Des témoignages écrits aux sociétés illettrées
Récits sur les barbares
L’historien des époques lointaines s’apparente d’une certaine façon à l’ethnologue : la différence des cultures sépare le chercheur de l’objet de sa recherche. Franchir cette barrière, comprendre une culture différente de la nôtre est le risque et le plus grand charme de notre métier. Mais dans les recherches sur l’Europe des barbares nous rencontrons une difficulté supplémentaire. Outre la distance culturelle qui nous sépare des communautés tribales des Germains et des Slaves, la différence de culture entre ces tribus barbares et les auteurs antiques ou médiévaux qui les décrivaient entre également en jeu. Ainsi, nous avons affaire à une double barrière.
Les cultures traditionnelles du barbaricum s’appuyaient sur la transmission orale et se passaient en règle générale de l’écriture. Les pierres runiques sont une exception qui ne réfute pas la règle. Les inscriptions gravées sur ces pierres remplissaient en effet des fonctions magiques et cultuelles et ne servaient pas à transmettre un savoir sur les normes juridiques ou sur les institutions politiques16. Avant sa transformation par les États chrétiens et par l’Église, le monde barbare ne donnait pas de témoignages écrits sur lui-même. On peut en gros diviser les témoignages écrits sur ce monde illettré en deux catégories. La première se compose de relations directes ou indirectes de témoins oculaires qui entretenaient des contacts personnels avec les sociétés tribales. Ce sont des témoignages contemporains mais livrés par des étrangers qui portaient sur les barbares le regard des gens civilisés de l’Antiquité ou du Moyen Âge. La seconde catégorie inclut les traditions juridiques mises par écrit sur l’ordre d’un roi. Il ne s’agit pas là d’ouvrages d’érudition étrangers mais, le plus souvent, de sources d’origine indigène. La codification écrite des lois tribales se fit sur l’ordre des rois barbares. Cependant, cela se passa après que le seuil du système étatique et de la christianisation eut été franchi. Les sources se rapportant à la société tribale sont donc soit des témoignages extérieurs, soit des témoignages ex post.
Les topoï littéraires et la réalité
De la conquête des Gaules par César à la prise d’Arkona par les Danois en 1168 et à l’assujettissement des Prusses et des Yatvègues par les chevaliers Teutoniques, le monde civilisé avala les uns après les autres les espaces de l’Europe barbare. Pendant treize siècles, les guerres et les missions chrétiennes s’accompagnèrent de tentatives de présentation des tribus barbares par les auteurs latins et grecs. Des commandants militaires, comme César, des historiens romains, comme Tacite ou Procope de Césarée, des chroniqueurs et des hagiographes de l’Occident médiéval ont écrit sur ce sujet. Malgré des différences évidentes entre les auteurs, leurs observations portant sur les tribus germaniques, slaves et baltes présentent des points de convergence frappants.
Cette convergence d’observations a éveillé la vigilance des chercheurs. Hélas, la critique s’est principalement focalisée sur la recherche des topoï. La similitude des contenus qui reviennent dans les diverses descriptions des peuples barbares s’expliquerait plutôt par un parcours d’emprunts littéraires que par la similitude de la réalité décrite17. Pourtant, on ne saurait parler d’emprunts qu’à partir du moment où un auteur a la possibilité de connaître son prétendu modèle.
Au Moyen Âge, le seul texte universellement connu et utilisé dans tous les écrits était la Bible. Les chroniqueurs et les hagiographes allemands trouvaient leurs modèles de phraséologie latine principalement dans la Vulgate et dans la littérature patristique. Il faut compter avec cette circonstance, surtout quand on a affaire aux descriptions médiévales des croyances, des rituels et des institutions de culte païens. Les expressions et les formules directement puisées pour cette occasion dans les Psaumes ou dans les écrits des Pères de l’Église avaient beau servir d’ornements rhétoriques ou d’hommage à une convention littéraire, les épithètes telles que superstitio ou idolatria qui en faisaient partie définissaient un canon de valeurs. Cela ne veut pas du tout dire que les descriptions des lieux de culte et des rituels pratiqués par les Lutices, les Suédois, les Poméraniens, les Vagres et les Rugiens, contenus dans les textes de Thietmar, Adam de Brême, Herbord, Helmold ou Saxo-Grammaticus, reprenaient simplement un stéréotype biblique et n’étaient pas dignes de foi18. Les détails fournis par ces auteurs n’ont pas d’équivalents dans l’Écriture sainte, ils ne peuvent donc pas lui être empruntés ; leurs auteurs les doivent habituellement aux témoins contemporains ou à leur expérience personnelle.
Il n’est guère possible non plus de considérer le modèle biblique comme étant à l’origine des caractéristiques médiévales de l’organisation politique des tribus barbares : assemblées et juridictions assembléaires, absence ou faiblesse de pouvoir royal, structure des unions de tribus. L’Écriture sainte ne mentionne rien de tout cela. En revanche, Tacite en traite de façon détaillée dans La Germanie, et c’est à cet ouvrage préchrétien que ressemblent le plus les récits médiévaux sur les institutions politiques et cultuelles des tribus barbares. Cependant, les convergences poussées entre ces récits et La Germanie résident dans la similitude du contenu et non pas dans celle de la forme littéraire.
Cette absence de relations formelles ne semble pas être l’œuvre du hasard. La Germanie était un ouvrage presque complètement oublié au Moyen Âge. Ce texte survécut grâce à un heureux concours de circonstances qui, au XVe siècle, aida les intérêts humanistes alors en éveil. En 1425, un moine de Hersfeld se rendit à Rome pour régler les affaires de son couvent. Il y rencontra un dignitaire de la curie qui était en même temps un fervent humaniste, Francesco Poggio Bracciolini, qu’il renseigna sur de vieux manuscrits se trouvant au couvent de Hersfeld. Un code de manuscrits anciens, écrits entre 830 et 850, contenant trois ouvrages de Tacite y était gardé : La Germanie, La Vie d’Agricola et Le Dialogue des orateurs. Les démarches que Poggio entreprit pour obtenir le recueil n’aboutirent qu’au bout de trente ans. En 1455, un envoyé du pape Nicolas V apporta le manuscrit de Hersfeld à Rome. C’est ainsi que l’on put sauver La Germanie. Le manuscrit de Hersfeld lui-même n’a pas survécu jusqu’à nos jours, mais de ses copies faites à Rome proviennent toutes les versions connues de La Germanie19. D’autres exemplaires de cet ouvrage ont peut-être existé au Moyen Âge mais il n’en reste aucune trace.
