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12 septembre 1999
11 h 35

Une fois bien certain que tout est calme, je m’apprête à quitter le parking pour rejoindre la rue quand je perçois dans mon dos ce sifflement caractéristique des racailles de banlieue et d’ailleurs. Ça consiste en une aspiration de l’air, lèvres en cul-de-poule. C’est idiot, mais ce truc s’est répandu à travers le pays comme une épidémie de gastro, devenant le son préféré de tous ceux qui veulent attirer l’attention sans se faire remarquer. Ça marche à tous les coups. Ce sont les Rebeus qui doivent avoir inventé ce truc-là. Ou les Blacks. Enfin, je ne sais pas vraiment. Tout ça pour dire que ce petit sifflement dissimule tout un univers. Celui des parias, des exilés de toutes sortes. Des hommes de la marge ou de l’ombre. Une façon discrète de communiquer sans qu’un indésirable, même à proximité, s’en aperçoive. Mais pas seulement. Le son peut aussi porter très loin. Prenez les minettes, par exemple. Les gisquettes de banlieue, ça peut les faire vibrer direct et vous les voyez se retourner des dents plein la bouche. Moi, c’est pareil. N’étant pas différent des autres, cela me fait immédiatement sursauter. Par contre, lorsque je me retourne, il est très rare que je rigole. Ce coup-ci encore moins.

Je sursaute, donc, et regardant dans mon dos, j’aperçois Momo qui débouche de derrière l’épave rouillée d’une 604. En m’approchant, je constate immédiatement qu’il est salement malade. Les pupilles lui mangent l’œil, en mydriase, comme disent les médecins. De grosses gouttes de sueur lui roulent sur les tempes et tombent de son front dans ses yeux fourbes. Il renifle sans arrêt et même là, sur ce parking en hauteur, il pue quelque chose de bien. Il fait une telle chaleur, aussi, que ça n’aide pas. Mais le manque, ça suinte et ça pue tout ce que ça peut. Ça suppure. On croirait qu’un flot de merde vous sort du corps par tous les orifices. Habillé comme un vrai clochard, tendu, l’air aux abois, Momo me dit :

— Putain ! Ça va Eckel ?

Un surnom à la con que les mecs du coin m’ont collé à cause de ma soi-disant ressemblance avec les deux corbeaux du dessin animé Eckel et Jeckel.

J’ignore sa main molle et moite qu’il porte aussitôt à son cœur. C’est une coutume hypocrite qui ne veut absolument rien dire, dans notre milieu. Un geste que beaucoup de Rebeus font machinalement. Venant de ce petit enculé, ça me tue.

— Tu cherches chose quelque ?

— Nan.

C’est faux, bien sûr. Qu’est-ce que je foutrais là, sinon ? Mais je me méfie. Je le laisse en venir au fait sans l’aider. C’est rarement bon signe de se faire brancher par un camé. Surtout en manque. Et par lui, encore moins que par un autre. Pas question que je le tourne. C’est fini, ce temps-là. Qu’il se démerde tout seul. À le voir, les affaires ne semblent pas florissantes. Mais ça ne m’étonne pas. Ce n’est qu’une petite lope. Camé et sans couilles.

Un instant je me dis que ça y est, que son frangin a enfin décidé de passer aux actes et de se venger, mais j’oublie ça aussitôt. Il faudrait qu’il soit complètement con. Je devrais le buter sur place, ce chien de Momo, comme son frère, et pourtant je ne fais rien. J’ai pitié. Et je me sens coupable. Il était amoureux, ce blaireau. Comme moi. Comment lui en vouloir ?

Rachid, c’était pas la même chose. Il avait voulu me faire mal. Par jalousie, cet enculé. Je n’arrivais toujours pas à l’avaler. Même Traoré, je lui en voulais moins, et pourtant, c’était bien sévère ce qu’il avait fait à Carole. Mais si je dois dire la vérité, j’avais ce que je méritais. Je récoltais ce que j’avais semé, dans cette putain d’histoire. Sans le vouloir, mais quand même. Et ça me bouffait.

