Cet homme usé qui s’éteint, le 31 juillet 1556 à Rome, étonnait depuis longtemps ses proches par la force étrange qui se manifestait dans sa faiblesse. Ignace de Loyola lui-même, malgré sa prodigieuse énergie, s’était longtemps prétendu incapable de tout, sauf par la grâce de Dieu. Son aventure terrestre s’achève dans la moiteur de l’été, à l’intérieur d’une petite chambre au plafond bas où ne parvient pas la rumeur de la ville, mais peut-être cette espèce de murmure par quoi, dit la Bible, se manifeste la présence du Seigneur.
Les années qui viennent de s’écouler ont vu Ignace saisi par cette présence mystérieuse qui lui a fait verser tant de larmes que ses paupières en sont continûment meurtries. L’insaisissable personne qui l’avait naguère instruit à Manrèse s’est à nouveau rendue sensible, alors que l’œuvre est accomplie, l’ordre fondé, les disciples envoyés aux quatre coins du monde. Cette personne s’est révélée, dit Ignace, « en dehors des forces naturelles », « plus en sentant et voyant qu’en comprenant », suscitant en lui un amour immense et qu’il n’avait pas connu jusqu’alors. Il n’a jamais pu décrire ni expliquer cette invasion de l’âme qu’il se contentait d’attendre et d’espérer, et qui le surprenait le plus souvent. Pourtant, il n’a pas adouci la rigueur de ces pratiques ascétiques qui lui faisaient examiner sa conscience dix fois par jour, avec le sentiment aigu de son état de pécheur qu’ont les saints, sentiment qui étonne. Avec cela, ont noté ses proches, d’une dévotion calme, sereine et reposée, et d’une très grande tendresse pour ceux qu’il côtoyait. La contemplation n’animait pas chez lui les seules facultés qu’on dit spirituelles, mais aussi la mémoire, l’imagination, la volonté, le disposant à l’action et au service dans le même moment où elle lui faisait mesurer à la fois la proximité de Dieu et son éloignement.
Ignace meurt loin du Pays basque qu’il a aimé, dont il se souvenait avec émotion lorsqu’il lui arrivait de manger le taloa. On l’appelait alors Eneko, ou Inigo en castillan, et ce prénom évoquait le feu.
Lui si attentif à discerner l’ordre divin derrière le chaos des apparences n’a jamais pensé qu’il était né par hasard dans ces collines, et qu’il eût mieux servi Dieu en les effaçant de sa mémoire. Hugues de Saint-Victor écrit : « C’est encore un voluptueux, celui pour qui la patrie est douce. C’est déjà un courageux, celui pour qui tout sol est une patrie. Mais il est parfait, celui pour qui le monde entier est un exil. » Ignace est resté le pèlerin du Montserrat, de Manrèse et de Jérusalem, non pas tant à cause de ces années d’errance et de mendicité qu’à cause de cette conviction que ce monde-ci n’est qu’une préfiguration de l’autre. Mais alors que le Moyen Âge avait espéré pouvoir reproduire ici-bas, dans les monastères, autour des cathédrales, l’ordre imaginé de la cité de Dieu, Ignace a fait sienne l’intuition de son temps : que le mouvement est aussi une qualité de Dieu, et que Dieu doit être cherché partout. Il a dispensé ses frères des règles monastiques. Il a voulu qu’ils travaillent à ce mouvement même. Mais l’effort a toujours une origine, un point de départ, un point d’application. L’attachement d’Ignace à sa patrie lui venait sans doute de la conscience qu’il s’était forgée, au moment de sa conversion, que Dieu vient chercher les siens là où ils sont nés et tels qu’ils sont.
Ce fut le 11 juin qu’Ignace commença de s’affaiblir. Il avait de la fièvre et ne pouvait plus diriger son ordre. Il délégua ses pouvoirs à deux pères, dont son secrétaire Polanco, et se retira dans une petite maison sur l’Aventin, qui venait d’être refaite et dont les murs n’avaient pas achevé de sécher. Il y reçut avec indifférence le médecin qu’on lui envoyait, et qui conseilla de le laisser sur place, tant cette solitude paraissait lui plaire. Mais il continua de s’affaiblir, et, le 24 juillet, il revint à la Strada, dans la maison de cette Compagnie qui était désormais une puissance dans l’Église. Ils vivaient là, peu nombreux, dans un dédale de couloirs et de cabinets étroits. La chambre d’Ignace ressemblait à la cellule d’un béguinage flamand. Le parquet était fait de planches assez épaisses, les boiseries des murs étaient simples et d’un fauve tirant vers le noir près du plafond dont la blancheur chaulée éclairait la pièce ; la chambre ne comportait qu’une fenêtre haute avec de petits carreaux sertis de plomb. Il régnait dans cette maison un silence conventuel. S’il s’était dégagé des contraintes de la vie monastique, de la clôture et de l’office au chœur, Ignace n’en était pas moins resté sensible à la forme de vie des moines. Il avait pensé un moment se faire chartreux. Il aimait le silence. Il en avait même fait, en 1549, une règle propre à la maison de Rome, qui en tirait une atmosphère particulière, à laquelle les visiteurs étrangers étaient d’autant plus sensibles que ces quelques pièces étaient le centre nerveux de l’ordre, l’endroit d’où Ignace et ses compagnons les plus proches traitaient avec le Saint-Siège, les rois, les princes, leurs frères répandus à travers le monde connu, et tous ceux qui venaient leur demander secours.
