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C’est un hiver aux allures de printemps, le ciel est magnifique, j’ai marché sans but dans la nature plusieurs heures et j’ai atteint un petit promontoire qui surplombe la vallée. Des promeneurs sont là, ils discutent, piqueniquent, rient, c’est toute une famille, j’ai l’impression de les connaître, je regarde mieux, je m’approche. Oui, je reconnais la mère de la femme que j’aime, et derrière il y a son père, et sa sœur avec ses deux enfants qui sont un peu en retrait, ils me sourient tous, je leur dis bonjour. Nous parlons, ils m’invitent à partager leur pique-nique. Je brûle de leur demander si elle est là avec eux, mais je n’ose pas. Un instant passe, puis je vois une ombre sortir de derrière un rocher, et c’est elle, je crois qu’elle m’a aperçu, elle fait quelques mouvements de danse, elle semble très heureuse, elle rit, elle dit : Je suis vivante. Elle joue, elle me lance : Bonjour, cher prince.

Je viens plus près, je parle un peu avec elle, elle me raconte que sa vie a changé, qu’elle a rencontré un nouvel amant. Le soleil décline lentement dans le ciel, ses parents, sa sœur et ses neveux sont maintenant repartis. Je suis assis sur un banc de pierre, je la regarde. Elle s’éloigne lentement de moi à reculons, en sautillant, me sourit, puis fait volte-face, me tourne le dos et s’immobilise devant le petit muret face à la vallée. Alors elle s’étire, les bras vers le ciel, les paumes ouvertes comme si elle voulait repousser les planètes, puis elle se dresse sur la pointe des pieds. Je la vois qui monte sur le muret, ouvre ses bras comme pour embrasser l’éther, puis en un geste de prière les réunit à nouveau au-dessus de sa tête. Elle admire la vallée. Elle sait que plus bas, sous nous, se trouvent les grottes qu’habitaient les premiers Homo sapiens, il y a dix-sept mille ans.

Je ferme les yeux, je souris, je suis heureux d’être seul avec elle, même si je sais qu’elle en aime dorénavant un autre. L’autre est absent, moi je suis là, c’est moi qui suis avec elle, ces secondes-ci sont à moi, pas à lui.

Elle se tient toujours sur le muret et me tourne le dos. Elle me dit : Je vole, et elle imite le geste du plongeur, et soudain je la vois qui s’élance, je vois son corps qui se tient une seconde entière à l’horizontale dans les airs, puis qui disparaît dans la vallée. Je hurle.

Je crie, je crie, je pleure, je tombe sur le sol, je voudrais enfoncer mon visage dans le roc, me briser les os sur la pierre, je m’agrippe au banc de pierre, je le serre de toutes mes forces, je crie toujours, la douleur dure longtemps, des minutes, des heures, et rien n’arrive, rien ne vient l’interrompre, rien ne vient me soulager, je hurle le plus fort que je peux et sans m’arrêter, jusqu’à ce que ma gorge ait épuisé tous ses sons, je râle, je gémis, je ne veux plus lâcher le banc, j’ai les mains en sang, je distingue ses parents, les pompiers, je sens qu’on met une couverture sur moi, qu’on m’emporte, je n’arrête plus de pleurer, je me vide, et enfin j’ouvre les yeux dans mon lit. Le cauchemar est fini mais la souffrance reste là.