Momo a cet air étonné et perdu, comme celui qu’ont les chiens quand des ordures les larguent sur le bord d’une route avant de filer comme des lâches. Un abandon têtu. Qui laisse désemparé, avec au fond des yeux cette minuscule étincelle d’incrédulité ou d’espoir, au choix.

— Qu’est-ce que tu fous là ? je demande.

Il ne répond pas tout de suite. Il me regarde. Il me jauge. À ce moment précis, je suis persuadé qu’il cherche un mec pour le tourner. Mais il tergiverse trop. Surtout dans son état, encore une fois. Il me dit :

— Tu sais quoi, Eckel ?

— … ?

— Y a mon frère, Rachid, qu’est en bas, à la 26…

— Ouais ? Qu’est-ce que tu veux que ça m’foute ?

— Tu gardes ça pour toi, Eckel… la vérité… si mon reuf il apprend…

— Vas-y, accouche, je le coupe.

On dirait ces gamins d’aujourd’hui, ces petites crapules. Ils prennent des airs de conspirateurs, de caïds, sont prêts à te menacer de trucs pas possibles au cas où tu aurais l’idée d’aller raconter ce qu’ils veulent bien te confier, mais tout ça c’est du vent. Ils ne tiennent pas la route et souvent, tout le monde sait déjà depuis longtemps de quoi il retourne. Tout va bien trop vite, par ici. Il continue :

— Ils vont jamais vouloir m’vendre un quépa, si j’y vais. Il leur a dit d’pas m’servir. Tu sais pourquoi. Tu veux pas y aller pour moi, Franck ?

Putain de saloperie de vie. Son frangin fourguait de la came aux gamins. Ici, en plus ! Et il avait donné comme consigne de ne pas servir Momo. Ce petit blaireau était coincé. Il avait dû voir passer pas mal de criquets, déjà. Mais à qui faire confiance ? Il avait jeté son dévolu sur moi, ce naze, tellement il était grillé partout. Sans doute qu’il aurait pu aller sur un autre plan. Mais ça n’aurait pas changé la donne. N’importe qui aurait pu l’apercevoir et le balancer à son frère. On se connaît tous. Trop risqué. Et puis quand on est tellement dans la merde, c’est dans le quartier qu’on peut trouver une solution, gratter un criquet, mettre une carotte ou faire un chrome. Cet enculé de Rachid ! Et dire que nous partageons la responsabilité d’une horreur impossible. Rien que ce nom, Rachid, me rappelle la mort et la désolation. Il a eu de la chance de s’en tirer. J’aurais dû finir le boulot. Ne pas m’enfuir comme une petite fiotte. C’est ma faute. Je suis un lâche. Incapable d’aller au bout des choses. Après ce qui s’est passé, ce qu’il a fait, cette ordure, il est encore là, à filer sa merde aux gosses. Les petits de son quartier. Et moi, bouffon pitoyable, c’est à lui que je lâche peut-être mon fric. Indirectement, certes, mais quand même. Quand je pense que c’est lui qui venait me mendier, il n’y a pas si longtemps. Il se foutrait bien de ma gueule s’il me voyait là. La roue tourne, comme on dit, et putain, ce qu’elle avait mal tourné. Toute cette histoire me hante. Me ronge. M’a détruit lentement.

— T’as du blé ?

Momo extirpe de sa poche un billet de vingt suivi de quatre biffetons de cinquante, qu’il me tend. Ils sont froissés, poisseux. Je les prends en me disant que ça me fera un peu plus d’oseille.

— T’attends où ? là ?

