Louise

 

Elle s’éveilla avec la certitude que les enfants dormaient encore. La perspective du dîner prit forme dans son esprit et, avec elle, la sensation de cette présence, celle des enfants dans leurs chambres à l’opposé du couloir, leurs corps réfugiés sous les couvertures.

Un jour filandreux se glissait par la fenêtre et se brisait à l’angle de la commode. L’aube baignait la chambre. De la maison, elle n’entendait pas le bruit des vagues, mais les cris des mouettes et des goélands lui parvinrent. Si les volets n’étaient pas rabattus et que le jour la trouvait allongée sur le flanc, le visage vers la fenêtre, l’une des premières images qu’elle percevait, sitôt qu’elle ouvrait les yeux, était le haut vol des oiseaux dans un carré de ciel sur le mur. Une traînée de nuages y hésitait parfois. Si les matins étaient gris, Louise y voyait comme un reflet de la mer, une écume qui pouvait être blanche ou même noire. Mais peu importent en réalité les entrées maritimes, les oiseaux ne cessent jamais de dominer la ville. Quoi qu’il arrive aux gens de la mer, ils éventrent le ciel indifféremment. Leur constance lui plaisait, rien ne pouvait perturber leurs circonvolutions. D’ordinaire, elle n’entendait pas leurs cris, l’habitude les fondait dans un décor sonore et familier, mais ils redoublaient de fureur ce matin-là pour parvenir à la tirer du sommeil. Peut-être le vent soufflait-il vers la maison, portant leur concert jusqu’à elle. Ou peut-être était-ce l’inquiétude du dîner qui, déjà, l’avait taraudée la nuit durant.

 

Elle avait rêvé qu’ils étaient attablés dans une cuisine. Ce n’était pas tout à fait la leur, mais elle était familière. Armand discutait avec les enfants. Elle ne voyait pas leurs visages et elle ne pouvait définir leurs âges. Louise n’entendait pas non plus distinctement les paroles d’Armand ; elle en était contrariée et se persuadait qu’il parlait d’elle, critiquait le repas ou la tenue de la maison. Puis elle s’apercevait du clapotement de ses pas, tandis qu’elle marchait de la table à l’évier. Louise baissait le regard au sol et voyait une flaque d’eau s’étendre sous la table, sur le carrelage, sans que quiconque s’en inquiétât. Armand continuait de marmonner des paroles inintelligibles et les enfants restaient immobiles et troubles. Cette eau qui la terrorisait ne cessait de se répandre et atteignait aussitôt ses chevilles. Louise exhortait les enfants à réagir, à lui dire ce qu’il se passait, mais aucun ne daignait lui répondre et tous fixaient Armand, figés comme des pierres. Elle se souvint de l’épouvante implacable à l’idée que l’eau qui ne cessait de monter menaçât la table, le repas et la famille. Face à l’indifférence des siens, Louise cherchait en tous sens l’origine de cette fuite et découvrait avec stupéfaction que l’eau jaillissait d’Armand. Elle s’écoulait des jambes de son pantalon, du col et des manches de sa chemise, de ses lèvres dont elle ne distinguait pourtant pas les mouvements.

 

Puis, comme cela arrive parfois dans les rêves, elle prit conscience de l’irrationalité de cette scène : elle devait s’éveiller. Armand était mort, les enfants et lui ne pouvaient être réunis à table. Cette cuisine, elle la créait de toutes pièces. L’eau à son genou était sans consistance. Voici le rêve dont Louise parvint à s’échapper plusieurs fois la nuit qui précéda le dîner. Elle s’éveilla dans la moiteur des draps, puis retomba dans un songe approximatif.

*

Que les enfants fussent encore au lit, bien qu’ayant quitté la maison depuis tant d’années, et que le même jour se tînt le repas qu’elle avait prévu ne la heurtait pas. Elle trouva dans cette absurdité, loin de toute notion de temps, un bonheur semblable à celui qu’elle éprouvait lorsque, Armand parti au port, les enfants rejoignaient sa chambre le matin. Sitôt éveillés, ils venaient se glisser entre les draps et l’enserraient de leur chair tiède. Ce souvenir, seule la torpeur offrait à Louise de le revivre. Il lui fallait s’échapper de l’instant, se laisser vaciller dans l’inconscience pour se sentir encore en vie. Elle chercha à prolonger la certitude de leur présence, mais la réalité de la chambre s’accrut tandis que les stores tranchaient des lames de jour et dessinaient sur son bras replié des intermittences rousses. Louise renonça malgré elle à l’idée de leurs lits, à leurs visages ensommeillés dans l’encadrement de la porte. Alentour, la maison avait le silence et l’immobilisme des stèles. De la chambre, elle imagina le dédale des pièces avec le sentiment d’habiter une carcasse, une épave bien trop grande. D’autres ont essayé de dire le vide que laissent les départs.

Louise s’assit au bord du lit. La chemise de nuit remonta sur ses cuisses. Elle caressa la moquette de la plante de ses pieds. Elle décida d’ouvrir en grand les fenêtres, de battre les tapis avant le soir, d’aller au marché ; elle planifia ces choses insignifiantes dont les femmes de son âge se parent. La venue des enfants l’inquiétait. Leur présence dans la maison lui était douloureuse. Elle la désirait pourtant, et c’est à sa demande que tous venaient ce soir-là, mais ils lui apparaissaient avec brutalité dans une pièce ou dans l’autre, si démesurément grands qu’elle en venait à douter de les avoir enfantés et voyait en eux des inconnus. C’est pourtant, on le dit, chose normale et les enfants n’ont de cesse, sitôt extraits de la chair maternelle, de s’en éloigner et de gagner indépendance et étrangeté. Louise n’y pensait pas avec précision, elle se contentait d’observer le jour poindre par la fenêtre et d’ordonner les gestes à venir.

