Voici tout ce dont je me souviens. La dernière semaine d’août, un midi elle m’appelle. Elle est surexcitée, elle me dit qu’elle vient de comprendre beaucoup de choses sur le monde, qu’elle a besoin de mon avis, elle veut absolument me faire lire un texte qu’elle vient d’écrire. Je lui dis : D’accord, voyons-nous cet après-midi si tu veux. Elle me répond : Inutile, je vais te le lire maintenant, j’ai compris que je ne suis plus malade, je suis guérie, tous les psys se trompaient, je vais merveilleusement bien, je suis pure comme l’eau, je viens de le réaliser, ça me sauve, donc je leur ai écrit, écoute.
Elle me lit alors une lettre à son psychiatre, dont les premières phrases décrivant sa libération spirituelle sont magnifiques, mais qui ensuite devient de plus en plus obscure et répétitive. La lecture dure. J’entends une voix derrière elle, quelqu’un qui lui dit d’arrêter, de me laisser tranquille. Je lui demande avec qui elle est, elle me répond qu’elle se trouve chez sa sœur. Elle m’appelle donc pour avoir mon avis sur son texte et savoir ce que je pense de son idée, se rendre à Radio France pour lire ce texte à l’antenne et crier au monde qu’elle est guérie, pour que les médecins le sachent, pour qu’ils l’entendent à la radio : elle est libre désormais, libre et heureuse, elle avait rendez-vous cet après-midi chez son psy mais elle ne va pas y aller, elle n’en a plus besoin.
Je la dissuade, je lui dis que le texte est bien mais qu’il a encore besoin de retouches, qu’on peut en reparler tous les deux plus tard si elle veut. Je lui dis d’aller au rendez-vous quand même, elle voit son psychiatre, elle lui dit qu’elle est guérie, ils en discutent, et tout se passe bien. Elle semble d’accord, elle dit qu’elle va faire ça, qu’elle ne va pas aller parler à la radio, elle est enthousiaste, je l’embrasse, elle m’embrasse, je raccroche. Je tombe de tout mon poids sur ma chaise et je pleure.