— T’as raison, t’es con ou quoi, Franck ? Si les keufs…

— Écoute-moi bien, Momo, espèce de… putain ! Traite-moi encore de con et…

Je lui colle une baffe dans la gueule et il en reste muet. Et quoi ? Je sais très bien ce que je fais. On me connaît suffisamment, dans toute cette banlieue. Franck le ouf. Eckel, le taré. N’empêche qu’il faut absolument que je me contrôle. Je n’étais pas comme ça, avant. Mais j’ai changé. J’ai trop morflé et dans ma tête, quelque chose a lâché. Et c’est vrai, je suis devenu violent et sans pitié.

Mais une baffe dans la gueule, c’est rien. Un sourire, de ma part.

— Vas-y, dégage !

D’une poussée, je le balance sur le capot de la 604.

— Attends, Eckel !… Oh ? C’est une façon d’parler, putain ! On n’a qu’à s’retrouver à la Thomson, si tu veux. OK ?

Du coup, il maintient une certaine distance entre nous et tant mieux. Ça pue moins, comme ça.

— Où ça, à la Thomson ?

— Chez l’comique. En face. C’est bon ?

Je dis oui par fourberie.

Un humoriste excessivement célèbre dans les années 80, décédé depuis, avait grandi dans une des grandes tours grises qui dominent la ville, près de l’endroit où nous nous tenions.

Malgré ce qu’on avait voulu nous faire croire, c’est du sida qu’il était mort. Pas d’autre chose. Coluche, lui, il était à Montrouge. Pas loin. Pas étonnant qu’ils soient devenus potes. Pas étonnant non plus qu’il soit tombé dedans, lui aussi.

— Casse-toi.

— Tu speedes, Franck…

— …

Je laisse ce con. Ce que j’ai à lui faire payer va lui coûter cher, un jour. C’est ce que je n’arrête pas de me répéter depuis ce qui s’est passé tout en sachant que je ne lui ferai rien. C’est trop tard. C’était à se demander s’il était conscient du désastre qu’il avait causé. Mais on avait tous joué notre rôle, dans cette terrible affaire. J’étais plutôt bien placé pour savoir que ce n’est pas la mort qui pouvait nous émouvoir beaucoup, mais là… c’était différent. Pendant qu’il s’éloigne en direction du champ, je prends les escaliers pour rejoindre la rue et passer à l’arrière de l’immense bloc et de ses passerelles. Le ciel hésite entre le gris et un bleu délavé. Au loin, j’aperçois le clocher de l’église des Blagis, tendu vers les nuages ternes qui s’effilochent en lambeaux, impalpables, laborieux et lascifs, dessinant des formes chimériques que le vent promène. J’ai mal partout et à cause de cette truffe, j’ai encore perdu du temps. Je presse le pas et franchis le talus qui borde la route.

Il y a une dizaine d’années, peut-être plus, cette rue, qui longe le bâtiment, était bordée de vieux acacias. Accrochés à une pente abrupte recouverte d’une pelouse rachitique et malodorante, ces arbres cachaient aux yeux perçants des flics ce qui se passait sur les fameuses passerelles. C’est ce qu’ils disaient en pleurnichant pour expliquer leur impuissance chronique. Alors ils ont été arrachés. Et cette stratégie malheureuse a eu pour résultat de surtout bien dégager la route et permettre finalement aux guetteurs de surveiller celle-ci plus efficacement qu’auparavant, évitant ainsi les surprises désagréables. Comme par en bas il est totalement impossible d’arriver sans se faire repérer… Du coup, ils en ont replanté d’autres, et ceux-ci tentent de grandir tant bien que mal, arrosés à la pisse de clebs et maltraités par les mômes. Même la nature subit la violence ambiante et pousse tordue, torchée, sous la torture. Deux grandes arches percent la masse titanesque de cette barre de béton et permettent de passer de l’autre côté sans avoir à la contourner. Rendu à l’arrière de l’immeuble, je me dirige rapidement vers le hall 26. À proximité, deux guetteurs sont postés. Deux toxicos qui essaient de garder les yeux ouverts au cas où. Ils sont payés en came. Si Rachid est là, il ne sera pas de ce côté. C’est déjà ça.