La veille, elle avait commencé à ressentir dans ses doigts cette tension, une raideur dans ses mains, familière et redoutée. C’était après qu’elle eut téléphoné à Jonas. Elle avait raccroché et, lâchant trop brusquement le combiné, elle avait su que la crise ne tarderait plus. Dans la nuit, les choses avaient empiré, et peut-être étaient-elles responsables de la confusion de ses rêves. Louise prit ses gélules de Griffe du Diable dans le tiroir de la table de nuit, sachant pourtant qu’il lui faudrait passer aux anti-inflammatoires. Déjà, il lui semblait qu’un fil de métal perçait la peau de ses doigts et forait consciencieusement chacune de ses articulations. Ses mouvements étaient gauches.

La venue des enfants l’excitait aussi ; elle se sentait désormais bien éveillée et ne voulait pas se laisser abattre par l’élancement dans ses mains. Un événement inhabituel peut donner aux heures banales qui le précèdent une saveur particulière ou, par contraste, nous les faire paraître plus insipides encore. Sans être déjà là, les enfants définissaient à la journée des contours qui permettaient à Louise de prendre la mesure de son quotidien. L’ennui teintait ses jours. L’habitude le rendait désormais indécelable. Elle ne s’en plaignait pas et n’aspirait d’ailleurs à rien d’autre. Il jalonnait son existence. Sa vie, lorsqu’elle y songeait, offrait un paysage sans aspérités, sans aucun de ces moments dont on aime se souvenir comme d’un fait exceptionnel, sans point culminant d’où elle l’aurait contemplée sous un angle nouveau. Les images se jetaient et se jetaient encore au seuil de sa conscience, sans jamais une vague plus haute que l’autre. Cette existence pouvait être l’éternité comme une seconde. Elle pensait aux embruns qui auréolaient Armand à son retour du port. Sans doute était-ce dû à l’idée qu’au-delà de la fenêtre, en contrebas, le port s’éveillait — si tant est qu’il s’endorme — en même temps qu’elle. Louise devinait les filets étendus puis hissés à bord des chalutiers, l’affairement des marins, l’échauffement de leurs voix, l’odeur de leurs peaux, puis celle, ferreuse sur leurs mains, des entrailles des poissons. Jamais elle n’avait compris l’excitation de la mer, indéfiniment renouvelée. Les hommes y vont comme ils vont aux femmes, se lassent des femmes, mais jamais du large. Elle pensait à Armand sans y penser vraiment ; les disparus nous habitent sans cesse. Ils ne sont pas une image mais une empreinte indélébile, un voile entre soi et le monde, qui le colore à sa façon d’une âpre mélancolie. Désormais, rien ne lui parvenait, aucune image, aucun son, aucun sentiment, sans être pétri du souvenir d’Armand.

Louise se leva et enfila une robe de chambre, les pantoufles qu’elle disposait au pied du lit, puis elle tendit draps et couvertures, lissa tant bien que mal l’édredon. Elle ne prêtait plus attention à la pièce autour d’elle, aux murs grisonnants et étriqués, aux mailles grossières de la moquette beige ; c’était une chambre désuète où les lés de tapisserie brunissaient, où chaque pan de jour la voyait figurer dans un décor de Polaroïd. Ses doigts prenaient des allures de serres. Louise se souvint d’Armand tirant un à un les enfants de leur lit. Il lui reprochait vertement son laxisme :

— J’aimerais que mes deux gars grandissent pas dans les jupes de leur mère.

Il était entré dans la chambre, muré dans son silence de marin — Louise désignait ainsi l’hermétisme dans lequel il s’était si souvent plongé sans qu’il fût alors possible de l’atteindre —, puis il avait marché vers le lit, saisissant rageusement les draps, et il avait cherché au hasard à attraper les bras ou les jambes des enfants. Ils avaient d’abord ri, et elle avec eux, pensant qu’il se prêtait à l’un de ses jeux, mais Louise s’était arrêtée car elle connaissait ce que les enfants ignoraient encore : la fixité du visage d’Armand. Il advint souvent, au cours de leur existence commune, que son mari s’absentât de lui-même. Son caractère changeait. Océanique, pensait-elle. Il s’ombrageait et laissait croire qu’une marée l’éloignait de son enveloppe de chair. Ne restaient face à eux qu’une écorce, le vide et l’obstination de son regard. Ils devaient attendre le ressac, l’instant où surgirait à nouveau ce mari et ce père familiers.

La scène que Louise recréait, ordonnant les draps sur le lit, était l’un de ces moments où Armand avait laissé place à l’homme-écorce. Les enfants avaient compris qu’Armand cherchait en réalité à les happer sitôt qu’elle avait cessé de rire et prononcé d’un ton inhabituel le prénom de leur père dans l’espoir vain de l’apaiser. Ses mains larges, rugueuses, avaient saisi Albin et Jonas pour les extraire du lit. Louise connaissait la râpe de ces mains sur sa peau. Elle les savait, tour à tour, lascives ou autoritaires, et la violence des gestes assenés en silence sur la blancheur lisse de leurs membres l’avait désemparée. Armand avait déposé les enfants dans le couloir et ils avaient regagné leurs chambres, la haine de leur père gonflant leurs torses étroits, leurs bras marbrés par la trace de ses mains.

— Une bande de teignes, avait dit Armand, des raclées se perdent...

