Parce qu’elle n’en pouvait plus de ne plus avoir tous les soirs le corps de Jacques contre le sien, parce qu’elle n’en pouvait plus du manque de ce corps dans sa vie de tous les jours, de toutes les nuits, de ce corps que lui avait pris la guerre car la guerre est d’abord une histoire de chair, de cette chair qu’on lui avait ôtée arrachée comme jamais ne le font ni la vieillesse ni même la maladie, qu’on lui avait volée avec violence, parce qu’elle n’en pouvait plus de cette absence qu’elle aurait dû, sans doute, vivre avec la décence qu’on attendait d’elle, digne d’une veuve de guerre, vivre avec le silence, sachant bien comme on le lui répéterait que

l’esprit de Jacques est toujours là,

son souvenir est dans toi,

parce qu’elle n’en pouvait plus de rester dans cet appartement de la rue de Picpus, avec ce lit immense,

un océan

vide

froid

dans lequel elle ne pouvait plus toucher aucun corps sinon la moiteur des draps et à quoi allait-elle être condamnée dans les années qui lui restaient à vivre car elle n’était pas vieille, Féli,

elle avait quarante ans et des poussières,

dans cet appartement où résonnaient toujours les coups frappés à la porte par les hommes de la Gestapo, le matin du 8 avril 43, tandis qu’auparavant toute la nuit, leur dernière nuit vécue ensemble, Jacques avait brûlé dans la cheminée les papiers compromettants et qu’elle circulait sur la pointe des pieds sur le plancher de la chambre qui craquait

allant doucement de l’armoire à la valise,

de la valise à l’armoire,

préparant leur départ ou plutôt leur fuite, le cœur battant et la gorge serrée comme si elle pressentait déjà

pressentait le danger

 

et c’est au petit matin alors qu’il était en train de se raser dans la salle de bains — cette même salle de bains où un peu plus tard, désormais seule, elle allait elle aussi faire un brin de toilette comme si tout continuait — que les hommes de la Gestapo avaient sonné, puis aussitôt cogné si fort contre la porte que c’était elle qui était allée ouvrir mais ils l’avaient bousculée

ils voulaient Jacques

deux hommes dont l’un l’avait brutalement saisi pour lui passer les menottes et pendant qu’il le maintenait ainsi de force, l’autre fouillait partout, renversait tout,

toute la valise que Féli avait mis toute la nuit à préparer il la jetait par terre les vêtements s’éparpillaient puis il éventrait le lit arrachait les couvertures

se retournait

voyait la cheminée qui fumait encore

alors il jurait et donnait un coup de pied dans les cendres chaudes

puis bien que la perquisition n’eût rien donné ils emmenaient Jacques qui n’avait pas fini de se raser

Féli n’avait même pas le temps de l’embrasser

il partait escorté bousculé par les deux hommes

une joue rasée, l’autre pas,

elle entendait décroître le bruit des pas dans les escaliers le long des six étages

c’était interminable à entendre

glacée

pétrifiée

le bruit des trois hommes descendant l’escalier

— les deux hommes escortant Jacques

le corps de Jacques déjà malmené

qui n’était plus le corps dont il savait maîtriser les mouvements —

descendant l’escalier sans prendre garde à ne pas faire de bruit

puis la porte du hall de l’immeuble qu’ils referment violemment

alors elle se précipite à la fenêtre

la rue est déserte les trottoirs sont vides

il n’y a que cette voiture noire vitres opaques

la voiture noire qui va emmener le corps de Jacques et ce corps est déjà si petit en bas dans la rue ce corps tenu maintenu maltraité par les deux hommes et ce corps disparaît dans la voiture noire garée rue de Picpus sans qu’elle ait pu une dernière fois l’apercevoir

l’entrapercevoir

la portière claque et la voiture démarre à toute allure elle remonte l’avenue de Saint-Mandé qui est juste en face de la fenêtre et très vite elle disparaît au bout,

à l’horizon de cette ligne de fuite, brumeuse et froide,

de l’avenue de Saint-Mandé

puis le silence

 

alors Féli va dans la salle de bains

elle voit le rasoir, que Jacques a reposé sur la tablette du lavabo sans le replier

de la mousse blanchâtre est restée accrochée au tranchant

elle ne le rince pas

elle vide le bol plein de mousse

passe sous l’eau le blaireau

range le savon à barbe

mais le rasoir elle le laisse comme ça

touché une dernière fois par la main de Jacques

 

quand elle retourne au salon elle s’aperçoit que tout

meubles plancher rideaux coussins

est recouvert d’une mince pellicule grise

c’est la suie qui a volé partout sous le coup de pied rageur de l’homme de la Gestapo.