À l’intérieur du hall, il fait plus frais et la volée de sept ou huit marches qui donne accès aux caves est encombrée. Trois types et une gonzesse se tiennent debout devant la porte fermée. La fille me tourne le dos. Les deux mecs juste après sont deux Rebeus de Vanves que je connais comme ça. Ils sont venus me brancher, un jour. Ils voulaient de la dope. Je vendais, à cette époque.

Ils s’étaient pointés devant chez Léon, ça m’avait chauffé, et on avait eu une petite altercation.

J’avais pourtant dit :

— Personne ne vient me brancher en dehors des heures de deal. Et surtout, jamais chez Léon !

Mais ils ne pouvaient pas le savoir. Ce n’étaient pas des clients à moi. Ils avaient tenté leur chance car ils étaient en galère. Alors j’en avais bousculé un. Depuis, je les avais revus sur d’autres plans à droite à gauche. Je leur fais un signe de tête. Le troisième mec est un grand échalas dégingandé, à l’air déprimé et à l’œil absent. Jamais vu. Les deux mecs de Vanves m’ont jeté un coup d’œil à la dérobée, quand je suis arrivé, mais sans manifester autre chose que cette expression particulière, faite de sentiments contradictoires, d’espoir et d’angoisse, figés dans l’attente et pourtant, acculés à l’urgence. Ils n’ont pas répondu à mon salut.

En bas des escaliers, à gauche de la porte du sous-sol et percé dans le mur à hauteur d’homme, se trouve un trou grossier. Assez large pour laisser passer argent et came, mais trop étroit pour rien apercevoir de ce qui se passe derrière, dans la noirceur humide des caves. Vu la gueule du trou, les mômes ont dû le faire à coups de marteau. Pendant qu’on poireaute, deux autres débris viennent se joindre à nous, deux autres paumés en quête d’artifice et auxquels je ne prête pas attention, car après tout, il y a des mecs dehors qui sont là pour ça. Pour éviter les mauvaises surprises.

Les dealers attendent souvent que les clients s’entassent de façon à servir tout le monde d’un coup et ainsi minimiser les risques. J’ai déjà vu jusqu’à trente personnes se serrer ici, dans le hall, débordant dehors. Mais c’était il y a longtemps.

Le mec à la tronche de cocker me tourne le dos. Il porte une longue queue-de-cheval attachée à l’aide d’un ruban rouge, et tandis qu’il introduit son fric dans l’orifice, je l’entends qui demande un demi d’héro. Immédiatement, son paquet apparaît et il s’en saisit rapidement, seulement, au lieu de se casser fissa, comme tout le monde après avoir casqué, le voilà qui va pour l’ouvrir. Sûrement pour s’assurer que c’est bien de la came. Ou pour voir si c’est bien servi.

Alors pendant qu’il est là, au beau milieu du hall, à essayer d’ouvrir son enveloppe, on entend soudain, comme il fallait s’y attendre, un des minots planqués dans la cave hurler de derrière la porte :

— HÉ ! DÉGAGE DE LÀ TOI ! Qu’est-c’qu’il fout cet enculé ? EHHH ?

Mais rien à faire. L’autre ne semble pas saisir que c’est à lui qu’on s’adresse. On lui dit bien de bouger, nous aussi, mais il continue et insiste à vouloir ouvrir son ballot. Mais putain, ballot, c’est lui qui l’est, sur ce coup-là. Il n’y a pas de carottes, ici. Pas de cette manière.

