La veille de la bataille, Inigo voulut se confesser. Mais il n’y avait pas de prêtre parmi les soldats. Il aborda au hasard un de ses compagnons d’armes, qui se réchauffait près d’un brasier de poutres et de chaises, débris d’une maison pillée, et lui demanda de lui rendre ce service. L’homme était un Navarrais au visage fermé, aux gestes lourds, qui accepta d’un hochement de tête, puis se signa.
C’était au soir du 19 mai 1521. Les Français de Lesparre, comte de Foix, assiégeaient la citadelle de Pampelune. Quand on montait sur les murailles, on voyait en contrebas leurs tentes et leurs feux. Les civils se terraient dans la ville conquise, et le paysage appartenait aux armées. En haut les Espagnols, à peine un millier de soldats royaux, la meilleure infanterie du monde, mécontents de n’avoir pas touché leur solde, et quelques volontaires basques emmenés par Inigo de Loyola. En bas les Français, qui étaient des Gascons, braves mais brigands, des cavaliers balkaniques, des mercenaires allemands et suisses, vaillants mais prompts à déserter lorsque l’argent manquait, parce qu’ils ne se payaient pas seulement de paroles. De l’autre côté de la rivière, les derniers feux du jour éclairaient les canons.
Tous ces soldats étaient seuls entre eux, les maîtres du monde étant absents : François Ier, roi de France et candidat à l’Empire, allié des comuneros révoltés de Castille, saisissant toute occasion pour descendre vers le sud ; Charles Quint, qui entendait remettre au pas la dissidence bourgeoise et donner à l’Empire la première place en Europe. Le Français était un écervelé de la chasse et des jeux, sorte de don Quichotte qui n’aurait lu de Machiavel qu’une page sur deux ; le Flamand, un bourgeois mélancolique, enclin à se tourner vers la vertu entre deux accès de goinfrerie, lançant les armées les unes contre les autres pour se distraire, se regardant vivre et se regardant vaincre. On peut rêver à une autre histoire, où Charles Quint et François Ier ne subsisteraient que pour expliquer, au terme de l’enchaînement des causes et des effets, la vocation d’Ignace de Loyola et l’influence qu’elle a eue, non seulement dans le monde visible, mais aussi dans l’invisible.
L’affaire de Pampelune a souvent été sous-estimée. Ce n’était pourtant pas un combat sans importance. La Navarre était, avec la Lombardie et le nord-est de la France, le champ clos des volontés souveraines de ce temps. Le rôle qu’Inigo y a joué, même fugitivement, en a fait un instant l’égal des plus grands soldats. Ce n’était pas le capitaine Alatriste. Il faut s’en souvenir pour comprendre ce à quoi il a renoncé. Plus tard, il fondera la Compagnie de Jésus avec d’anciens adversaires : un Français, Favre, et un Navarrais, François de Xavier, dont le frère avait combattu contre les Espagnols.
L’Espagne a été reprise aux musulmans. Les caravelles ont découvert le Nouveau Monde, Thomas More a publié l’Utopie, Grünewald achevé le retable d’Issenheim. Les troupes du roi de France sont descendues par Saint-Jean-Pied-de-Port, qui commande l’accès à l’Espagne par le col de Roncevaux, avant de marcher sur Pampelune. Le 19 mai, les Français sont entrés dans la ville par le pont à deux arches qui passe sur l’Arga. Au même moment, Luther comparaissait devant la diète de Worms.
À Pampelune on attendait la bataille. Dans la ville, entre la rivière et les hauts murs de la forteresse, régnait le curieux silence qui précède la guerre, quand le temps est suspendu et que seuls s’entendent ici ou là les bruits révélateurs de l’inquiétude, un volet qui claque, un enfant qu’on appelle, une course éperdue dans les ruelles ; puis il retombe. Parfois, une chanson se fait entendre, au-dessus des toits, comme un défi au sort.