La faiblesse de la tradition manuscrite est liée à l’absence de La Germanie dans la vie littéraire de l’Europe médiévale. Parmi les écrivains de l’époque, un seul fait preuve d’une connaissance de l’ouvrage ethnographique de Tacite, Rodolphe de Fulda20. Dans l’introduction à Translatio sancti Alexandri, un ouvrage hagiographique écrit après 852, il présente une ample caractéristique des Saxons d’avant la christianisation21. Cette caractéristique est dans une large mesure une compilation. Rodolphe y réunit, sans citer ses sources, des fragments de La Germanie de Tacite et de La Vie de Charlemagne par Einhard, dûment coupés et retravaillés. Tout en s’inspirant de La Germanie, Rodolphe substitue les Saxons aux Germains, remplace le présent du texte original par l’imparfait, simplifie par endroits l’élégant latin de Tacite ainsi que sa terminologie antique peu compréhensible pour le lecteur médiéval, et avant tout opère une sélection, car il adapte le texte de Tacite à ses propres intérêts et desseins idéologiques.
Les extraits utilisés dans Transaltio proviennent des chapitres 4, 9 et 10 de La Germanie. Le fragment d’une seule phrase (« Comment ils croyaient que certains jours, quand la lune est nouvelle ou pleine, sont un bon augure pour commencer des actions... ») vient du chapitre 11 mais, isolé de son contexte, il est devenu une généralité qui n’a plus de lien avec les dates auxquelles se tenaient les assemblées. Aucune information sur les assemblées (La Germanie, chapitres 11 et 12) n’apparaît d’ailleurs dans Translatio sancti Alexandri. Rodolphe omet également la totalité du chapitre 7 de La Germanie qui contient une caractéristique fondamentale de la position que les rois et les chefs de guerre occupaient dans les tribus, du rôle des prêtres en tant que gardiens de la paix sacrée durant les expéditions de guerre et de l’importance des symboles de culte que l’on emportait des sanctuaires forestiers en allant à la guerre.
Certains historiens de la littérature médiévale attribuent également la connaissance de La Germanie à Adam de Brême22. C’est un malentendu. Il est vrai que les premiers chapitres de l’Histoire des archevêques de l’église de Hambourg contiennent des passages provenant de La Germanie ; cependant, Adam ne les a pas pris directement chez Tacite mais les a copiés chez Rodolphe de Fulda. Cela ne fait aucun doute : les chapitres 4 à 7 du 1er livre de la Gesta hammaburgensis ecclesiae pontificum correspondent mot pour mot à la compilation par laquelle débute Translatio sancti Alexandri. Adam de Brême n’avait d’ailleurs pas conscience qu’il citait les formulations provenant de chez Tacite, ni même qu’il le faisait par l’intermédiaire de Rodolphe de Fulda. Il ignorait qu’il s’agissait d’une compilation ; il était convaincu qu’il avait affaire au texte d’un seul auteur anonyme, et comme il y trouvait des phrases familières de La Vie de Charlemagne, il attribua au seul Einhard la paternité du texte. Au début et à la fin d’une longue citation de Translatio, Adam se dit convaincu qu’Einhard en est l’auteur : « Comme Einhard le mentionne sommairement dans l’introduction à son histoire [...] » ; « Nous avons puisé tout cela de l’écrit d’Einhard sur l’arrivée, les coutumes et les superstitions des Saxons [...] »23.
Cela permet de dire en toute certitude qu’Adam de Brême ne connaissait pas La Germanie et n’avait aucune idée du contenu des chapitres de Tacite que Rodolphe de Fulda n’avait pas transmis. Il faut en tenir compte quand on analyse l’incontestable ressemblance entre le récit du martyre de Wolfred, décrit par Adam dans l’Histoire des archevêques de l’église de Hambourg, et l’information que Tacite fournit sur les modes d’exécution de la peine de mort pratiqués par les Germains. En 1030, un ecclésiastique nommé Wolfred arriva d’Angleterre en Suède pour annoncer la Parole de Dieu aux païens. « Quand il en eut converti déjà plusieurs – écrit Adam –, il se mit à maudire l’idole de ce peuple nommé Thor, qui se trouvait sur la place de l’assemblée des païens, et, ayant empoigné une hache à double tranchant, il coupa cette figure en morceaux » (ydolum gentis nomine Thor stans in concilio paganorum cepit anathematisare simulque arrepta bipenni simulacrum in frusta concidit). Aux yeux des Suédois, c’était bien sûr un monstrueux sacrilège. Ils infligèrent donc au missionnaire une peine qui correspondait à son crime : « Pour une telle audace il fut aussitôt transpercé de mille plaies et rendit au ciel son âme digne de la palme du martyre. Après maints outrages, les barbares noyèrent son corps déchiqueté dans le marécage » (corpus eius barbari laniatum post multa ludibria merserunt in paludem)24.
Il faut comparer ce récit à celui de Tacite. D’après le chapitre 12 de La Germanie, lors des assemblées tribales, on jugeait les crimes passibles de la peine de mort. Le mode d’exécution de la peine dépendait de la nature du délit (distinctio pœnarum ex delicto) : « Les traîtres et les transfuges sont pendus aux arbres ; les lâches et les poltrons, les gens de mœurs infâmes sont enfoncés dans la boue d’un marais avec une claie jetée sur le corps » (ignavos et imbelles et corpore infames caeno ac palude, iniecta insuper crate, mergunt). Tacite fait découler la variété des supplices d’une idée attribuée aux Germains selon laquelle « en punissant, il faut mettre à la vue les crimes et cacher l’ignominie » (scelera ostdendi oporteat, dum puniuntur, flagitia abscondi)25.