Les arnaques, quand arnaques il y a, sont faites par les plus jeunes, qui profitent soit d’une pénurie de quelques jours, soit qu’une descente ait eu lieu, pour enfiler cagoules et écharpes et prendre la place des grands. Le temps que la nouvelle se répande, il y a du blé à faire. Ils ont préparé des paquets qu’ils ont remplis d’une merde quelconque, le plus souvent des cachetons comme des Antalvic, ayant un goût amer pour faire illusion au cas où un méfiant voudrait goûter, et en l’espace d’une demi-heure, après avoir laissé les clients s’amasser, car ils apprennent vite, ils empochent le maximum. Ensuite, ils disparaissent. Ils savent que si les vrais dealers les chopent, ça va faire mal. Le temps que les clients s’aperçoivent de l’arnaque, c’est déjà bien trop tard. Les vrais dealers ne cautionnent pas ça dans la mesure où ça leur fait perdre tous leurs clients. Quand il y a des carottes sur un plan, les criquets migrent direct. Le blé est trop dur à trouver et se faire enfler, lorsqu’on est en manque, est trop douloureux.

La plupart des toxicos sont incapables de reconnaître la dope à son goût. C’est con pour eux. Moi, je la reconnais même à l’odeur. Et à travers le paquet, s’il vous plaît. Enfin, pas à tous les coups. Mais au goût, sûr. Alors le plus souvent, ces cons-là attendent d’être rentrés chez eux ou bien de rejoindre une cave, un champ, leur bagnole, que sais-je, l’endroit où ils se cartonnent habituellement, et ce n’est que quand ils versent l’eau sur le cacheton pilé et que celui-ci, au lieu de se dissoudre complaisamment, se met à former un petit bloc compact ou à flotter, qu’ils comprennent enfin qu’ils se sont fait baiser. Mais les mômes n’ont pas accès aux caves et ils font ça directement dans le hall ou bien dehors.

On n’entend plus aucun bruit et personne ne se fait servir. Ça sent la mort. Brusquement, la porte s’ouvre à la volée et un jeune, casquette et foulard sur le nez pour dissimuler ses traits, en jaillit, percutant la fille qui attendait en haut des marches pour se faire servir et l’envoyant dans le mur. Puis dans un même élan, il fond sur le baba stupéfait et lui colle un coup de boule en plein sur le nez et putain, je jurerais l’avoir entendu craquer. Ensuite, d’une balayette tout en finesse, il balance à terre le pauvre type qui gémit, les mains sur son visage ensanglanté, et lui envoie pour faire bonne mesure une série de coups de pompe bien appuyés. Dans les vapes direct, l’autre !

À l’exception de la gonzesse, tout le monde s’était écarté précipitamment quand le jeune avait surgi des caves. On s’y attendait. Maintenant, on n’entend plus que les gémissements du mec qui gît recroquevillé sur le carrelage crado du hall. Une sourde plainte qui résonne dans un silence presque total, épais et suffocant. Personne ne moufte. Le pauvre type perd pas mal de sang, à cause de son nez écrasé. Le môme, lui, est sorti siffler les deux loques censées surveiller les alentours et qui n’ont rien remarqué. Lorsqu’il revient suivi des deux junkies, vu que le mec est HS, il leur dit de le choper, un par les jambes et l’autre par les bras, et de le virer, mais comme un de ces deux charlots est trop défoncé, il lâche prise et s’affale. Alors son compagnon décide de traîner seul ce poids mort. J’entends la tête du blaireau faire deux bruits sourds en rebondissant sur les marches. Une fois l’encombrant colis largué un peu plus loin dehors, les affaires peuvent reprendre et le jeune réintègre son trou en prenant bien soin de refermer à clé derrière lui.

Pendant que l’autre abruti se faisait allumer, je n’ai pas quitté son paquet des yeux. Et je sais qu’un des mecs de Vanves non plus. On s’est regardés. On s’est compris. Mais à aucun moment ce con n’a lâché son précieux trésor. L’instinct de survie. Sûr que quand il va reprendre conscience, s’il en reste dedans, il sera bien content de le trouver. Sûr qu’il aura tout de suite moins mal, aussi. En tout cas, s’il l’avait laissé échapper, on aurait été au moins deux à poser le pied dessus. Et ça aussi, c’est sûr.

