Introduction
Si le métier d’historien consiste à étudier le temps passé, l’historien est pourtant toujours un enfant de son époque. C’est une antinomie inhérente à notre profession, à laquelle nul ne saurait se soustraire. Un historien doit avoir de l’imagination, mais celle-ci est toujours influencée par le vécu et par la hiérarchie des valeurs qui sont les siennes. Il commence son travail par poser des questions, c’est le propre de toute recherche. Dans un certain sens, ce premier pas a une importance décisive, car le résultat de l’investigation scientifique dépend dans une large mesure des questions auxquelles on cherche à répondre. La formulation des questions concernant le passé dépend toutefois de la façon dont l’historien comprend et juge sa propre époque.
La corrélation entre les résultats de la recherche, l’imaginaire du chercheur et les valeurs qui lui sont proches se laisse facilement percevoir chez les historiens des générations précédentes, ceux dont nous ne partageons plus les valeurs. Le regard que nous portons sur le passé est également conditionné par la culture qui est la nôtre, mais il est beaucoup plus difficile d’en prendre la mesure. Les valeurs de notre culture nous semblent aussi évidentes, transparentes et invisibles que l’air que nous respirons, c’est pourquoi nous nous leurrons sur la prétendue « objectivité » des jugements qui se fondent sur elles.
J’essaie de ne pas céder à cette illusion. De surcroît, du fait de ma propre biographie, on m’interroge plus souvent que mes collègues sur la relation entre mon travail d’historien et mon activité publique. Tant en Pologne qu’en Europe occidentale, je suis confronté à des manifestations de notoriété embarrassantes pour un historien. Les Français, les Allemands et les Italiens qui, en 1968, dressaient des barricades dans les rues des villes universitaires associent mon nom à la « Lettre ouverte au Parti » écrite par moi-même et Jacek Kuron en 1965. Venu de l’autre côté du rideau de fer, ce manifeste de la contestation était une sorte de lecture obligatoire pour les contestataires occidentaux de cette époque, d’autant plus que les autorités de la Pologne populaire apprécièrent elles aussi notre activité à sa juste valeur, nous honorant de condamnations à la prison (1965-1967 et 1968-1971). Dans une certaine mesure, j’ai de nouveau connu cette popularité en 1983, quand Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jean-Claude Schmitt et d’autres éminents historiens français fondèrent un comité de soutien pour obtenir ma libération lors de ma troisième incarcération, après le coup porté par le général Jaruzelski contre « Solidarność ». Même en Pologne, le grand public me connaît plutôt comme un dissident des années 60, l’un des leaders du syndicat « Solidarité » dans les années 1980-1981 et un critique du bilan social des transformations survenues après 1989 que comme un médiéviste.
Puisque je me permets dans ce livre une réflexion historiographique sur l’origine des thèses avancées par des médiévistes allemands réputés, l’attribuant soit à une attitude démo-libérale, soit à l’expérience du national-socialisme commune à toute une génération, je dois sans doute me montrer capable d’une réflexion sur moi-même et devancer les questions sur le lien entre mon vécu et le regard que je porte sur un passé lointain.