 

Et on voudrait qu’elle reste là, dans cet appartement dont la fenêtre donne toujours sur l’avenue de Saint-Mandé, dans ce même appartement où ce matin-là elle se retrouve seule,

où tout a été renversé

et pourquoi devrait-elle y remettre de l’ordre

pour quelle vie maintenant ?

D’accord elle a relevé les chaises, replacé les coussins sur le canapé,

nettoyé la cheminée,

fini de vider la valise et suspendu les vêtements dans la penderie,

un par un, comme il faut, comme on attend qu’elle le fasse

— mais qui attend qu’elle le fasse ?

Car c’est bien beau tant qu’il fait jour,

qu’elle peut sortir,

parler, chercher, demander,

mais la nuit ?

Que se passe-t-il la nuit ?

Qui est près d’elle dans le grand lit ?

Qui peut aider ses pensées à prendre ce chemin, et pas tel autre ?

Qui peut empêcher les images de surgir ?

Qui peut empêcher que tout revienne, toute l’histoire, depuis l’origine,

quand Jacques était simple cheminot à la S.N.C.F., chauffeur puis mécanicien, et qu’il est entré en novembre 42 dans un réseau de Résistance nommé « Ceux de la Libération » puis à « Résistance Fer » dirigé par Médéric, où, chargé de mission avec le grade de capitaine, il avait reçu l’ordre de noyauter la région Sud-Est et de fournir aux Alliés des renseignements sur l’activité ferroviaire de l’occupant en vue de sabotages

qu’il faisait passer, grâce à des mécaniciens, du courrier en zone sud, mais aussi des agents du réseau, des prisonniers évadés, des aviateurs américains,

qu’il fabriquait des fausses cartes d’identité pour les juifs

que le soir, dans les rues, il se retrouvait avec Médéric car très vite il avait fait partie d’un comité directeur même s’il savait que ce poste était très risqué, puisque trois chefs de réseau, dont le fameux Ripoche, avaient déjà été arrêtés en janvier

et lorsqu’il a été averti par des mécaniciens qu’il avait été dénoncé, deux jours avant le 8 avril 43 — alors qu’il était en congé de maladie car il avait une santé fragile, beaucoup de problèmes de peau — pourquoi n’est-il pas parti tout de suite ?

pourtant elle avait essayé de le persuader, elle, de partir

mais il ne voulait pas, par peur de représailles sur elle, sa femme, et sur Jacqueline leur fille de dix-huit ans, et aussi de crainte que l’enquête poussée plus loin par sa fuite n’aboutisse à l’arrestation de ceux qui l’aidaient au chemin de fer…

Si nous étions partis plus tôt, pensait-elle, si nous étions partis plus tôt !

 

Mais elle en revenait sans cesse à ce traître, à ce jeune mécanicien qui avait trahi Jacques

ce traître à double titre puisque c’était Jacques lui-même qui, malgré les avertissements de ses collègues, l’avait récemment embauché au P.C. Traction Avant car ce jeune homme, disait-il, avait besoin d’argent

sans savoir qu’il introduisait le loup dans la bergerie et que celui-ci, bien renseigné grâce à son nouvel emploi, allait aussitôt livrer son nom aux Allemands

et maintenant, se demandait-elle quand elle n’en pouvait plus de se tourner et de se retourner, de laisser les idées noires de la nuit la submerger sans qu’elle pût reprendre son souffle,

quand est-ce qu’il va payer, ce traître ?

 

parce qu’elle n’en pouvait plus de se repasser sans cesse ce film

de remonter encore dans le temps

— lorsque épuisée à la fin de la nuit elle voyait ses souvenirs brûlants se muer en songes hallucinés et qu’elle se rappelait, soudain, qu’autrefois il avait fait son service dans l’Aviation parce qu’il voulait voler !