L’hypothèse d’un motif littéraire itinérant de Tacite jusqu’au chanoine de Brême peut paraître tentante car elle offre la perspective d’une simple explication des coïncidences, mais elle est foncièrement erronée. L’information sur la noyade des condamnés dans le marécage se trouve au 12e chapitre de La Germanie, omis en totalité par Rodolphe de Fulda et, par voie de conséquence, ignoré d’Adam de Brême. L’indication que « les barbares noyèrent dans le marécage » le corps du missionnaire qui s’était attaqué à un objet sacré des païens est totalement indépendante de l’observation notée presque mille ans plus tôt par l’historien romain. Ni Adam de Brême, ni même Tacite ne comprenaient la signification de ce qu’ils décrivaient. Cependant, nous trouvons une confirmation crédible de leurs récits et même quelques éclaircissements dans d’autres sources.
Une codification écrite des lois des Burgondes, provenant du début du VIe siècle, contient au titre XXXIV la norme suivante : « Si une femme quitte son mari, à qui elle est légalement unie, elle sera exécutée dans le marécage » (necetur in luto)26. La crédibilité de l’information est dans ce cas indiscutable. Nous avons affaire à une norme du droit traditionnel qu’il est impossible de prendre pour une réminiscence littéraire. L’abandon du mari par la femme passait aux yeux des Burgondes pour un fait délictuel particulièrement vicieux et troublant car il constituait une violation des normes sacrales sur lesquelles reposait l’ordre patriarcal. Il s’agissait d’un tabou sexuel, ce qui correspond parfaitement à l’information que transmet Tacite sur l’exécution par noyade dans le marécage des personnes souillées par des actes charnels impurs (corpore infames). On comprend aisément que les circonstances macabres d’une telle mort aient attiré l’attention de l’historien romain, mais les rédacteurs des codifications écrites se laissaient habituellement guider par d’autres critères. Généralement, ils mentionnaient la peine de mort sans entrer dans les détails. La disposition détaillée que l’on trouve au titre XXXIV du droit des Burgondes indique que la manière et le lieu de mise à mort d’une femme adultère avaient une signification rituelle spéciale, dont l’origine remontait probablement au culte païen.
La référence au culte païen est explicite dans une norme traditionnelle, enregistrée vers l’an 802 par le scribe qui préparait la codification de la loi des Frisons : « Celui qui entrera par force au temple et emportera des objets de culte quelconques, sera conduit à la mer et sur le sable, en un endroit que submerge habituellement la marée haute, on lui coupera les oreilles, on le castrera et l’offrira en sacrifice aux dieux dont il a violé le temple » (Qui fanum effregerit et ibi aliquid de sacris tulerit, ducitur ad mare, et in sabulo, quod accessus maris operire solet, finduntur aures eius, et castratur et immolatur diis, quorum templa violavit)27.
Au chapitre suivant, nous nous pencherons sur les raisons pour lesquelles les codificateurs chrétiens ont noté cette norme pénale manifestement païenne. La correspondance entre cette norme et l’information fournie par Adam de Brême sur la mort de Wolfred saute aux yeux. Dans les deux cas, le crime est identique : une violente agression contre un sanctuaire païen. Les peines infligées se ressemblent aussi. La brutalité des détails mentionnés dans le Supplément des sages permet de s’imaginer en quoi pouvaient consister les outrages physiques, ces multa ludibria, dont les Suédois injurièrent le corps du missionnaire avant de le jeter dans le marécage. Même si, chez les Frisons, le final avait lieu non pas sur le marécage mais sur le sable, l’indication est précise : il s’agissait d’un endroit submergé par la marée montante, où le terrain est humide et bourbeux. C’est justement là-bas que l’on sacrifiait aux dieux offensés le corps du profanateur privé d’oreilles et émasculé.
Les marécages, les terrains uligineux et les eaux constituaient dans la mythologie des peuples indo-européens le domaine caractérisé des dieux du monde souterrain, des esprits des morts et de la végétation. Les témoignages unanimes des sources fournissant une caractéristique des lieux d’exécution des criminels qui ont violé les bases sacrales de l’existence de la communauté, et en particulier l’explication de leur supplice dans Additio sapientum, permettent de conclure que ces criminels étaient sacrifiés aux divinités chtoniennes28.
Le terrain marécageux conserve si bien les matières organiques qu’aujourd’hui encore nous pouvons voir les visages de certaines de ces victimes. Lors de l’extraction de la tourbe, puis au cours de fouilles archéologiques au nord de l’Allemagne, au Danemark, aux Pays-Bas et en Irlande, quelques centaines de « cadavres du marais » ont été exhumés. On ne saurait les considérer uniquement comme des victimes d’homicides prémédités ou d’accidents. Ces trouvailles sont pour une part concentrées sur des espaces relativement restreints, dans des lieux que les archéologues considèrent comme sacrificiels. Les corps de chevaux, bœufs, moutons et brebis y sont majoritaires mais ils voisinent avec des dépouilles humaines, qui portent parfois des bandeaux sur les yeux ou les traces de supplices infligés avant la mort29.
Le mode de mise à mort rituelle décrit dans La Germanie a été pratiqué, on le voit, sur de vastes territoires européens durant plusieurs siècles. Ainsi agissaient les Burgondes au VIe siècle, les Frisons au seuil du VIIIe centenaire, et aussi les Suédois païens – encore en 1030. Adam de Brême écrivit sur ce sujet presque mille ans après Tacite et c’était encore vrai de son temps. Ce n’est pas l’unique exemple des coutumes et des normes que Tacite avait été le premier à relever dans La Germanie et qui se maintinrent des siècles durant. La mention qu’il fait de la prise de décision en assemblée par la voie toute particulière de l’acclamation (le brandissement des lances) est confirmée par les codifications écrites des coutumes juridiques norvégiennes du XIIe siècle, où ce rituel apparaît sous le nom de vapnaták30. Dans ce cas, nous avons affaire au droit et non pas à la littérature, et il n’est pas possible d’expliquer les coïncidences par le parcours d’un topos. Il semble que la méfiance des chercheurs face aux incontestables coïncidences entre les descriptions de La Germanie et les récits médiévaux sur les barbares exprime une attitude très caractéristique de notre culture par rapport au temps et au changement social. Cette attitude ne facilite cependant pas la compréhension des cultures traditionnelles et n’autorise pas l’historien à discréditer les témoignages que présentent les sources.