J’ai à l’esprit le rôle déterminant que jouent les circonstances de temps et de lieu : ma propre destinée, celle de ma génération et aussi le destin historique de l’Europe de l’Est. Je suis né à Moscou au moment culminant des grandes purges. Mon père naturel fut emprisonné en décembre 1937, alors que j’avais trois semaines. Mon père adoptif, le communiste polonais Zygmunt Modzelewski, passa deux ans dans les cachots de la Loubianka, soumis à des interrogatoires. Il ne fut sauvé que par son refus obstiné de reconnaître des crimes qu’il n’avait pas commis et par la chute de Iezov. Je ne l’ai su qu’après la mort de Staline : auparavant, il était trop dangereux de dire aux enfants la vérité aussi bien sur l’histoire universelle que sur celle de leur propre famille. Je dois aussi ma sensibilité est-européenne à un séjour de trois ans dans un orphelinat soviétique, à une éducation communiste reçue dans les écoles polonaises de l’époque stalinienne et, depuis 1956, à une révolte de jeunesse contre un système qui piétinait dans la pratique les idéaux qu’il prônait lui-même en théorie – idéaux dont il m’avait imprégné moi et d’autres jeunes gens de mon âge. Ce genre de révolte, auquel les communistes ont donné le nom de révisionnisme, devint la trame du manifeste de 1965 que je rédigeai avec Jacek Kuron. L’année 1968 coupa le cordon ombilical qui rattachait encore notre mouvement d’opposition à l’idéologie communiste ; le syndicat « Solidarność » à la création duquel j’ai participé dans les années 1980-1981, était un mouvement ouvrier de masse qui prenait pour cible les bases mêmes du communisme. Cependant, ce mouvement était en même temps, à sa manière, fortement collectiviste et égalitaire. Ce n’est pas sans raison – quoiqu’il y ait là une certaine malignité – qu’on l’étiquette aujourd’hui comme socialiste. Ma participation à ce mouvement et ma proximité avec le milieu ouvrier ont dans une large mesure forgé mes idées sur le monde. Je suis sans conteste un intellectuel, un universitaire, cependant j’ai vécu assez longtemps dans une petite ville où l’école primaire faisait office d’institution culturelle principale. Durant les années que j’ai passées dans les prisons de la Pologne populaire, mon milieu était constitué de détenus de droit commun.
Cette somme d’expériences pas tout à fait conventionnelles, je le reconnais, est certainement caractéristique de l’Europe de l’Est et non de la partie occidentale de notre continent. Comment ces expériences ont-elles marqué ma façon de comprendre les cultures de l’Europe médiévale ? Je ne voudrais pas esquiver cette question.
J’ai toujours évité d’instrumentaliser mon métier. Je n’ai jamais tenté de faire passer une critique voilée de la vie sous le régime communiste dans mes travaux sur les sociétés médiévales. D’ailleurs, je n’en ai jamais ressenti le besoin, puisque j’exprimais ouvertement la critique du régime sous lequel on vivait en Pologne encore récemment, de même que la critique des transformations survenues après la chute du communisme, sans avoir recours à une quelconque mascarade historique. D’un autre côté, je suis conscient du fait que ma compréhension du passé lointain que j’étudie en tant qu’historien est marquée par une sensibilité particulière, est-européenne, et par mon expérience personnelle. Dans ma perception des sociétés et des cultures de l’Europe médiévale, je suis peut-être plus attentif que mes collègues et amis occidentaux à toute manifestation de collectivisme. C’est probablement la raison pour laquelle je remarque la pression exercée par la communauté sur l’individu là où d’autres sont plus enclins à voir le diktat des chefs, ou bien, au contraire, les mécanismes d’une démocratie archaïque. Ma sensibilité est-européenne explique sans doute la distance empreinte de scepticisme avec laquelle je considère les clichés largement répandus qui rattachent la culture européenne au seul héritage méditerranéen et chrétien. Je me vois dans l’obligation de le souligner dans l’introduction et dans l’épilogue de cet ouvrage. Mon point de vue, formé par mon vécu et par ma sensibilité est-européenne, n’est ni plus ni moins fécond pour l’étude des cultures médiévales que ceux des autres chercheurs. Toutefois, il me semble que, dans une certaine mesure, il diffère des approches qui ont cours dans les études médiévales en Europe. Il appartient aux lecteurs de mon livre et aux critiques de juger si cette différence vient enrichir le débat sur l’histoire de l’Europe.
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Le discours politique actuel tourne autour de l’Europe. Plus on s’efforce de dépasser l’horizon du charbon et de l’acier, des règlements monétaires et des quotas laitiers, plus on parle de l’Europe comme d’une entité spirituelle. C’est notamment le cas des nouveaux pays membres de l’Union européenne. En Pologne, depuis 1989, tout le monde connaît le slogan qui prône notre « retour en Europe ».