Une fois le calme revenu, la gonzesse allume une cigarette. Elle a quelques difficultés à se remettre de ses émotions. Elle est toujours adossée au mur et j’en profite pour l’observer. Elle est blonde. Une fausse blonde. Je peux voir la racine brune de ses cheveux gras et mal entretenus. Son visage, qui n’est pas désagréable au premier abord, se révèle légèrement bouffi. Comme celui de certains alcoolos, il est sillonné de petits vaisseaux éclatés qui se regroupent autour de son nez jusque sur ses pommettes, et le fond de teint ne parvient pas à les cacher totalement. De longs cernes soulignent ses yeux au regard éteint, morne. Elle est presque entièrement vêtue de rouge et seul son chemisier noir tranche dans ce tableau monochrome. Des auréoles de sueur maculent le dessous de ses bras. Ses mains portent les traces de piqûres récentes sur de plus anciennes, cicatrices sur des veines sclérosées, stigmates d’un passé de camée. C’est une pute. Et ça se voit.

Lorsque son tour arrive, elle demande « Hélène » et « Caroline », c’est-à-dire de l’héro et de la coke, en vieux dialecte parisien, mais le mec lui dit qu’il n’y a pas de CC, aujourd’hui. Juste de la dope. Un instant, elle semble désemparée. Elle hésite. Un des Rebeus lui lance :

— Tu bouges ton cul, ou quoi ?

La fille ne répond pas. Elle préfère sans doute les ignorer. Surtout après ce qu’elle vient de voir. Un coup de tête dans le nez, c’est pas terrible, pour quelqu’un qui fait son beurre grâce à sa tronche. Même si c’est son cul qu’on vise. Finalement, elle se décide pour deux demis d’héro avant de tracer vers la sortie sans un regard pour ses admirateurs. Eux, par contre, n’ont pas manqué d’apercevoir la liasse que cette conne a eu l’imprudence d’exhiber une demi-seconde de trop et c’est fissa qu’ils se font servir avant de ressortir, subitement hilares. Immédiatement, je me dis que si la pute est à pied, elle va y avoir droit dans les grandes largeurs et aussi sec, je pense que sans ces deux enculés, elle aurait été pour moi. Putain de merde ! Un coup à au moins deux mille balles, peinard et presque sans risques. Si je dis « presque », c’est pour la bonne raison que dans mon état, vu mon poids et la masse musculaire que j’ai perdue, je pourrais aussi bien me prendre une branlée. Ce ne sont pas des putes du coin, des lycéennes ou bobonne qui arrondit les fins de mois. Elles viennent de Paris quand elles sont sans un plan valable ou quand elles savent qu’une bonne came circule en banlieue. Ce ne sont pas des tendres. Au mieux, elles sont toujours armées d’un cutter, d’un cran d’arrêt, ou d’un pistolet d’alarme, et au pire, d’un bon vieux gun tout ce qu’il y a de plus vrai. La bombe lacrymo, c’est comme les capotes. Elles en ont toujours une sur elles. Bon. Mais le truc, c’est la rapidité. Il ne faut pas que la victime ait le temps de comprendre ce qui lui arrive. Je sais faire.

Une fois servi, je ressors, le paquet coincé entre mes doigts, plus vigilant que jamais, juste au cas où. Je me prépare à retourner sur mes pas. En direction de mon trou. Comme un insecte réintègre son nid après avoir saisi sa proie. Comme n’importe quel animal affamé. Pour la dévorer tranquillement. À l’abri des autres prédateurs toujours à l’affût d’un coup facile. Momo ? Il peut crever.