Mais pilote c’était un métier à risque, il valait mieux ne pas être chargé de famille, aussi quand il s’était uni à Féli et qu’ils avaient décidé d’avoir un enfant il avait choisi de travailler à terre

sur les voies ferrées

mais alors, se disait-elle enfiévrée, s’il était devenu pilote peut-être que tout cela ne serait pas arrivé ? et elle l’imaginait très haut au-dessus des guerres, même si c’était faux puisque les avions aussi participent à la guerre,

elle imaginait son corps à l’abri, dans la cabine du pilote,

là-haut dans le ciel —

 

parce qu’elle n’en pouvait plus elle est partie

 

non elle n’a pas attendu sagement dans cet appartement

elle est partie

déjà dans Paris,

sur sa vieille bicyclette elle est allée partout, elle a téléphoné partout pour obtenir des informations — elle avait quarante ans et ces quelques poussières, un chapeau cloche enfoncé sur ses courtes boucles brunes, comme sur la seule photo, sépia, que nous possédons d’elle à cet âge — une photo d’avant, du bonheur silencieux de l’avant-guerre : un visage à l’ovale très doux, des lèvres à la courbe pleine, un sourire amusé, et, au creux du col sombre du manteau, trois perles d’un collier qui brillent —

elle a su très vite qu’il était enfermé à la prison de Fresnes,

elle a su, par des amis du réseau, que dès son arrivée il avait été mis au secret c’est-à-dire seul dans sa cellule sans aucun contact avec l’extérieur

avril mai juin juillet août

elle a couru

elle n’était jamais chez elle

et c’est seulement au début de septembre qu’elle a appris, par ces mêmes amis qui n’avaient pas encore été arrêtés, qu’il n’était plus au secret — il y était resté quatre mois et demi — et qu’il partageait désormais sa cellule avec trois autres détenus.

 

C’est à ce moment qu’elle a été chargée de recevoir son ballot de linge sale, chaque vendredi de chaque quinzaine, pour le remplacer, dans un « colis-retour », par un ballot de linge propre dans lequel elle a pu lui faire passer de la nourriture

tout ce qu’elle avait de meilleur elle le glissait

entre les vêtements lavés et repassés

mais un soir, alors qu’elle sortait la chemise du ballot de linge sale, elle a senti qu’à l’intérieur du col quelque chose craquait — les chemises c’était un peu du corps de Jacques qu’elle humait, qu’elle touchait délicatement comme elle eût caressé délicatement le corps meurtri de Jacques —

alors elle a découvert, finement roulé dans le col, un mince tuyau de papier

c’était une lettre de Jacques !

minuscule, écrite au crayon sur une feuille de papier à cigarettes,

elle la déroule avec soin,

la repasse à fer doux, sous un tissu sec,

mais elle doit se munir d’une loupe pour déchiffrer son écriture ciselée, et si maîtrisée

il remercie pour la nourriture et les colis

devine-t-elle que c’est pour ne pas l’inquiéter qu’il écrit avec cette retenue ?

elle sent, entre les mots de celui qu’elle aime, ce silence,

entre ses paroles d’encouragement, et ses remerciements,

tout ce qu’il ne dit pas

c’est pourquoi elle reste longtemps penchée sur sa loupe

à tenter de lire entre les lignes…

 

cette lettre existe encore, presque illisible,

soigneusement protégée sous le verre d’un petit cadre que nous avons retrouvé dans la poche usée d’un vieux portefeuille

elle est une part, très fine, de la peau de Jacques

 

et c’est toujours à l’automne 43 qu’elle a pu obtenir, grâce à l’intervention d’un cousin bien placé, un droit de visite,

elle est donc venue à Fresnes en espérant, jusqu’au dernier moment, que cette entrevue serait un premier pas vers la liberté

elle a eu deux minutes pour le voir, derrière un grillage, surveillée par un gardien à quelques centimètres d’elle

il était là

le visage tuméfié, enflé, les dents cassées,

des marques de strangulation sur le cou

méconnaissable

ils n’ont presque rien pu se dire

 

plus tard elle apprendra que c’est au cours d’un interrogatoire long de sept heures qu’il a été torturé, qu’on l’a menacé d’arrêter sa femme et sa fille et que pour les sauver il a avoué avoir fait passer des lettres en zone libre, par le train Laval

elle ne pourra jamais oublier ce visage