Ignace garde la chambre et doit souvent renoncer à dire la messe. Ses proches ne s’en inquiètent pas. Voici longtemps qu’il est malade et affaibli. Une première fois, en 1550, il a voulu se démettre de sa charge de supérieur général. L’année 1554 lui a été particulièrement pénible. C’est un homme de soixante-cinq ans auquel les forces manquent depuis longtemps pour accomplir cet étonnant labeur que seule une puissance inconnue semble rendre possible. L’autopsie, conduite par Colombo, disciple de Vésale, révélera des calculs indénombrables, dans les reins, les poumons et la veine porte. Les souffrances d’Ignace ont dû être très grandes, et affecter la majeure partie de son existence. À la fin de juillet, les médecins, habitués à le trouver faible, n’attachent pas d’importance particulière à l’aggravation de son état. Ignace a connu de nombreuses rechutes et les a toujours surmontées. D’autres dans la maison, et d’abord Laynez, l’un de ses premiers disciples et qui sera son successeur, sont gravement malades.
Mais Ignace, lui, a vu le terme de sa vie. Il n’est pas l’homme des illusions ni des doutes. Le 29 juillet, il demande à Polanco de convoquer les médecins, puis d’aller au Vatican solliciter la bénédiction du pape, pour Laynez comme pour lui-même. Le reître ambitieux, le hobereau basque, l’estropié de Pampelune est devenu l’un des personnages les plus importants de la chrétienté, et est déjà révéré comme un saint.
Bien qu’Ignace lui ait dit qu’il se sentait près de rendre le dernier souffle, Polanco ne semble pas penser sa fin imminente. Peut-être ne veut-il simplement pas y croire. On mesure mal l’abandon de ces hommes à ce qu’ils nomment la volonté de Dieu, et les conséquences de cet abandon sur leurs sentiments. Le lendemain, jeudi, était le jour du courrier pour l’Espagne, acheminé par Gênes, et Polanco avait encore quelques lettres à écrire. Il veut savoir s’il peut remettre au surlendemain sa visite au pape. Ignace lui répond : « Je serais en paix si vous le faisiez aujourd’hui plutôt que demain, ou du moins le plus vite possible ; mais faites comme il vous semblera bon. Je m’en remets à vous entièrement. » Polanco prend alors l’avis du docteur Pétroni, qui ne voit pas qu’Ignace soit en danger, et décide de remettre au jour suivant.
À l’aube, Ignace se meurt. On envoie chercher son confesseur, Pedro Riera — qui demeure introuvable. Polanco, troublé au point qu’on imagine, se rend au Vatican à la pointe du jour. Malgré l’heure matinale, il est immédiatement reçu par le pape qui lui accorde la bénédiction demandée par le fondateur.
À ce moment même, Ignace de Loyola se tourne vers le mur et s’éteint, seul. Il n’a pas reçu les derniers sacrements. Il n’avait pas communié depuis deux jours. Il n’avait pas davantage, sentant sa fin prochaine, béni ses frères ou désigné son successeur. Il n’avait accompli aucun des gestes dont les fondateurs d’ordres s’acquittent au moment ultime, ou que les récits leur prêtent. Réfléchissant plus tard sur les circonstances inhabituelles de cette mort, Polanco y verra un dernier enseignement : « En humble serviteur de Dieu, il ne s’attribuait rien à lui-même, ni ne voulait qu’on ne lui attribue rien — mais tout au Christ seul, selon le nom de la Compagnie, au Christ de qui tout avait été reçu. »
La mort d’Ignace de Loyola étonne par cette liberté qu’il avait voulu chercher dans la conformité à l’amoureux dessein du Créateur. Il la voyait comme une réponse. Nous n’en connaissons pas le dernier mot, quand il s’est tourné pour mourir, dans cette chambre étroite, privé des sacrements de l’Église. Il y a quelque chose de singulier et d’émouvant dans la naissance au ciel d’Ignace de Loyola. « Il quitta ce monde d’une manière tout ordinaire, écrit encore Polanco ; et sans doute dut-il obtenir de Dieu, dont la seule gloire était l’objet de ses désirs, cette grâce de ne pas avoir d’autres signes particuliers marquant sa mort. »
Ignace fut inhumé dans l’église du Gesù, à Rome, et l’on édifia sur sa tombe un autel de style baroque au-dessus duquel une statue du saint, en argent massif, devait soutenir l’admiration des fidèles. C’était l’esprit de l’époque. Et les fidèles y vinrent très vite, en foule, implorer l’intercession de cet homme que nombre de ses contemporains avaient pourtant trouvé mystérieux. Le procès de canonisation fut engagé dès 1595, et Ignace fut béatifié en 1609, avant d’être déclaré saint en 1622, en même temps que François Xavier, l’apôtre des Indes, qui avait été son compagnon d’études à Paris ; Philippe Néri, prêtre joyeux, pur et fantaisiste, qui avait envisagé un temps de rejoindre la Compagnie, et Thérèse d’Avila, réformatrice du Carmel et familière des voies de Dieu.
Il est des saints inconnus, qui sont sans doute les plus nombreux. Les saints reconnus sont ceux que l’Église propose comme exemple aux fidèles. Il est difficile pourtant d’envisager de suivre l’exemple d’Ignace de Loyola. Ni son caractère ni les grâces dont il a bénéficié ne semblent pouvoir être donnés à quiconque en partage. Quant à le vénérer, ce serait oublier qu’ainsi qu’il le croyait, seul Dieu est glorifié dans les saints.