 

Comme Louise finissait de border le lit, l’inquiétude la saisit à la gorge. Armand s’était imposé entre les enfants et elle. Bien qu’il fût aujourd’hui disparu, il était entre eux l’obstacle incontournable. Il lui était pourtant impensable de circonscrire son époux à ce rôle auquel Jonas, par exemple, condamnait le souvenir de son père. Armand était un être singulier, Louise n’avait pas la prétention de l’avoir connu. Ils avaient vécu l’un près de l’autre, ne partageant en réalité que de courts instants, des éclats fugaces qui les réunissaient. Dès lors, comment pouvait-elle prétendre savoir qui était Armand ? Louise voulait croire que l’image la plus approchante de l’homme qu’il fut était au confluent de leurs souvenirs à tous, des siens et de ceux des enfants, mais peut-être Armand leur échappait-il encore.

 

Le lit fait, elle resta à son pied et détailla la chambre, ses doigts repliés vers les paumes de ses mains. Les objets étaient ici figés, il lui semblait que déplacer tel bibelot sur telle étagère demanderait un effort dont elle était incapable, indépendamment de l’arthrose qui la rongeait. Elle n’avait plus la force de lutter contre la maison, de la plier à sa volonté. Quitter la chambre ce matin-là, c’était plonger dans la vie, ne plus réfuter la proximité du dîner et affronter les préparatifs avec la volonté d’une mère prête à en découdre pour recevoir les siens. Louise se figurait avec exactitude le soir à venir, avant que les enfants surviennent. La lampe du porche la nimberait de fauve. Elle cacherait ses mains, croiserait ses bras dans le dos pour qu’ils ne voient pas les rougeurs de ses doigts. Elle se tiendrait solide dans l’auréole de lumière jetée au sol, sur l’ordre des dalles. Ils viendraient un à un, ou peut-être ensemble. Désordonnés, comme chacune de leurs existences, ou rassemblés par le hasard de leur ponctualité. Elle souhaitait que leur arrivée soit ainsi, fidèle aux instants qui les avaient rarement unis. Ils marcheraient vers elle, ses enfants, sa chair, ses vies encore à vivre. Son regard les embrasserait de bienveillance. Le gravier de la rue crissant sous leurs pas, bercés par leurs illusions, ils sentiraient son amour densifier la nuit et ceindre leurs cœurs. Elle penserait : Ai-je échoué à protéger les décombres de leurs vies ? Suis-je, comme toutes les mères, une perdante ? Elle sourirait pourtant, consciente de l’auréole d’or qui draperait ses épaules pour qu’une fois encore, ils la croient indéfectible.

 

Jonas

 

La veille, il avait eu sa mère au téléphone et n’avait pas cherché à ce qu’Hicham et lui se dérobent au dîner. Jonas se pliait à cette obligation par crainte de la décevoir, mais il appréhendait toujours l’instant où la famille s’installait autour de la table, en l’absence de son père. Ils mettaient en scène une convivialité, chacun s’évertuant à donner de soi la meilleure, la plus inexacte des images. Ils veillaient à ne pas parler de lui, et Jonas ignorait s’ils gardaient le silence par respect pour le chagrin de Louise ou par crainte de ce qu’ils pourraient révéler d’Armand.

Hicham était dans la salle de bains. L’eau bruissait contre l’émail du bac de douche. Jonas ne parvenait pas à se rendormir et il suivait une ligne imaginaire le long du torse, puis du ventre d’Hicham, là où l’eau devait s’écouler et brûler la peau. Lorsqu’il pensait à lui, se superposaient toujours l’image et le souvenir de Fabrice. Ce matin-là ne dérogeait pas à la règle. La journée se déroulerait ainsi : Hicham se rendrait à son cabinet puis ferait sa tournée de consultations matinales. Jonas irait à l’étang pour les prélèvements. Chacun savait que, le soir, ils dîneraient chez sa mère. Son frère, Albin ; Fanny, l’aînée, leurs compagnons respectifs et les enfants seraient présents.

Hicham, comme d’ordinaire, n’avait manifesté aucune lassitude lorsque Jonas lui avait parlé du dîner. Cette placidité un peu veule l’avait ému dès les premiers instants de leur rencontre, lorsque Hicham était entré dans cette chambre d’hôpital. Étranger à leur passé, il ne portait pas de jugement, n’avait de ressentiment à l’égard de personne, se glissait entre eux avec une aisance et une joie non feintes, une innocence. Pourquoi, alors, Jonas avait-il l’impression qu’ils formaient une antithèse à la famille ? Parmi les siens plus qu’auprès de quiconque, il éprouvait la distance qui peut séparer les êtres et il lui était insupportable qu’Hicham ne partageât pas ce sentiment. Était-ce l’effet de leur différence, ou l’ombre de son père, toujours dressée au-dessus d’eux, en eux ? Ils savaient tous combien Armand les déchirait, mais aussi combien chacun d’entre eux cherchait, à sa manière, à brandir l’étendard de sa paternité ou à s’en défaire, sans jamais y parvenir.

 

De son vivant, comme ils rentraient d’un repas, Jonas avait reproché à Hicham ses efforts pour obtenir l’affection de son père. Il ne voulait lui parler de rien, ne rien avoir à expliquer qui eût paru, sitôt formulé, pathétique ou pitoyable, mais ce qu’il prenait pour de l’obséquiosité — et n’était en réalité qu’une forme de bienveillance — le révulsait.

— Tu n’es pas son fils, avait dit Jonas. Crois-moi, il n’en a qu’un, il est incapable de donner ce que tu attends de lui. Ce type est incapable de donner quoi que ce soit. À personne. Il ne faut rien espérer d’Armand ; mon père a de tout temps été l’exact opposé de l’homme qu’il semble être aujourd’hui.