En même temps, nous disons presque d’une même voix que « nous avons toujours fait partie de l’Europe », et que nous n’avons donc pas, à proprement parler, à y retourner. Nous y sommes. En dépit des apparences, il n’y a pas de contradiction entre ces slogans. À force d’être répétés, ils sonnent d’ailleurs comme des évidences sur lesquelles plus personne ne s’interroge. Dommage : les slogans politiques, de même que les spots publicitaires, sont dignes de réflexion, non pas tellement en raison de ce qu’ils propagent à dessein, mais en raison de ce qu’ils révèlent à leur insu par la même occasion.
Dans les slogans cités, l’Europe n’est pas – cela est évident – une notion géographique. Il ne s’agit pas non plus simplement de l’Union européenne, mais d’un certain canon culturel. Tous les pays situés en Europe, tous les mouvements sociaux, tous les courants intellectuels, tous les régimes politiques ne répondent pas à ce canon. Quand nous parlons de notre « retour en Europe », en notre for intérieur nous présupposons que la Pologne a été coupée de l’héritage européen par la domination soviétique et le communisme. Depuis la chute du communisme, nous regagnons la place qui nous est due dans le monde occidental. Nous retrouvons ainsi les racines européennes auxquelles le communisme a essayé d’arracher les Polonais sans jamais y parvenir. Tel est le sens des slogans qui annoncent que la Pologne retourne en Europe, qu’elle a toujours été et qu’elle est en Europe. Derrière cette figure de rhétorique se cache l’hypothèse que le communisme fut foncièrement étranger à la culture européenne. Cela concerne sans doute également le national-socialisme et le fascisme.
Par ailleurs, il ne fait pas de doute que le communisme, le nazisme et le fascisme sont des créations de l’histoire européenne. Traitant ces idéologies comme des phénomènes extérieurs, étrangers au canon européen, nous opérons une sorte d’exorcisme, comme si nous chassions le Mal hors de nous-mêmes. Il en résulte que la notion de culture européenne apparaît non pas tant comme une catégorie descriptive, propre à rendre compte d’une réalité historique complexe, que comme une norme, un modèle d’évaluation selon lequel nous choisissons nos traditions. Du choix d’une tradition, c’est-à-dire de ces éléments du passé que nous jugeons élevés, investis de valeur ou instructifs, et par là même dignes de figurer dans un autoportrait de groupe, on passe imperceptiblement sur l’autre rive du Rubicon, vers des représentations de la « véritable » généalogie de la civilisation européenne. Selon ces représentations, notre civilisation a été formée par l’héritage des cultures grecque et romaine classiques, ainsi que par le christianisme et l’organisation universaliste de l’Église. C’est la christianisation qui intégra les peuples germaniques, slaves, baltes et ougro-finnois au cercle de la culture classique méditerranéenne dont l’Église fut la principale héritière et propagatrice.
Ce point de vue règne sans partage dans l’historiographie populaire, mais son unilatéralisme me semble gênant. Ce n’en sont pas les thèses prises une à une qui suscitent un refus majeur mais bien plutôt les omissions. En réduisant les racines de la culture européenne à l’héritage méditerranéen et au christianisme, nous simplifions à outrance et créons une illusion d’homogénéité. Cela est une illusion dangereuse à une époque où la globalisation économique s’accompagne d’une uniformisation intellectuelle, d’une tendance à ignorer la diversité culturelle du monde et à couler grossièrement l’histoire universelle dans un seul moule.
