps est plus rapide et surtout parle plus vrai que les mots. Je n’aurais pas pu mieux dire ! Rideau. C’est fini.

Le geste n’a pas échappé au regard mauve quelque peu contrarié ! Patricia Beaune secoue la tête :

« C’est que ma sœur ne me lâche plus. Elle multiplie ses visites, surtout ces dernières semaines et la nuit, toutes les nuits !…

– Eh bien… Faites-lui comprendre que vous n’êtes pas encore prête, qu’il vous faut…

–Vous ne me comprenez pas, docteur ! Ma sœur est morte ! En Australie. Morte depuis plus de cinq ans ! »