Ce fils dont il parlait, c’était Albin. Hicham avait acquiescé, pourtant conscient que Jonas cherchait à le blesser :

— Ne me demande pas de le juger pour ce que j’ignore de lui.

Hicham avait cette droiture que Jonas n’aurait jamais. Les événements glissaient sur lui, les choses revêtaient une évidence et il arrivait pour cela à Jonas de le détester.

— Et puis, avait-il ajouté, tu vois combien il aime être avec ses petits-enfants, non ?

Jonas s’était détourné vers la vitre, fixant son regard sur les bornes lumineuses du bord de route, qui défilaient à travers son reflet. Il lui était justement insupportable d’être dans la même pièce qu’Armand et les enfants d’Albin ou de Fanny. Rien ne lui paraissait plus faux que les attentions, les câlineries, les mots doux qu’il leur adressait alors. Voir les petits se précipiter dans les bras de leur grand-père lui soulevait le ventre. Armand ne pouvait être pour eux ce qu’il n’avait jamais su incarner pour ses propres enfants, et Jonas avait ce sentiment de le voir tenir un rôle grotesque dont il aurait été le piètre interprète.

 

La première fois qu’il avait couché avec Hicham, Jonas était à Toulouse, sur les bords de la Garonne, quelques mois après la mort de Fabrice. C’était un été resplendissant, tout à fait incompatible avec l’idée d’une mort, et c’était pourtant sous un soleil ruisselant qu’ils l’avaient porté en terre, à l’ombre des cyprès et des larges chênes, dans l’odeur des feuillages chauds et de la terre grasse. Hicham l’avait pris sur la banquette arrière de sa voiture. La tête de Jonas cognait contre la poignée de la portière au rythme de ses coups de reins ; il découvrait ce sexe gros et circoncis, fidèle à la représentation qu’il s’en était faite lorsqu’il avait cherché à le deviner sous sa blouse d’interne, et donc conforme au désir qu’il avait éprouvé et aussitôt refréné. Jonas ouvrait les yeux, plongeait à travers la vitre dans un ciel incendiaire et voyait se dessiner le visage diaphane de Fabrice dans ces nuances éclatantes ; ce visage qu’il avait couvert de ses mains et de ses lèvres quand, entre ses doigts, il commençait déjà à s’affaisser et à disparaître. C’était un instant d’une douceur exquise où chaque mouvement d’Hicham purgeait sa peine, épanchait le kyste de sa souffrance, fichée quelque part dans son ventre. Jonas pensa à cet instant au matin du jour où se tiendrait le dîner, et il hésita à se masturber avant qu’Hicham ne quittât la salle de bains. Sa chair lui était désormais si familière qu’elle semblait parfois faire partie de lui et se livrer, lorsqu’ils faisaient l’amour, à une forme d’onanisme. Leurs plaisirs n’étaient plus dissociables. Jonas renonça et décida d’ignorer les élancements de son sexe.

 

Lorsque, enfants, ils quittaient Sète et longeaient les voies de chemin de fer, ils parvenaient aux étendues marécageuses du bord d’étang. Leurs journées d’errance, ils les passaient dans ces paysages où la terre et la mer se livrent bataille et se disputent les frontières. La boue et le limon s’y mêlent au sable, l’eau surgit au hasard, les roseaux s’y érigent. Ils y faisaient l’apprentissage de leur liberté et étaient, dans ces contrées, comme autant de petits animaux menés par leur instinct de jouissance et de distraction. Jonas avait connu ces sensations, cet éveil sensuel au monde ; il y pensait le matin du dîner. Les flamants roses se regroupaient dans les étangs et il avait découvert une jetée de sable où poussaient des roseaux. Il parvenait à se glisser discrètement à genoux au milieu de l’étendue d’eau et d’une colonie de ces oiseaux flamboyants. Jonas éprouvait la nécessité de se masturber sur cet îlot, un appel impérieux auquel il songeait des heures à l’avance, parfois de longs jours lorsque, la semaine, il avait école et qu’il fallait attendre la délivrance du samedi. Puis il partait avec, pour seul guide, son irrésistible attraction. Jonas s’éloignait de la ville, le feu aux joues, le désir attisé par l’image qu’il gardait de l’île et des roseaux sur lesquels il avait coutume de s’étendre et qui ployaient sous lui. Souvent, l’inquiétude d’être surpris, ou le poids de ce qui lui évoquait vaguement un péché — du moins l’idée d’un acte répréhensible —, compressaient sa vessie et le forçaient à s’arrêter pour pisser dans un fossé ou sur la souche brune d’un arbre. Enfin, lorsque se dévoilaient le marécage et les flamants, il ralentissait le pas et retenait son souffle. Il arrivait qu’ils n’y fussent pas ; une terrible déception le contraignait alors à rebrousser chemin. Mais, en général, les oiseaux étaient fidèles au rendez-vous — Jonas avait le sentiment d’avoir tant attendu l’instant de son plaisir qu’il lui semblait que, par quelque mystère, les flamants l’avaient eux aussi espéré — et il les y trouvait par dizaines, jetant leurs reflets sur l’eau sombre, lançant leurs pattes et leurs cous singuliers à l’assaut des poissons. À l’approche de la digue, il se courbait puis se mettait à terre, veillant à relever ses jambes de pantalon pour que sa mère ne suspectât rien — de quoi se serait-elle cependant doutée ? Il préférait la chair à vif de ses genoux, griffés par les graviers et les sables, aux marques de boue sur ses vêtements qui, elles, lui auraient à coup sûr attiré les foudres d’Armand. Jonas avançait avec minutie, obstination, sans jamais quitter du regard les flamants et l’extrémité de l’îlot. Il y parvenait la plupart du temps sans que le groupe s’envolât. Ces escapades étaient assez régulières pour qu’un nid se fût formé à l’endroit où il avait coutume de s’allonger. Lorsque l’école, ou toute autre occupation, l’empêchait de s’y rendre, il lui fallait parfois plier de nouvelles pousses, avec une patience infinie, pour que les roseaux ne rompissent pas et ne fissent pas s’envoler les oiseaux. L’hiver, bien sûr, il oubliait presque naturellement ce qui devint l’un de ses rituels d’enfance et, au printemps, il lui fallait reformer cette couche de fortune sur laquelle la végétation avait repris ses droits. Jonas s’allongeait sur les herbes pâles et les roseaux humides. L’odeur de l’eau et des plantes l’enveloppait, la vase et les limons plissaient autour de lui comme un épais tissu de jute, les algues noires bordaient et auréolaient sa tête. Au travers des tiges, il pouvait, tournant le visage, distinguer la lente chorégraphie des flamants. S’il s’étendait sur le dos, le ciel lui offrait son bleu lavasse que balafraient le vol des mouettes et le sillage des avions. Jonas remontait son tricot de peau et se déculottait. Le plaisir qu’il éprouvait à la sensation du soleil sur son ventre, à l’empoignade de son sexe dans ce berceau de nature brute, à la fois indifférente et complice de son hédonisme, était indicible. Il n’était pas pubère et ne pouvait éjaculer, mais il restait ce qui lui semblait être des heures — et n’était en réalité que des instants bien plus brefs — à se branler au milieu de la digue et des flamants roses.