Peut-être vaut-il donc la peine de rappeler que la culture classique, considérée comme commencement de l’arbre généalogique de l’Europe, n’était pas homogène. Elle se constitua à partir de la civilisation grecque, romaine et aussi hellénistique qui transféra au Bas-Empire romain, en particulier à Byzance et à l’Église byzantine, des éléments des traditions despotiques de l’Orient ancien. De la conviction que ces traditions ne font pas partie du canon européen naquirent des idées qui réduisaient la filiation de la culture européenne au cercle du christianisme latin. Si tel était le cas, il faudrait totalement renoncer à se référer à l’héritage de la culture classique, lequel est plus facilement décelable dans la civilisation hellénistique de Byzance que dans les états de Charlemagne ou Otton Ier. Pour cette raison l’approche de Jacques Le Goff me convient mieux qui, des deux courants – latin et hellénistique – de la tradition classique, et de la scission dans l’Église qui leur correspondait, fait découler la plus profonde et la plus durable division de l’Europe1. Mais l’héritage des peuples non originaires du cercle méditerranéen qui habitaient les terres situées en arrière des confins de l’Empire romain, c’est-à-dire à l’est du Rhin, au nord des Alpes et derrière le Danube, exerça une non moindre influence sur la face de l’Europe et sur sa diversité culturelle. Les Romains désignaient ces contrées sous la dénomination commune de barbaricum.
Les peuples barbares furent sujets aux influences de la civilisation méditerranéenne dès la haute Antiquité. Il est également incontestable que la christianisation, habituellement associée au remaniement de régime, joua un rôle essentiel dans l’adoption – contrainte ou non – par ces peuples des modèles de la culture classique. Cela ne veut pas dire cependant que l’eau baptismale lava les Germains, les Slaves ou les Baltes non seulement du péché originel mais aussi de l’héritage de la culture traditionnelle. L’idée d’un nouveau départ qui aurait permis aux sociétés tribales traditionnelles de se délester de leur propre passé et de se transformer en héritières civilisées de Rome ne devrait jamais traverser l’esprit d’un historien2.
Chacun des peuples celtes, germaniques, slaves, ougro-finnois et baltes entra dans l’orbite de la civilisation méditerranéenne à un moment différent et dans des circonstances historiques très diverses. Aussi les résultats des influences réciproques des cultures tribales et de la culture classique furent-ils variés. À cet égard, même les monarchies fondées par les Wisigoths, les Francs et les Lombards sur les ruines de l’Empire d’Occident étaient très différentes les unes des autres. Des différences encore plus profondes séparaient tout ce territoire, appelé par Walter Schlesinger Germanie romaine3, des tribus conquises, christianisées et soumises aux règles étatiques par les héritiers barbares de l’Empire romain – les Carolingiens et les Ottons. Enfin, au-delà du cercle de la succession carolingienne – en Scandinavie, Pologne, Bohême, Hongrie, Russie et dans le sud des territoires slaves –, la construction des États et la christianisation reposaient sur l’initiative des chefs locaux. L’envergure de la romanisation ou de l’hellénisation des cultures barbares fut ici relativement la plus modeste, et les structures du nouveau régime divergeaient considérablement des modèles occidentaux ou byzantins4.
Si l’on ramène les origines de la culture européenne à l’héritage méditerranéen, on perd de vue toutes ces différences et tous ces processus complexes d’influences mutuelles. L’Europe a aussi de puissantes racines barbares. Faute de reconnaître ces racines, on ne comprend ni l’histoire complexe ni la diversité culturelle de l’Europe qui perdure jusqu’à nos jours.
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Le terme grec bárbaros naquit de l’imitation d’un bredouillement inarticulé : bar-bar-bar... Les Grecs anciens parodiaient de cette manière ceux dont ils n’arrivaient pas à comprendre la langue. C’est ainsi qu’ils appelaient tous les peuples parlant une langue étrangère. Les Romains empruntèrent ce terme aux Grecs et l’employèrent dans un sens second, forgé sur l’opposition entre barbarie et civilisation. Subsista cependant, du moins parmi les élites instruites, la mémoire du sens premier du mot « barbare ». C’est à cette mémoire que se réfère Ovide quand, lors de son exil à Tomi, solitaire parmi les Gètes de Thrace, il écrit : Barbarus hic ego sum, qui non intellegor ulli / et rident stolidi verba latina Getae (C’est moi le barbare ici, qui n’est compris par personne, et les Gètes stupides ricanent en entendant les propos latins)5.