Les convergences entre Tacite et les auteurs des récits médiévaux concernent d’ailleurs aussi bien les récits sur les tribus germaniques que slaves. Les informations de Thietmar de Merseburg sur les drapeaux aux effigies des divinités païennes que les Lutices emportaient du temple de Svarogitz à Radogoszcz lors de leurs expéditions militaires, ainsi que le passage sur les prêtres qui les accompagnaient à la guerre trouvent une analogie évidente au chapitre 7 de La Germanie31. Cependant, Thietmar puisa des renseignements à ce sujet non pas chez Tacite mais chez des témoins oculaires qui, épaule contre épaule avec les Lutices, participaient aux expéditions d’Henri II contre Boleslas le Vaillant. Aussi la description détaillée des oracles des Lutices – divination par tirage au sort et divination par les augures du cheval – est-elle chez Thietmar semblable quoique non identique au chapitre 10 de La Germanie. La relation de Thietmar sur ce sujet recoupe d’ailleurs la description des oracles poméraniens dans les vies d’Otton de Bamberg, celle de l’oracle de Rügen dans Gesta Danorum de Saxo Grammaticus ainsi que la mention d’Henri le Letton dans la Chronicon Livoniae sur la divination avec le cheval chez les Liviens32.
Il y a également des ressemblances entre les récits des différents auteurs concernant le fonctionnement des assemblées tribales. Des Germains de Tacite, des Sclavènes et des Antes de Procope de Césarée, des Saxons païens dans La Vie de Lebuin, des Suédois chez Rimbert et Adam de Brême, des Lutices chez Thietmar, des Pirizzanes chez Herbord qui vivaient en Poméranie jusqu’aux Vagres dans La Chronique des Slaves de Helmold se répète au fond la même image de l’assemblée et de son rôle dans le régime politique des tribus. Nous n’y avons pas affaire à une chaîne d’emprunts littéraires mais à une mise par écrit d’observations indépendantes et en même temps similaires, parfois à caractère personnel, comme chez Helmold, et parfois prises directement chez des témoins bien informés, comme dans la chronique de Thietmar ou dans l’ancienne Vie de Lebuin.
Ces correspondances entre les récits prouvent-elles donc l’homogénéité socio-politique des tribus barbares et la longévité de leur ordre traditionnel ? Une telle conclusion serait trop simple et trop confortable. Les ressemblances entre les témoignages peuvent résulter non seulement des similitudes de la réalité décrite mais aussi des similitudes du mode de perception de cette réalité. La convergence des observations peut découler d’une communauté de points de vue. Quand il est question des institutions politiques des tribus barbares, le raisonnement de Tacite, de Procope de Césarée, de Bède, celui de l’hagiographe de saint Lebuin, de Rimbert, de Thietmar ou d’Adam de Brême suivent invariablement le même cours. Le point de départ est toujours le constat de l’absence du pouvoir royal ou de son étonnante faiblesse. Après l’étonnement vient la question : comment faisaient les barbares pour prendre et exécuter des décisions ? En quête d’une réponse, les auteurs des récits étaient enclins à traiter les assemblées comme une sorte de remède à l’absence d’État civilisé33.
Ce schéma intellectuel peut servir d’exemple pour illustrer la communauté fondamentale du point de vue de nos sources. Il ne fait guère de doute que l’évêque de Merseburg trouvait ses renseignements sur les Lutices chez des témoins bien informés qu’il connaissait personnellement – donc « dans la vie » – et non pas dans la lecture des auteurs anciens. Thietmar n’avait jamais lu La Germanie et ne savait probablement rien sur Tacite. Mais Thietmar était un fils de l’Église, donc un petit-fils de Rome. Une matrice d’héritage culturel le liait à l’historien romain dont il ignorait les ouvrages. L’outillage intellectuel des écrivains ecclésiastiques de l’Occident médiéval, bien qu’à plusieurs égards modeste en comparaison de celui de leurs prédécesseurs de l’Antiquité, découlait tout de même de la culture classique. Les intellectuels de l’Antiquité et du Moyen Âge regardaient le monde des barbares à travers le prisme des mêmes schémas intellectuels. C’est pourquoi les mêmes phénomènes dans les sociétés tribales leurs paraissaient étranges, dignes d’attention ou exotiques et prenaient une place de premier plan, déterminant une composition du tableau similaire. Cela n’est pas une raison pour nier la crédibilité de leurs récits, néanmoins c’est un problème sérieux auquel une interprétation critique des sources doit faire face.
La communication interculturelle, problème de la critique des sources. Un exemple : louanges de l’hospitalité et des bonnes mœurs des barbares
Les emprunts littéraires posent relativement peu de problèmes à la critique des sources car ils sont facilement reconnaissables. Nous savons que l’hagiographe du saint Lebuin, pour caractériser le régime politique des tribus saxonnes, s’est servi d’une formulation empruntée à Bède. Nous savons qu’Adam de Brême prit des éléments chez Rimbert et que Helmold s’inspira largement d’Adam de Brême. Juger de l’impact des modèles littéraires sur la crédibilité des diverses sources et de chaque information en particulier nécessiterait une évaluation individuelle de chaque cas. Cependant, il est impossible de ramener ainsi à un dénominateur commun les récits antiques et médiévaux sur les barbares. Le fait que leurs auteurs se servaient volontairement des œuvres de leurs prédécesseurs ne veut pas dire pour autant que le réseau des emprunts littéraires constituait un tout. En revanche, ce qui les unissait tous, c’était une même situation anthropologique : chacune de ces sources était née de la communication entre deux cultures différentes.
Cette communication était inévitablement chargée de malentendus. Chaque partie comprenait l’autre à sa manière mais seule l’une d’entre elles savait écrire. Nos sources expriment le point de vue de la partie lettrée. Pour parvenir, grâce à ces écrits, jusqu’à la partie illettrée, nous devons connaître les obstacles culturels qui limitaient chez les hommes civilisés de cette époque la capacité de comprendre les barbares et qui brouillaient la communication avec eux. Alors seulement nous pourrons défaire le nœud des malentendus34. Cela n’est pas toujours et pas totalement faisable mais c’est bien là que réside le principal problème de la critique historique de ces sources. Le problème ainsi exposé en termes généraux mérite d’être illustré par un exemple particulier. Examinons donc, justement à titre d’exemple, les opinions exprimées par les auteurs antiques et médiévaux sur l’hospitalité que les barbares offraient aux arrivants des contrées étrangères.