 

Jonas entreprit d’y mener l’un de ses camarades auquel il crut pouvoir confier ce secret. D’un an son aîné, Olivier était plus grand et maigre que lui, et Jonas aimait la blancheur de céruse de sa peau, le contour de sa lèvre supérieure comme grisée par l’ombre portée du nez. Lorsque, durant l’été, ils se dévêtaient sur la plage, il n’avait d’yeux que pour ce garçon et son corps fascinant. C’était encore un enfant, mais déjà en chemin vers un changement dont Jonas ne pouvait raisonnablement croire qu’il le concernerait bientôt à son tour. Il le voyait comme l’un des leurs, un semblable, enfant et de sexe mâle, mais aussi comme la sublimation de ce qu’ils étaient. Sa voix commençait de muer, un duvet obscurcissait ses aisselles : son enfance devenait incertaine. Il y avait en Olivier une tragédie en latence, à laquelle assistaient tous les enfants de la bande, et qui menait indéfectiblement Jonas vers lui. Le bouleversement de ce corps imposait l’idée d’une mort probable ; le temps apposait sa marque et le rendait par là d’autant plus désirable. Il était alors aussi précieux et occulte que le sont, pour les enfants, les choses vouées à disparaître. Quand Jonas et Olivier parvinrent au bout de la digue, sur l’îlot, Jonas se dévêtit pour se livrer à ses caresses avec la certitude qu’Olivier ferait de même. Le garçon l’observa d’abord avec intérêt, avant d’afficher une moue méprisante, de se relever enfin, soulevant autour d’eux une nuée de flamants qui emplit le ciel de froissement d’ailes. Olivier lui tourna le dos et s’enfuit au pas de course, laissant Jonas prendre conscience d’une distorsion entre cette intimité, ce désir qu’il livrait en toute confiance et le dédain qu’ils inspiraient à son camarade. Jamais, auparavant, il ne s’était interrogé sur la normalité de son attrait pour Olivier. Il se touchait parfois en pensant à lui puis, par extension, à tout autre garçon né de son imagination. Il n’éprouvait de honte ni pour la portée sexuelle de son geste ni pour son objet, et il lui semblait naturel de livrer le désir de son corps à la connaissance d’Olivier. Jonas se rhabilla en vitesse.

Les jours suivants, un sentiment nouveau parut : l’inquiétude qu’Olivier ne révélât ce qui s’était passé entre eux, et sa crainte la plus farouche était que l’histoire parvînt aux oreilles d’Armand. Jonas commença à apprendre la dissimulation, à redouter une vérité encore opaque à ses propres yeux. Mais rien ne laissa penser que son camarade s’en souvînt ; il semblait trouver le même plaisir à jouer avec lui, ne fit aucune allusion à l’étang, si bien que Jonas finit plus ou moins par oublier à son tour l’anecdote. Des années plus tard, ils se rencontreraient pourtant dans une rue de Sète. Olivier vivrait alors à Paris et rendrait visite à ses parents. Pour ne pas trop déranger le quotidien de ce vieux couple aux habitudes paisibles, il louerait une chambre dans l’un des hôtels miteux du centre-ville. Olivier proposerait à Jonas de l’accompagner boire un verre et, voyant, avec surprise, à son regard fuyant, qu’il se souviendrait avec précision de ce jour sur l’étang, Jonas refuserait.

 

Mais Olivier avait alors continué d’habiter ses rêveries et Jonas n’était plus retourné sur la digue. Les enfants qu’ils avaient été reposaient quelque part là-bas, entre les limons et les pâleurs du ciel de la Méditerranée. Cependant, au-delà de cette première attirance pour un garçon, Jonas gardait l’image d’une symbiose, celle de son appartenance à la nature, l’illustration d’un bonheur rond et plein. Quinze ans plus tard, il devait travailler à la sauvegarde de l’étang de Thau. Si, enfant, il n’y avait fait l’expérience de sa volupté, l’aimerait-il aujourd’hui avec cette même passion ?