Ce renversement paradoxal des rôles signifie-t-il, comme le pense Allan A. Lund6, que l’expérience du bannissement permit à Ovide de comprendre la relativité des notions de civilisation et de barbarie ? Dans tous les cas, il est certain qu’ayant reçu des Gètes exactement le même traitement que les Grecs réservaient à toutes les personnes de langue étrangère, et en même temps conscient de la provenance du mot « barbare », Ovide nomma sottise le fait de se moquer de la langue d’autrui.
L’attitude face aux peuples de langue étrangère condamnée par Ovide n’avait cependant rien d’exceptionnel dans l’Europe archaïque. Dans toutes les langues slaves apparaît le mot « Niemcy » (Allemands) qui provient de « niemi » (muets) et désignait initialement ceux pour qui la langue des Slaves était tout aussi incompréhensible qu’un bafouillage inarticulé. Au début du XIIe siècle, la Chronique de Nestor qualifiait ainsi les tribus ougro-finnoises habitant les terres situées aux frontières nord-est de la Russie : Jugra ze jest’ljudie jazyk niem (« les Ougriens sont un peuple muet »)7. La notion slave de « peuples muets » correspond trait pour trait à la signification première du mot grec bárbaroi.
La distinction opérée par les Grecs et les Romains entre eux et les peuples « muets » permettait de créer un système de notions valorisantes, du moins dans la mesure où la division entre les « leurs » et les étrangers impliquait un jugement de valeur. Les communautés de langue – comme la communauté hellène, germanique ou slave – dépassaient en vérité le cadre politique des tribus et n’avaient pas de structure organisationnelle, mais le sentiment de proximité lié à la facilité de communiquer, au culte des mêmes divinités et à la similitude des coutumes en faisait les groupes d’identification les plus larges8. Les liens avec le groupe d’origine s’exprimaient par l’opposition à tous les étrangers, laquelle n’était pas nécessairement hostile mais toujours chargée d’une valeur émotionnelle.
Néanmoins, chez les Grecs et surtout chez les Romains, le sentiment d’étrangeté vis- à-vis des peuples parlant des langues qu’ils ne comprenaient pas s’accompagna rapidement de l’inébranlable conviction de leur propre supériorité culturelle. Les Romains ne comptèrent jamais les Grecs parmi les barbares mais se considéraient, avec eux, comme le contraire des barbares. Dans l’esprit des Romains, ce qui les unissait n’était bien évidemment pas la langue mais la culture. Le terme « barbares » acquérait ainsi un contenu nouveau : il ne s’agissait plus de gens parlant une langue étrangère mais de ceux qui restaient en dehors de la civilisation, donc de sauvages.
La netteté de la distinction s’en trouvait aussi changée. Le critère ethnolinguistique excluait une fois pour toutes l’ensemble des étrangers ; le critère culturel admettait au contraire la possibilité d’un rapprochement, voire d’une insertion par le biais de l’acculturation. Aux yeux des auteurs romains, la distance séparant l’une ou l’autre tribu de la civilisation, désignée par les termes humanitas ou cultus, pouvait varier. Les Ubiens étaient, selon César, un peu plus civilisés (paulo humaniores) que les autres Germains car ils habitaient les rives du Rhin et avaient des contacts avec des marchands romains et les Gallois voisins, auxquels, d’une certaine manière, ils finirent par ressembler9. On en conclut que les Gallois étaient moins barbares que les Germains. D’ailleurs, il y avait des différences entre les Gallois eux-mêmes à cet égard : ce sont les Belges que César considérait comme les plus belliqueux (sous-entendu : les plus sauvages), car leurs habitations étaient les plus éloignées d’une province romaine civilisée (horum omnium fortissimi sunt Belgae, propterea quod a cultu atque humanitate provinciae longissimae absunt)10.