Selon César, les Germains « considèrent qu’il est interdit de faire du mal à un hôte ; ils protègent du préjudice (iniuria) ceux qui sont arrivés chez eux pour une raison quelconque et les considèrent comme intouchables (littéralement : saints – sanctos habent), les maisons de tous sont grandes ouvertes pour eux et la nourriture est en quelque sorte commune35 ». Tacite s’exprime de la même manière à propos des Germains : « Aucune autre nation n’aime autant recevoir à table et pratiquer l’hospitalité ; écarter un homme de son toit est considéré comme un sacrilège ; entre hôtes le vivre est commun ; chacun reçoit avec des mets dont il fait l’apprêt selon sa fortune. Quand ses provisions sont épuisées, le maître de maison de naguère indique un autre toit hospitalier et s’y rend lui aussi ; ils vont frapper à la maison la plus proche, sans être invités, il n’importe ; ils sont reçus avec la même cordialité. Connus ou inconnus, quand il s’agit du droit d’hospitalité, personne n’y met de différence. Quand le visiteur s’en va, s’il demande quelque chose, l’usage est de l’accorder, et pour demander, en revanche, on a la même liberté. Ils aiment les présents, mais ne prennent pas en compte ceux qu’ils ont donnés, ni ne se sentent liés par ceux qu’ils ont reçus36. »
Incontestablement, Tacite se réfère ici à César. Il ne s’agit pourtant pas d’un simple emprunt. Dans La Germanie apparaît le motif des dons mutuels, absent chez César. Du point de vue de l’ethnologie, la justesse de cette observation ne soulève pas le moindre doute37. Tacite s’est certainement appuyé dans ce cas sur l’expérience des marchands et des voyageurs romains. C’est également d’eux que peut provenir l’information sur l’accompagnement de l’hôte de maison en maison. Elle concrétise la mention faite par César de l’accessibilité de toutes les maisons et correspond à la protection mise en œuvre pour la sécurité de l’hôte, exposée dans les Commentaires de la guerre des Gaules.
Nous retrouvons les deux motifs – le soin porté à la sécurité de l’hôte et l’accompagnement de maison en maison – dans le Strategikon de Pseudo-Maurice. Cette fois, ce ne sont plus les Germains qui sont concernés mais les Slaves qui, à la charnière du VIe et du VIIe siècle, voisinaient avec Byzance : les Sclavènes et les Antes. On apprend qu’ils « traitent les étrangers avec bienveillance et amabilité, les protègent et les accompagnent de lieu en lieu, là où ils souhaitent se rendre. Et s’il arrive que, à la suite d’une négligence du maître de maison, un tort soit porté à l’hôte, alors celui qui l’a accueilli précédemment entre en guerre contre l’auteur de la négligence, considérant comme son obligation sacrée de venger l’hôte38 ».
L’auteur de ce texte savait probablement le latin mais nous ignorons s’il a jamais lu les Commentaires de la guerre des Gaules et La Germanie. Cela n’est pas d’ailleurs d’une importance majeure. Le Strategikon était un manuel de tactique militaire, contenant des informations susceptibles de servir les commandants byzantins et non pas des réminiscences littéraires. L’Empire était exposé aux attaques des Slaves et entreprenait lui-même des expéditions contre eux, il devait donc rechercher sur ces ennemis toute information à caractère de renseignement secret, stratégique. Par la force des choses, les voyageurs de toute sorte, surtout les marchands qui circulaient sur les territoires slaves, devenaient des informateurs. L’attitude que les Slaves adoptaient par rapport aux hôtes étrangers concernait ces informateurs de la manière la plus directe, et avait également de l’importance pour les militaires byzantins qui se servaient de leurs connaissances ; c’est pourquoi elle est décrite dans le Strategikon. Cette description exprime un savoir fondé sur les rapports ; les correspondances avec les notes de César et Tacite sont uniquement dues aux similitudes de la réalité décrite et à une manière de percevoir similaire. L’auteur du Strategikon a d’ailleurs remarqué une importante circonstance qui avait échappé à l’attention de César et de Tacite : l’homme qui avait enfreint les normes de l’hospitalité et n’avait pas assuré la sécurité de l’étranger confié à ses soins s’exposait à la vengeance de la part des membres de sa propre tribu. Selon Pseudo-Maurice, ce devait être une vengeance individuelle ; celui qui avait précédemment accueilli l’hôte endossait le rôle du vengeur.
La Chronique des Slaves de Helmold offre une autre image de la vengeance pour violation des droits de l’hôte. Son auteur ne savait pas le grec, n’avait aucune idée du Strategikon et n’avait lu ni César ni Tacite39 ; en revanche il possédait une bonne connaissance des Slaves du Nord-Ouest, en particulier des Vagres, parmi lesquels il avait mené une activité pastorale pendant dix ans. Helmold se rendit sur leurs territoires pour la première fois au début de l’an 1156, alors qu’il accompagnait l’évêque Gérold lors de son voyage dans les contrées des Vagres, à l’époque encore tout à fait païens. Le prince de la tribu, Pribislav, accueillit l’évêque et ses compagnons par un banquet dans sa maison. « Une douzaine de plats – écrit Helmold – remplissaient la table mise pour nous. J’y ai vu de mes propres yeux ce que je ne connaissais que par ouï-dire : il n’y a pas de peuple plus accueillant que les Slaves. Car tous, comme mus par une seule volonté, accueillent les hôtes si volontiers que personne n’a à demander l’hospitalité [...]. Et si jamais l’un d’eux se faisait prendre à rebuter un voyageur qui demande l’hospitalité, il est permis de brûler la maison et les possessions de cet homme (hujus domum et facultates incendio consumere licitum est), et tous comme un seul homme se retournent contre lui, clamant que celui qui a osé refuser du pain à un hôte est méprisable, infâme et devrait être repoussé par tous » (ou bien « exilé » – ab omnibus exsibilandum, et d’après une autre copie ab omnibus exiliandum est)40.