*

Hicham entra dans la chambre et s’assit au bord du lit. Il sentait le savon et l’après-rasage. Jonas discernait dans la pénombre une entaille à sa gorge sur laquelle le sang formait un petit astre rouge. Il tendit une main vers lui et passa les doigts dans la toison de son torse. Il posa la tête sur ses genoux.

— Es-tu certain de vouloir y aller ?

Jonas resta silencieux. Ce n’était au fond qu’un repas, un dîner de plus ; il ne voulait pas en exagérer l’importance. Il songea au profond attachement de son père à la mer. Chacun d’eux la portait en héritage. Cette mer qui les précédait et leur survivrait. Ils s’étaient construits avec elle, ils avaient aménagé leurs vies en fonction d’elle. Même en l’absence d’Armand, aucun n’était parvenu à s’émanciper de la mer ni de Sète, pas même Fanny, l’obstinée. Hicham était, dans cette relation, une pièce rapportée. Jonas ignorait s’il avait conscience de cette allégorie, d’une mer à la fois bien réelle et fantasmée ; jamais Hicham n’avait questionné son obsession de l’étang, pas plus que la haine vouée à son père. Tout semblait couler de source, ou du moins ne pas nécessiter de justification. Dans son opiniâtreté à faire partie de la famille, il avait toujours eu conscience de n’être pas de la ville, de rester un étranger. Jonas imaginait qu’il concevait la relation des Sétois avec la mer comme une particularité, une légitimité de marins. Non qu’Hicham y fût hermétique, mais ils ne pouvaient mettre de mots sur cette part de leurs existences. Les tentatives de Jonas pour renier ce qu’avait été son père n’y purent rien. Les efforts d’Armand pour se détourner de son fils furent vains eux aussi.

Hicham passait sa main dans les cheveux de Jonas, mais Jonas se détachait de lui et de la chambre.

 

À la demande de son père, ils avaient hébergé un marin russe qu’un navire marchand avait abandonné au port. Jonas ignorait si Albin se souvenait de lui ; leur père devait par la suite accueillir nombre de ces marins et leur présence jouer un rôle décisif pour eux tous, mais le Russe fut le premier dont il garda une image précise. Ce colosse dut courber l’échine pour passer leur porte et s’accroupir pour saluer les enfants, engloutissant leurs mains entre les siennes. Cet homme, qui devait être père et posséder, dans l’une de ces contrées que Jonas s’était figurée étincelante de neige, une femme et des enfants, l’avait ému. Jonas passa ainsi le début de la soirée sur ses genoux épais comme des troncs, certain de la reconnaissance du marin tandis qu’il se prêtait à remplacer un fils ou une fille dont le Russe peinait peut-être à se souvenir des traits. À l’heure de servir le dîner, Louise fit manger les enfants à la cuisine puis les coucha. Jonas entendait, depuis la chambre, les voix des adultes se glisser jusqu’à l’étage ; cette présence incongrue était pour lui une source inédite d’excitation. Le Russe parlait peu. Tout comme Armand, il ponctuait les bavardages de Louise de grognements d’attention, de phrases sibyllines. Albin et Fanny, moins sensibles à la carrure du marin que ne l’était Jonas, s’étaient vite endormis, mais lui n’était pas parvenu à trouver le sommeil et il avait décidé de se lever pour rejoindre à pas de loup la rambarde de l’escalier, du haut duquel il pouvait percevoir un dos monolithique. Sa mère parlait d’eux avec insouciance. Le Russe ricanait parfois. Le pastis et le vin l’enivraient.

— Et vous, Pavel, demanda Louise, vous avez des enfants ?

Ainsi, le Russe avait un prénom dont le mystère et les consonances slaves séduisirent aussitôt Jonas, si bien qu’il le chuchota à bout de lèvres : Pavel, Pavel, Pavel, comme s’il s’était agi d’une sorcellerie par laquelle il pouvait se l’attacher. Le marin était père de trois fillettes auxquelles il téléphonait lorsque les escales le lui permettaient, et il s’inquiétait de leur éducation. La tâche, pour une mère seule, était difficile dans les landes arides de la frontière sibérienne. Par quelque digression, il fut question de Jonas, et Armand déclara d’un ton péremptoire que l’enfant était, des trois, celui qui lui causait le plus de souci :

— Ce garçon n’arrivera à rien. On n’en fera rien, c’est un raté, voilà tout.

Pavel laissa entendre un murmure de compassion. Seule Louise chercha à prendre la défense de Jonas :

— Il est pas méchant, bien au contraire, c’est un enfant turbulent, vous savez ce que c’est...

Le Russe, tout comme Jonas du haut de ses huit ans, ignorait le sens de ce mot et se garda bien de répondre.

— C’est une pédale, voilà ce que j’en dis, moi, ajouta Armand.

Jonas entendit sa mère se lever brusquement et faire tinter dans son assiette les couverts qu’elle avait lâchés.

— Vous reprendrez bien quelque chose, Pavel ? Du café ?