Cette « province » dont les Belges étaient éloignés, c’était également la Gaule mais depuis longtemps maîtrisée et « revêtue de la toge » par les Romains (Gallia togata). De César à Cassiodore, le terme togatio désigna le passage des peuples conquis de la barbarie à la civilisation. Ainsi le Haut-Empire revêtait-il successivement de la toge la Gaule, l’Espagne et la Bretagne. Les habitants libres d’une province devenaient citoyens romains et subissaient effectivement la romanisation. Les élites de l’Empire pensaient l’expansion en termes de mission civilisatrice11 tandis que la barbarie devenait l’appellation du monde encore extérieur au périmètre de l’Empire, donc privé de culture et d’ordre étatique.
L’Église du Bas-Empire adopta cette attitude et lui donna une nouvelle dimension. La mission civilisatrice prit la forme d’une mission de christianisation et fut considérée comme le devoir du clergé et des empereurs chrétiens. Pour les auteurs ecclésiastiques du Moyen Âge européen, les barbares étaient des peuples païens, souvent proches d’eux du point de vue ethnique, mais encore non baptisés12. Aux yeux de l’historiographe Bède, les Saxons continentaux (antiqui Saxones) étaient des barbares qui, en tant que païens, avaient tué des représentants du monde civilisé, les missionnaires anglo-saxons : Evald le Blanc et Evald le Noir. Bède ne manqua pas de souligner à l’occasion que les Saxons continentaux n’avaient ni roi ni ordre étatique, contrairement aux peuples civilisés. De même, Adam de Brême appela barbares les Suédois païens ; en revanche, il tenait pour un homme civilisé et éclairé le roi du Danemark Sven Estridsen, qui omnes barbarorum gestas res in memoria tenuit (« qui conservait dans sa mémoire toute l’histoire des barbares »)13.
La connotation du terme barbari, ainsi enrichi d’une dimension religieuse, s’inscrivit au Moyen Âge dans la continuité des notions élaborées sous l’Empire romain. C’est aussi à cet égard que les écrivains ecclésiastiques furent les héritiers de la culture classique et de ses stéréotypes. Indépendamment de l’impact de ces stéréotypes sur la manière de percevoir les peuples barbares, l’Europe païenne au Moyen Âge, tout comme le barbaricum européen au temps du Bas-Empire, était effectivement le domaine de sociétés traditionnelles, illettrées, politiquement organisées en tribus, parfois en fédérations de tribus, mais pas en États.
La notion de « barbares » reposait cependant sur un critère négatif : elle désignait des peuples non civilisés, c’est-à-dire demeurant encore hors du cercle de la culture classique et de son héritage. Ce patron négatif ne cachait-il pas une diversité ? Cette question occupe les historiens depuis bien longtemps. Sous l’influence des idées nationalistes du XIXe siècle, les chercheurs ont renoncé à traiter le barbaricum comme un tout et ont concentré leurs efforts sur la connaissance de chaque communauté ethnolinguistique. À l’instar des linguistes qui reconstruisirent le vieux slave, les historiens panslavistes s’efforcèrent de reconstituer le système des institutions sociales et des normes légales des anciens Slaves. Ce régime était censé exprimer les valeurs spirituelles communes, pensait-on, à tous les peuples slaves. De la même manière, on émit l’hypothèse selon laquelle il avait existé dans un passé lointain un autre régime politique basé sur les fondements culturels germaniques généraux et jadis commun à tous les Germains. Ces idées ont été avec juste raison reléguées aux archives14, mais les recherches sur l’histoire sociale des barbares germains et slaves, ainsi que celle des Celtes et des Baltes suivent toujours des voies séparées. La force d’inertie nous maintient dans les ornières creusées par les ouvrages de nombreuses générations antérieures et rend la ségrégation ethnique des domaines de recherche difficile à surmonter.