Peut-être Helmold ne se rendait-il pas tout à fait compte de la signification de ce qu’il décrivait. Que la communauté se retournât contre l’individu qui avait violé les règles de l’hospitalité était une chose beaucoup plus grave qu’une condamnation morale. La destruction de la maison par le feu comptait parmi les peines les plus sévères en usage dans les sociétés tribales. La maison désignait à l’individu sa place parmi les hommes et était un abri inviolable. Même un meurtrier soumis à la vengeance traditionnelle ne pouvait être tué dans sa propre maison41. L’opprobre unanime, ainsi que la destruction par le feu de la maison et des biens, égalaient la mise au ban de la communauté des hommes, la perte de tous les droits, l’exil.
Le témoignage de Helmold mérite d’être mis en parallèle avec le récit de Bède sur deux missionnaires anglo-saxons, Evald le Noir et Evald le Blanc qui, vers la fin du VIIe siècle, moururent en martyrs au pays des « anciens » Saxons, c’est-à-dire des Saxons continentaux, d’outre-mer. Après leur arrivée en Saxe, les missionnaires « trouvèrent l’hospitalité chez l’ancien d’un village (villicus) et lui demandèrent de les conduire devant son satrape, qui était au-dessus de lui, car ils devaient transmettre à ce dernier une commission importante et utile. Car ces anciens Saxons n’ont pas de roi – expliquait Bède à ses lecteurs – mais plusieurs satrapes investis du pouvoir sur leur peuple qui, à l’arrivée de la guerre, jettent à égalité des sorts et en temps de guerre suivent celui que le sort désigne et l’écoutent ; quand la guerre est finie, à nouveau tous les satrapes sont égaux en pouvoir. Cet ancien du village les accueillit et, promettant de les conduire au satrape qui était au-dessus de lui, les garda chez lui durant quelques jours ».
Mais Evald le Noir et Evald le Blanc disaient chaque jour la messe. Cela inquiéta les « barbares » qui comprirent qu’ils avaient affaire à des « gens d’une autre foi » et qui, craignant la conversion du satrape et la christianisation du pays, tuèrent les deux missionnaires et jetèrent leurs corps dans le Rhin. « Quand le satrape qu’ils [les missionnaires] voulaient voir l’entendit, il se mit très en colère qu’on eût empêché de parvenir jusqu’à lui des voyageurs qui demandaient une entrevue, et ayant dépêché des envoyés, il tua tous ces villageois et brûla le village » (et mittens occidit uicanos illos omnes, vicumque incendio consumsit)42.
Bède ne fournit pas l’année de l’événement, il note seulement le jour de la mort des missionnaires – le 3 octobre. Cela est une preuve du culte des martyrs qui se développait alors à Cologne. Le récit que fait Bède de leur expédition et de leur mort s’appuie donc sur une tradition hagiographique dont la trame – malgré environ une trentaine d’années écoulées depuis les événements décrits – paraît à peu près crédible. Ce qui ne veut pas dire que ce moine anglo-saxon, homme érudit, possédait sur le pays exotique des « anciens Saxons » des connaissances suffisantes pour bien comprendre toutes les données.
Remarquons qu’à leur arrivée en Saxe, Evald le Blanc et Evald le Noir n’eurent aucune peine à se voir offrir l’hospitalité (uenientes in prouinciam intrauerunt hospitium cuiusdam uillici), avec obligation pour le maître de maison d’accompagner ses hôtes là où ils souhaitaient se rendre par la suite. Cela est entièrement conforme à la norme de conduite face aux étrangers que nous connaissons grâce à la relation de Tacite sur les Germains, à celle de Pseudo-Maurice sur les Slaves du Sud ainsi qu’à la relation d’Adam de Brême sur les Suédois43. Le massacre des missionnaires constituait – à l’évidence – une drastique violation de cette norme. Ce n’était d’ailleurs pas, les corps ayant été jetés dans le fleuve, un simple homicide mais un crime beaucoup plus grave : un assassinat prémédité et occulte que les Germains appelaient meurtre (mordrid, mordtotum). La loi des Saxons exigeait que l’auteur d’un tel acte payât comme rançon neuf fois la valeur du wergeld de la victime ou périsse des mains des vengeurs44.
Le motif de la punition qui s’abat sur les meurtriers d’un saint apparaît fréquemment dans les ouvrages hagiographiques mais il n’y a pas de raison de mettre en doute l’information selon laquelle les assassins d’Evald le Noir et d’Evald le Blanc ont payé leur acte de leurs têtes. Or, l’information qui veut qu’on ait brûlé les maisons des personnes responsables de la mort des étrangers est particulièrement digne de foi. La convergence entre cette information et le récit de Helmold sur les Vagres paraît pertinente. La juxtaposition des deux sources nous autorise à voir dans le fait de brûler la maison du coupable la punition d’une drastique violation des obligations d’hospitalité ou – plus largement – la punition d’un outrage à la communauté, et de l’infraction à ses règles fondamentales.
Bède savait que les Saxons n’avaient pas de roi mais il semblerait qu’il ne comprît pas entièrement les mécanismes selon lesquels fonctionnait la communauté tribale. Comme les assassins d’Evald le Blanc et d’Evald le Noir furent sévèrement punis, selon Bède, il fallait que le bras justicier d’un pouvoir eût agi. Dans le récit du martyre des Evald, le « satrape », présenté comme un roi autocratique en miniature, devient la personnification d’un tel pouvoir. C’est lui qui se met « très en colère », décide tout seul de punir les coupables et fait exécuter cette décision par ses envoyés45.