*

Enfin de retour, épuisé par l’ascension et miné par le manque, je jette mon blouson crasseux dans un coin tout aussi crasseux et je me précipite sur l’évier. J’ouvre le robinet, emplis un verre en même temps que je ramasse la petite cuillère qui traîne là, puis je m’assois par terre, sors fébrilement le paquet de ma poche et me dépêche de l’ouvrir pour en verser les trois quarts dans la cuillère. Comme il me reste quelques blondes de la veille, je chope une clope. Ensuite, je coupe le filtre et j’en extrais le cylindre blanc. J’en détache un morceau que je roule en boule et dépose avec délicatesse près de moi. Alors, je remplis la seringue graduée jusqu’au chiffre quinze et j’expulse la quantité d’eau sur le petit monticule de dope. La came, qui est coupée au Mannitol ou à quelque chose d’approchant, laisse un dépôt cristallin qu’on voit briller à travers l’eau claire. Une fois le mélange remué et la dope bien dissoute, j’y plonge le morceau de coton improvisé dans lequel, aussitôt, le poison s’engouffre avec une évidente bonne volonté. Alors, posant délicatement le bout de l’aiguille à la surface de celui-ci, j’aspire le mélange. Lentement. Ensuite, je lève la pompe dans le semblant de lumière qui traverse la crasse des carreaux et, tapotant de l’index, je m’assure qu’aucune bulle d’air ne subsiste à l’intérieur. Une manie de toxicos. Comme de lécher l’aiguille. En réalité, il faudrait au minimum un centimètre cube d’air pour provoquer une embolie qui soit mortelle.

Mes veines sont comme un fleuve tari, une rivière asséchée et parsemée de cailloux, où la roche affleure, une terre devenue stérile et dure. Elles forment de longues cicatrices qui ne véhiculent plus aucune vie. Ce sont les routes sombres du passé que mon sang a désertées. Trouver un passage au poison est chaque jour plus difficile, et la plupart du temps, ce n’est qu’après un long et pénible charcutage que tremblant de haine et de frustration je parviens enfin à insérer l’aiguille dans un vaisseau moribond. Alors, et alors seulement, intervient la délivrance. Et je tente de faire durer ce moment par des pompages frénétiques, incessant va-et-vient du piston, aspirant puis refoulant la mort encore et encore. Il m’arrive de m’endormir ainsi, l’aiguille fichée dans ma chair, prostré des heures durant, désarticulé, bavant, pantin de chair, décomposé dans cette petite mort dont l’héroïne accouche toutes les fois qu’elle pénètre les corps et les esprits.

Lorsque je rouvre les yeux et que je me relève, chancelant, la seringue fait un petit bruit sec en heurtant le sol et aussitôt, un filet de sang ocre dévale vers ma main. Je l’essuie d’un doigt nonchalant que je porte à ma bouche. J’allume une cigarette et soudain, je ressens le besoin de m’allonger, de me laisser tomber sur le matelas pourri qui me sert de lit, de paillasse, pour ne plus jamais me relever. Sombrer dans un sommeil sans fin, définitivement à l’abri des assauts du temps. Des coups durs. De la vie. Je remarque la seringue souillée sur le sol et je me baisse pour la ramasser. C’est alors que je me mets à penser à cette abjecte infection, ce virus infâme qui s’est logé en nous.

Avant, ça ne m’arrivait jamais, seulement, vu la vitesse à laquelle je semble dépérir, depuis quelques mois, je ne peux que constater les dégâts sur moi. Je suis contraint d’envisager ma fin prochaine, assailli d’images des corps pourrissants d’amis morts depuis longtemps. Ces amis que jadis j’accompagnais au cours de la lente décomposition de leur chair, ponctuée de kystes ignobles, de bosses en boursouflures, de quintes de toux en spasmes violents, de plaies purulentes en allergies dévastatrices. Je revois leurs crânes se dénuder, leurs joues se creuser et leurs dents se gâter, dessinant sur ces visages aimés le masque saisissant de la mort. J’ai soutenu leur squelette décharné, lorsque leurs jambes sont devenues incapables de les porter. Je revois leurs yeux, surtout, que sont venus habiter la honte et le dégoût d’eux-mêmes et qui, à cause de cette angoisse, cherchaient à fuir mon regard. Je nous revois, avant. Enfants joyeux. Presque insouciants. Riant de tout, heureux d’un rien. Alors je me mets à pleurer sans bruit.