Pourtant, dès 1974, l’excellent spécialiste des peuples barbares, Reinhard Wenskus, s’insurgeait contre cette ségrégation. Dans son essai-manifeste sur les ressources que l’anthropologie peut procurer aux médiévistes, il soulignait que les territoires dotés de structures socio-politiques semblables ne recoupent pas les territoires des communautés linguistiques. Wenskus ne considère pas le barbaricum européen comme un tout homogène. Il met en lumière la particularité culturelle des peuples nomades des steppes et celle des tribus qui habitaient les territoires forestiers au nord-est du sous-continent, mais il traite les tribus celtes, germaniques, slaves et baltes comme un seul cercle culturel, dans le périmètre duquel les sociétés traditionnelles étaient organisées selon des principes qui se ressemblaient15. Cette approche eut pour conséquence d’élargir radicalement les horizons de la recherche. Wenskus proposait davantage qu’une nouvelle typologie : il formulait un nouveau programme de recherches.
Le livre que je mets entre les mains du lecteur s’inscrit dans le programme de Reinhard Wenskus. Je n’ambitionne pas de les reprendre exhaustivement. L’anthropologie historique des peuples baltes ou des Celtes insulaires, et celle des Slaves des Balkans outrepassent mes compétences. Je tente seulement de traiter conjointement la problématique sociale et politique des tribus germaniques et celle des Slaves de l’Ouest, tout en me référant parfois aux sources qui concernent les Slaves de l’Est. Cela n’est pas un modeste projet et je m’attends à de sévères critiques. Je n’épargne d’ailleurs pas moi-même certains de mes prédécesseurs. Et je me décide à prendre ce risque, car j’ai la conviction que le besoin de dépasser la ségrégation ethnique dans les recherches sur les tribus germaniques et slaves de l’Europe barbare est mûr. Ce qui signifie que je me décide à englober dans un horizon comparatif commun des sources parfois très éloignées dans le temps et l’espace. Onze siècles séparent La Germanie de Tacite de la Chronique des Slaves de Helmold. Six siècles se sont écoulés entre la mise par écrit de la loi salique et l’ample rédaction de la Pravda Russkaïa. Est-il permis d’effectuer une interprétation comparative de ces monuments ?
Le cours de ce livre nous permettra de réfléchir à cette question. Le verdict sur l’utilité des sources ne saurait en effet précéder l’analyse détaillée de leur contenu. Contrairement au temps astronomique, le temps historique ne s’écoule pas de la même manière pour tous les peuples et toutes les cultures. La distance chronologique entre les sources historiques n’affranchit pas le chercheur de la réflexion sur la convergence des informations qui y sont contenues. En cette matière, l’historien peut consulter l’anthropologue avec profit.
La problématique de ce livre a du reste beaucoup en commun avec l’ethnologie. La Germanie de Tacite est, après tout, un ouvrage d’ethnographie. Dans la perspective de la civilisation antique et moyenâgeuse, les tribus barbares se présentaient jusqu’à un certain degré comme les peuples dits exotiques qu’étudiaient les ethnologues du XIXe et du XXe siècle. Leurs organisations territoriales et politiques, que la science appelle tribus, ne comportaient pas d’instruments de contrainte administrative et l’intégration sociale s’y fondait sur la force irrésistible de la tradition ainsi que sur la pression qu’exerçait sur l’individu son groupe d’origine. Dans ces sociétés sans écriture, non seulement la mythologie mais aussi la mémoire historique collective et les normes juridiques étaient transmises oralement de génération en génération. Ce phénomène constitue bien entendu un défi pour l’historien. Il nous faut commencer par l’affronter.
Karol MODZELEWSKI,