Bède a emprunté le terme satrapae à la Bible. Il est fort probable que le Livre de Daniel 6, 2-4 lui a servi de modèle : « Il plut à Darius d’établir sur le royaume cent vingt satrapes pour être dans tout le royaume, et au-dessus d’eux trois chefs – Daniel était l’un d’eux –, à qui ces satrapes devaient rendre compte, afin que le roi ne fût pas lésé » (placuit Dario et constituit super regnum satrapas CXX, ut essent in toto regno suo, et super eos principes tres, ex quibus Daniel unus erat). La reprise de ce terme indique que Bède pensait aux chefs des nombreuses unités territoriales. C’est dans cet esprit que l’auteur de l’ancienne Vie de Lebuin a modifié la formulation empruntée à Bède : « Les anciens Saxons n’avaient pas de roi mais des satrapes instaurés en [chacune des] circonscriptions » (Regem antiqui Saxones non habebant, sed per pagos satrapas constitutos). L’hagiographe ajoute une information sur l’assemblée générale de l’union des tribus saxonnes à Marklo sur la Weser où une fois dans l’année se réunissaient tous les satrapes, chacun à la tête d’une représentation choisie de sa circonscription46. Le mot pagus n’est pas ici une généralité mais le synonyme latin du terme saxon go. Les annales du VIIIe siècle ainsi que d’autres sources liées à la conquête carolingienne de la Saxe désignaient habituellement par le terme pagus les unités territoriales de base. Heureusement, nous disposons de sources plus probantes que l’Histoire ecclésiastique du peuple des Angles de Bède le Vénérable pour nous renseigner sur les juridictions tenues dans le cadre de ces unités et sur les peines qu’on y prononçait.
En 797, Charlemagne émet le deuxième capitulaire pour les territoires saxons conquis. Sa promulgation fait référence à la présence de représentants du peuple saxon à Aix-la-Chapelle, au moment de la proclamation solennelle de cet acte. Ils y sont arrivés de nombreuses communautés locales (pagi) – le rédacteur du capitulaire le souligne – situées sur les territoires des trois tribus incorporées à l’état des Francs : les Westphaliens, les Angariens et les Ostphaliens (simulque congregatis Saxonibus de diversis pagis tam de Westfalais et Angariis quam et de Ostfalais)47. Au 4e chapitre du capitulaire, Charlemagne donne son accord pour que les juridictions locales soient tenues, comme l’exigeait une coutume ancienne, par les habitants de la circonscription eux-mêmes (ipsi pagenses), désignés alternativement par les termes équivalents de « voisins » ou « covoisins » (vicinantes, vicini, convicini). C’étaient eux qui rendaient le jugement (wargida) et le faisaient respecter par la force. La terminologie de la source indique que derrière le nom pagus se cachait la communauté territoriale et de voisinage.
Le chapitre 8 du capitulaire de 797 révèle la façon dont cette communauté jugeait et usait de la contrainte. À l’égard d’un rebelle (rebellis) qui n’a pas voulu reconnaître le jugement rendu par ses propres voisins ni comparaître à la convocation devant le tribunal du roi des Francs, Charlemagne consent à appliquer des répressions conformes aux anciennes lois des tribus saxonnes (secundum eorum ewa). Les habitants du pagus devaient donc se réunir en assemblée pour y prendre unanimement la décision en vertu de laquelle ils mettaient ensuite le feu à la maison du coupable (condicto commune placito simul ipsi pagenses veniant et si unanimiter consenserint pro districtione illius causa incendatur)48. Au début du XIe siècle, les Lutices, donc Slaves de l’Ouest, punissaient exactement de la même manière tout membre de leur tribu qui aurait ouvertement saboté la réalisation des décisions unanimes de l’assemblée : le coupable « perdait tout par incendie et pillage incessant », à moins qu’il n’ait payé lors de l’assemblée son propre wergeld comme rançon49. Dans les deux cas, aussi bien la prononciation que l’exécution de la peine reposait littéralement entre les mains de la communauté, et non pas d’un roi, qu’il soit grand ou « petit », et de ses sbires.
Dans le capitulaire de 797 et dans la relation de Thietmar sur les Lutices, la faute du « rebelle » consiste en une désobéissance ouverte par rapport aux résolutions de l’assemblée. On la considérait comme un attentat contre les règles fondamentales de la vie publique et un outrage à la communauté d’origine, qui se retournait alors d’un commun accord contre le coupable. Les mentions faites par Helmold et Bède indiquent que l’on appliquait des répressions de même nature aux personnes coupables de violation des règles de l’hospitalité, en particulier celles de l’inviolabilité du voyageur et de l’obligation de garantir sa sécurité. L’hôte restait sous la protection de la communauté tribale qui voyait en lui non seulement un lien avec le monde environnant mais aussi le porteur d’un sacrum. La violation de la paix sacrée qui protégeait un étranger était une injure à la communauté. Elle se vengeait donc sur le coupable de la même façon que sur le « rebelle » qui l’avait injuriée par son mépris ostentatoire des décisions de justice et des décisions politiques de l’assemblée. Il semble donc que les soins dont on entourait l’hôte et le souci de sa sécurité fussent dictés non pas tant par une amabilité spontanée et par un élan du cœur que par les normes rigoureuses de la loi traditionnelle.
Le caractère obligatoire des règles de l’hospitalité se trouve confirmé par le Liber constitutionum burgonde du début du VIe siècle. Comme en témoigne le titre XXXVIII : « Quiconque refuse à l’hôte qui arrive une place sous son toit ou auprès du feu, paiera 3 solidus d’amende [publique] » (quicumque hospiti venienti tectum aut focum negaverit, trium solidorum inlatione multetur). Les « convives du roi », c’est-à-dire les guerriers de sa suite et ses fonctionnaires bénéficiaient d’un traitement à part : l’amende à payer pour refus d’hospitalité à ces gens-là était deux fois plus grande (si conviva regis est, VI solidos multae nomine solvat). Une régulation séparée s’appliquait aux ambassadeurs de l’étranger, qui définissait la nature des prestations qu’ils devaient recevoir sur leur lieu de stationnement : un porc ou un mouton à chaque lieu d’arrêt, plus, en hiver, du foin et de l’orge selon les besoins. Le propriétaire de l’animal devait être solidairement dédommagé de sa perte par ses voisins, tandis que le refus de la prestation due aux envoyés était passible d’une amende de 6 solidus50.