L’armée française s’était établie de l’autre côté de l’Arga, sur les pentes, d’où montait une rumeur sourde et tranquille, et qui le soir se piquaient de mille feux. Dès son arrivée, un parti conduit par deux officiers était entré sans coup férir dans la ville et en avait pris possession. Puis les Français étaient repartis, plaçant des gardes sur les ponts et laissant à la milice urbaine le soin d’enfermer les habitants chez eux. Et personne ne s’arrêtait plus aux plaisirs du printemps, premiers oiseaux, vert tendre des feuillages, chaleur inattendue du plein midi, qui désormais paraissaient incongrus, presque cruels.
Au-dessus de la ville, mal protégée par un vieux rempart de pierres sèches, s’étendait la citadelle : une place centrale, la capitainerie, deux magasins, deux corps de garde et des emplacements d’artillerie. L’occupaient une centaine de Basques amenés par Inigo et son frère, et un peu plus d’un millier de fantassins espagnols. Ceux-là étaient les meilleurs soldats du monde, mais ils étaient mécontents de n’avoir pas touché leur solde et surpris par la facilité avec laquelle les Français avaient pénétré chez eux. Ils se battraient par habitude, parce que c’était leur fonction, et pas davantage. Le bon sens commandait de rendre la place et ils le savaient bien.
Inigo avait trente ans. Il avait été page de cour, puis il était devenu soldat. Il avait eu des duels, mais n’avait jamais vraiment combattu. Une époque nouvelle commençait pour lui. Le temps des madrigaux s’achevait.
C’était un petit homme au poil noir et dru, au profil coupant, au regard droit et fort que n’habitait aucun songe ; un homme sachant commander et convaincre, également doué pour la persuasion et la brutalité, décidé à s’ouvrir dans le monde un chemin de gloire sans trop regarder aux moyens.
En cette veille de bataille, Inigo prit à part ce compagnon d’armes dont l’histoire n’a pas retenu le nom, et entreprit de lui faire de sa vie une confession complète.
Il commença par la fin et s’accusa d’abord d’orgueil. La veille, les Français avaient franchi le pont de pierre et pris la ville. La citadelle seule résistait encore, et personne n’aurait jugé déshonorant qu’elle se rendît. La bataille était perdue d’avance. Les Français avaient cinq fois plus d’hommes et dix fois plus de canons. Pourtant, Inigo avait plaidé pour tenir jusqu’au bout, malgré l’avis de Beaumont, et celui de Herrera qui commandait la place ; tous deux étaient de vrais officiers, passés par le tamis de plusieurs guerres. Il les avait convaincus. Il avait même retourné les bourgeois, ces lapins ventrus qui ne pensent qu’à l’argent et aux douceurs du foyer. Il avait eu tort. Il eût été préférable de lâcher la ville et d’attendre les Français plus loin, et en force. Il avait manqué à toutes les règles, et d’abord à celles de la guerre.
Puis il y avait la colère. Elle le prenait souvent comme un vent qui élève et fait tourner une feuille morte. S’il pouvait la cacher, elle lui rongeait par moments les entrailles. La veille, les faces plates des officiers de profession et les faces veules des édiles de Pampelune l’avaient révolté. Fermant à demi les yeux, il avait vu, non pas des hommes, mais une masse de chairs détrempées par la fatigue et la peur. Ces gens avaient des pieds pour rester immobiles, des yeux pour ne pas voir, des bras pour les laisser pendre le long du corps, une tête qui ne pensait qu’à épargner. Épargner l’effort, l’argent, le peu de courage qui gît au fond de tout homme ; s’épargner soi-même.
La colère, du plus loin qu’il s’en souvînt, l’avait toujours accompagné. Lorsque, enfant, ses camarades voulaient lui imposer des jeux qu’il n’aimait pas, lorsque Madeleine obéissait trop vite à son frère, lorsque à Arevalo un regard ou une parole le blessaient. Il avait pris l’habitude de lui céder, s’emportant avec une rage glacée qui surprenait, tirant l’épée, versant le sang. Cette habitude le rendait mécontent de lui-même autant qu’il était mécontent des autres. Elle avait créé dans son âme un grand désordre. La colère se tournait aussi contre lui-même, et il n’y pouvait rien.