 

Ce soir-là devait être une scène parmi tant d’autres que Jonas en viendrait à mélanger, à confondre parfois, ne parvenant plus à établir entre elles une chronologie. Son père s’était plu à parsemer leur enfance d’éclats de colère et d’humiliations. Fanny lui laissait entendre sans grande conviction, pour avoir connu Armand avant la naissance de Jonas, qu’il avait autrefois su être un homme aimant, un père attentionné, mais la rage éprouvée par Jonas à son encontre, et qu’il lui était aujourd’hui possible de retrouver intacte, l’avait ce soir-là fait chanceler jusqu’à sa chambre. Il était mortifié par ce terme de pédale, dont il n’était pas certain de comprendre la signification, mais qui désignait implacablement en lui une part inavouable et honteuse que, par un effet de confusion, il liait d’instinct à ses excursions à l’étang plus qu’à son attirance naissante pour les garçons. Il avait souhaité qu’Armand meure sur-le-champ pour n’avoir pas à affronter au lendemain le regard bouffi de culpabilité de sa mère quand elle se remémorerait ces paroles au moment de servir à Jonas son petit déjeuner, et se reprocherait d’avoir gardé le silence. Jonas avait tourné et retourné dans son lit, inventant des incantations pour attirer sur son père toutes les foudres, tous les malheurs. Il avait juré de ne jamais se conformer à ses attentes, ignorant qu’il portait déjà la marque indélébile de sa dissemblance. Quelque part en lui, une guerre venait d’être déclarée, contre son père et contre lui-même. Il avait maudit sa mère de n’avoir pas opposé à Armand l’amour qu’il se devait de porter à son enfant. Jonas avait enfin été trahi par Pavel, ce Russe dont il avait couvert de caresses et d’attention la carrure majestueuse. Pavel, qui aurait pu terrasser son père et n’en avait pourtant rien fait.

 

Dans la chambre, la tête de Jonas reposait sur les cuisses d’Hicham. Il était à des années-lumière de cet instant, il vacillait dans son souvenir avec incertitude, mais la flamme tenait bon malgré le temps. Elle avait guidé l’enfant qu’il avait été et, comme tant d’autres instants, elle jetait sa lumière sur sa vie. Jonas savait ce que diraient Hicham, sa mère, quiconque de sensé : son père l’avait aimé, à sa manière. Pouvait-il lui reprocher d’avoir été un homme imparfait ? Mais tous ignoraient que Jonas ne pouvait lui pardonner d’avoir été ce tyran pitoyable, vaincu, même si la haine avait laissé place, le temps aidant, à une pitié amère, à un vaste dédain. Armand avait, malgré lui, fait la force de son fils. Jonas lui devait l’homme solide et droit qu’il était et que, pour rien au monde désormais, il ne renierait. Quant à Pavel, Jonas ne l’avait jamais revu. Longtemps, il l’imagina sur le pont d’un chalutier, battu par les vents de la mer du Nord, son visage ruisselant d’embruns ; il voguait vers trois magnifiques fillettes blondes.

 

Fanny

 

Elle buvait un thé, adossée à la paillasse. Martin prenait son petit déjeuner, perdu dans la description d’une boîte de céréales dont il versait de temps à autre le contenu dans un bol de lait. De l’étage, elle entendait les pas de Mathieu. Son fils et elle ne parlaient pas au petit déjeuner, aussi observait-elle tour à tour, ce samedi matin, les lignes de son visage qu’une barbe de trois jours, aux poils encore disparates, rendait ingrat, puis les rosaces du carrelage sur le sol. Mathieu travaillait ce jour-là. Depuis la disparition de Léa, il disait trouver dans son métier de publicitaire de quoi occuper son esprit et ne plus penser à leur fille. Ne plus penser à leur fille, voilà précisément la brèche qui n’avait cessé de s’ouvrir entre eux. Fanny savait qu’il n’y parvenait pas, qu’il n’y parviendrait jamais — comment le pourrait-il quand tout autour d’eux semblait crier le souvenir de l’enfant ? —, mais que Mathieu s’y échinât encore depuis près de dix ans lui était insupportable. Peut-être son mari était-il parvenu, sans qu’elle en sût rien, à réinvestir la vie ? Elle n’avait pas cherché à lutter contre ses absences et il était maintenant trop tard. Fanny n’ignorait rien des liaisons successives que Mathieu avait entretenues durant ces dernières années, mais elle n’était jamais parvenue à en éprouver ni peine ni rancœur. Elle savait que Mathieu la fuyait et elle ne lui en tenait pas rigueur. La disparition de Léa avait suspendu son existence ; elle était sur le bas-côté et regardait passer le train sans avoir la force d’essayer de monter à bord.

Fanny observa Martin, le mouvement de ses mâchoires, et réalisa combien son fils, l’unique enfant qui lui restât, était lui aussi devenu un étranger. Il était un jeune homme de vingt-deux ans. Elle n’entendait rien à ses éclats, à ses centres d’intérêt. Son corps lui semblait occulte, son odeur n’était plus la sienne depuis longtemps. Elle la reniflait, lorsqu’elle enfournait ses draps sales dans le tambour de la machine à laver, et elle restait immobile, au cellier, le drap froissé dans ses poings, gagnée soudain par un profond affolement, ne reconnaissant rien de ce relent mâle. Elle aurait dû, selon toute morale, offrir à cet enfant l’amour, l’affection qu’elle n’avait pu et ne pourrait jamais donner à sa fille. Mais Fanny avait tôt compris qu’elle en était incapable. Léa avait harponné en elle toute aptitude à vivre pour les autres, à vivre pour elle. Elle avait souvent l’impression de hanter une vie, d’être hantée par sa fille et elle observait Mathieu et Martin avec la sensation infiniment troublante qu’ils s’étaient éloignés d’elle. Elle s’était épuisée à tendre une main dont ils ne distinguaient pas même l’esquisse. Ils occupaient une réalité commune, leurs chairs se côtoyaient et, pourtant, Fanny était ailleurs. Elle investissait un autre monde, des limbes nourris par l’absence de Léa.

