Je n’ai jamais voulu croire qu’elle était dérangée, et chaque fois que la réalité a tenté de me le prouver, je ne me suis pas laissé faire, je me suis débattu, j’ai bataillé, j’ai tout fait pour résister et retourner les choses.
La première fois qu’en ma présence elle agit bizarrement, de manière presque imperceptible, c’est quelques semaines après que nous avons commencé à nous voir régulièrement. Ce jour-là, il pleut à torrents et nous nous sommes réfugiés dans un bar du quartier. Elle est éblouissante, décoiffée, cheveux mouillés, regard bleu lumineux, la discussion que nous avons est merveilleuse, nous nous apprivoisons, nous rions, toutes les divinités nous écoutent. Elle me raconte ses années passées à Barcelone et à Londres. Lors d’un précédent rendez-vous, elle m’avait expliqué que c’était à son retour en France qu’elle avait un peu débloqué, notamment une fois elle était montée sur un toit avec l’intention de se lancer dans le vide, persuadée qu’elle savait dorénavant voler. Je m’étais dit en l’entendant : ce n’est rien, péchés de jeunesse, solitude des grandes villes, fragilité des êtres.
À l’intérieur de ce bar, ce jour-là, elle me parle de l’Espagne et moi je lui parle de ma vie actuelle, beaucoup de travail et très peu de salaire. Elle m’écoute attentivement puis elle me lance : Tu n’as plus à t’inquiéter maintenant, tes soucis sont finis, car tu m’as rencontrée. Elle continue : Je porte bonheur à tous ceux que j’approche, tu verras, dans quelques semaines, il va t’arriver des choses extraordinaires, j’ai un don. Moi, je bois ses paroles, je suis subjugué, emporté.
Nous continuons de parler sur le même ton, surprises et confessions. Mais à un moment, alors que je commence une longue réponse à la question qu’elle vient de me poser, elle tourne soudain la tête vers la gauche et dit qu’elle a envie d’aller acheter un livre dans la librairie à côté. Elle se lève aussitôt et me demande si je viens.
Il n’y a aucun rapport entre ce qui a précédé et ses nouveaux gestes et paroles. Je ressens le glissement, comme une page que l’on déchire et qui sectionne les phrases du livre en plein milieu. Je paie les consommations et je la suis qui sort déjà du bar. Une fois entrée dans la librairie mitoyenne, elle ne parle plus du tout, elle erre entre les livres, son regard se perd sur le dos des volumes et sur les pages de texte sans chercher à en comprendre le sens.
Je ne parviens pas à relancer la conversation et elle finit par me dire avec une moue d’excuse qu’elle est fatiguée, qu’elle rentre chez elle manger du chocolat. Je reste là tout seul, sidéré au milieu de milliers de livres que je ne vois plus.