 

Elle savait que Mathieu surgirait dans la cuisine, embrasserait son front ou sa joue, se verserait un café puis passerait une main dans les cheveux de leur fils, et elle anticipait aussi le mouvement de tête par lequel le garçon s’y soustrairait. Leur vie était ainsi réglée, régie de faits et de gestes à l’imperturbable monotonie. Fanny songea au dîner et elle décida de rendre visite à sa mère dans la journée, pour s’assurer qu’elle n’avait besoin de rien. Le matin, elle avait choisi de porter un ensemble parme, mais elle ne parvenait pas à mettre la main sur une écharpe en viscose de couleur anis. Comme Mathieu travaillait, que leur fils vaquerait lui aussi à ses occupations, elle pensait se rendre à Montpellier. Fanny attachait la plus grande importance à son apparence, comme à la tenue de sa maison. Elle aimait que rien ne paraisse en désordre ; il régnait dans son salon un ordre tel qu’il ne semblait pas accueillant, comme ces salons factices que l’on trouve dans les magasins d’ameublement. Rien ne devait transparaître de leurs douleurs respectives, tout éclat de sentiment lui paraissait grotesque, outrancier. Les gens, d’ailleurs, ne le comprendraient pas, ils s’obstinaient à croire que tout se résorbe et que les plaies se pansent.

 

Un matin, quelques mois après l’événement, Fanny s’était trouvée dans un salon de coiffure qu’elle fréquentait par habitude. La coiffeuse, assurée de la connaître par les babillages qu’elles échangeaient pour tuer le temps, et au fait de l’accident, s’était penchée vers son oreille, au-dessus du bac à shampooing, puis lui avait glissé, d’une voix suintante de compassion, pressant brusquement son épaule dans sa main :

— Croyez-moi, je sais ce que vous endurez, ma sœur a elle aussi perdu un enfant. C’est terrible, c’est vrai, mais vous êtes jeune encore, et la vie continue.

Que devait-elle répondre à la condescendance de cette femme ? Comment faire taire le réconfort des autres gens ? Fanny s’était conformée à ce qu’on attendait d’elle : elle avait enterré sa fille.

 

Lorsque Martin eut terminé son petit déjeuner, il se leva de table et sortit sans un mot. Fanny rinça son bol dans l’évier. Mathieu buvait son café et feuilletait le journal, bien qu’elle sût qu’il le parcourait simplement du regard pour ne pas avoir à lui adresser la parole. L’idée de voir ses frères, Jonas et Albin, la réjouissait, et Fanny s’y réfugia, mais elle ne pouvait s’empêcher de ressasser l’urgence de trouver une étole assortie à son ensemble, non par coquetterie, mais parce qu’il était nécessaire à ses yeux que Mathieu et elle ne suscitent pas d’apitoiement. Fanny ne parlait de la perte de sa fille à aucun de ses frères. La paternité que le monde refusait à Jonas et Hicham faisait écho à ce lien qui lui avait été enlevé et que l’on ne lui concédait plus depuis longtemps mais, d’un accord tacite, ils ne mentionnaient pas Léa et, lorsque leur mère l’évoquait, ils la laissaient à ses rêveries. Quant à Albin, sa rudesse rappelait à Fanny celle d’Armand ; il était de ces hommes dont on ne fait jamais que supposer les sentiments. Leurs routes se suivaient, et ne se croisaient pas.

— À quelle heure doit-on y être ? demanda Mathieu.

Fanny déposa le bol de Martin sur l’égouttoir.

— Vingt heures. Oui, vingt heures, je pense que c’est raisonnable, répondit-elle.

Elle s’essuya les mains et voulut ajouter quelque chose, mais Mathieu hocha la tête sans un mot de plus. Ils restèrent à se contempler, comme préoccupés par l’heure du dîner, cherchant en réalité de quelle façon amenuiser l’espace entre eux. Elle se savait pour lui une énigme, un être désuet, vaguement familier mais cependant inatteignable. Doutait-il, à cet instant, qu’elle soit réellement une seule et même personne ? Il était arrivé à Fanny de percevoir sa vie comme une mascarade, ou de se concevoir comme une usurpatrice. Était-elle légitime dans cette cuisine, dans son rôle d’épouse et de mère, ou serait-elle à jamais l’ombre de Léa ? Son mari ne la désirait plus, lui faisait l’amour par habitude, par coercition, dans l’espoir peut-être de tromper sa vigilance. Mathieu lui tendit sa tasse, et Fanny scruta l’auréole dont le café avait obscurci l’émail pour atteindre ses lèvres.

— Il faut que j’y aille, je vais être en retard, dit-il enfin en repliant son journal.

Elle pensa qu’il s’était parfumé avec insistance de cette eau de toilette dont il vaporisait invariablement le repli de son cou, ses poignets et ses tempes. Il s’apprêtait à quitter la pièce quand elle lui annonça qu’elle irait à Montpellier avant de continuer sa route vers Sète, et qu’elle avait choisi de porter son ensemble parme avec une étole anis. Fanny parsemait leur vie de vaines tentatives dont l’effet regrettable était d’éloigner plus encore Mathieu. Comment étaient ces femmes qu’il étreignait à sa place ? Étaient-elles si différentes ? pensa-t-elle avec, toujours, le même sentiment de vide niché dans son ventre. Mathieu haussa les épaules.

— Bien, Fanny, que veux-tu que je te dise ? Fais comme bon te semble, ce sera de toute manière parfait, comme d’habitude.

L’instant d’après, elle fut seule et se retint à un angle de la table.

*

Fanny gagna l’étage, ouvrit les fenêtres sur son passage, inspira l’air du dehors. La voiture de Mathieu quittait l’allée ; elle entraperçut son profil dans l’éblouissement de la vitre. Le soleil délogeait les enfants des maisons.