Comme on peut le constater, le pouvoir royal a très tôt repris des mains de la communauté tribale la mise en application de l’obligation universelle d’hospitalité, et s’est servi de cette prérogative pour satisfaire ses propres besoins. Telle était sans doute l’origine des charges publiques que chaque pays désignait par un terme différent : gistum, goscitwa, stan, nocleh, etc. Mais l’obligation d’accueillir sous son toit un voyageur et de lui donner une place auprès du feu n’était pas une charge au bénéfice de la royauté. C’était une vieille norme de la loi tribale. La modique amende pour sa violation (3 solidus) permet de considérer comme exagérée l’information de Helmold selon laquelle on pouvait brûler la maison et les biens de celui qui « ne craignait pas de refuser du pain au voyageur » (qui hospiti panem negare non timuisset). La destruction de la maison par le feu et le bannissement constituaient sans doute des peines infligées pour des infractions autrement plus graves, qui violaient la paix de l’étranger. Néanmoins les mots de Helmold que nous citons, comparés à cette norme de la loi des Burgondes (quicumque hospiti venienti tectum aut focum negaverit), indiquent qu’offrir l’hospitalité au voyageur ne dépendait pas de la bonne volonté, et que le fait de s’y soustraire était puni.
Il nous est possible de formuler une telle interprétation en mettant côte à côte les débris d’information parsemés dans plusieurs sources narratives, depuis César jusqu’à Helmold, avec les normes du capitulaire de Saxe et de la loi des Burgondes. Cependant, aucun auteur antique ou médiéval n’a lui-même formulé une telle interprétation. Helmold, qui était le mieux informé de nos auteurs, a failli toucher l’essentiel mais s’est arrêté à mi-chemin. Il connaissait les conséquences drastiques qu’entraînait la violation des règles de l’hospitalité ; en même temps il savait que ce n’était pas une contrainte administrative qui était à l’œuvre, mais l’unanime hostilité de « tous », celle de la collectivité tournée contre l’individu. Helmold a présenté le sujet non pas en termes de punition mais d’indignation générale et de réprobation morale. Une répression pénale sans outils administratifs, une peine prononcée et appliquée directement par la collectivité étaient inconcevables pour lui.
C’était également inconcevable pour l’auteur byzantin du Strategikon. Il avait beau savoir qu’un Slave qui n’a pas assuré la sécurité à son hôte encourait la vengeance de la part de ses propres compatriotes, il n’imaginait pas que la communauté tout entière pût jouer le rôle du vengeur – il s’attendait plutôt à ce que ce fût un individu, à savoir l’avant-dernier maître de maison qui avait accueilli l’étranger lésé.
Bède en savait beaucoup moins ; il n’avait jamais séjourné dans le pays des « anciens Saxons » et ne disposait pas de renseignements basés sur des rapports d’espionnage. Il avait seulement entendu dire que les « anciens Saxons » n’avaient pas de roi et qu’ils étaient gouvernés par des chefs locaux parmi lesquels ils tiraient au sort en temps de guerre leur commandant. Parmi ces modestes connaissances générales il a circonscrit, puisées dans la tradition hagiographique, des informations sur le martyre des deux missionnaires anglo-saxons ainsi que sur le sort de leurs assassins. Contrairement à Helmold, Bède a jugé que la mise à mort des meurtriers et la destruction par le feu de leurs maisons étaient une sanction pour le crime commis ; cependant, tout comme Helmold, il ne concevait pas qu’une telle peine pût être prononcée par la collectivité et non pas par un roi ou un fonctionnaire doté du pouvoir administratif. Il a donc estimé que la peine avait été décidée par le « satrape » agissant sous le coup de la colère, car on avait empêché de parvenir jusqu’à lui ceux qui demandaient l’entrevue, l’exécution de la peine ayant été confiée par ce même satrape aux sbires qu’ils avaient dépêchés sur place avec l’ordre de tuer les coupables et de brûler le village.
Les autres auteurs de récits étaient encore plus loin de comprendre le caractère obligatoire des règles barbares de l’hospitalité, ne sachant rien des peines qui imposaient le respect de ces règles et n’ayant aucune notion de la nature collective des répressions pénales. Le plus souvent, les écrivains antiques et médiévaux présentaient l’hospitalité des peuples barbares comme une vertu naturelle, caractéristique du stéréotype du « noble barbare ». Ce stéréotype, déjà bien visible dans La Germanie de Tacite, n’était pas étranger non plus à Helmold, selon lequel les Rugiens, en dépit de persister dans le culte païen, « se distinguaient par plusieurs vertus innées » (pollebant multis naturalibus bonis) : l’hospitalité, le respect des parents et le soin porté aux personnes âgées. Adam de Brême a eu des formulations très semblables à propos des habitants slaves de l’île de Wolin : « Ils persistent jusqu’à ce jour dans l’erreur des rites païens, cependant en dehors de cela tu ne trouverais point de peuple plus vertueux, de mœurs et d’hospitalité meilleures »51.
Deux fois encore, nous trouvons chez Adam de Brême une caractéristique des peuples barbares qui expose le contraste entre leur état de païens et la vertu innée de leurs mœurs, cette caractéristique revêtant une forme plus développée et contenant une morale explicite. Selon Adam, les Prusses sont « des hommes très généreux » (homines humanissimi) qui se précipitent au secours des équipages des bateaux qui font naufrage ou ont subi l’assaut des pirates. Si le mot « hospitalité » n’apparaît pas, on souligne cependant l’attention portée à la sécurité des étrangers. De plus, les Prusses « n’estiment guère l’or ni l’argent, et ont en abondance les peaux exotiques dont l’odeur a injecté à notre monde le poison mortel de l’orgueil ; ils les traitent comme du fumier, pour notre damnation je présume, puisque nous désirons un manteau en martre telle une bénédiction suprême [...]. On pourrait encore dire beaucoup de louanges sur les mœurs de ce peuple, si seulement ils avaient la foi chrétienne dont ils persécutent terriblement les propagateurs. C’est chez eux que prit la couronne du martyre le remarquable évêque des Tchèques, Adalbert »52.
Adam caractérise de la même manière les Suédois païens : « On dirait qu’aucune richesse ne fait défaut aux Suédois, sinon cet orgueil que nous apprécions ou plutôt adorons tellement. Tous les objets flattant la vanité, c’est-à-dire l’or, l’argent, les magnifiques montures, les peaux de castor et de martre que nous admirons jusqu’à en perdre les sens, ne sont rien à leurs yeux. [...] Tous les peuples du Nord se distinguent par leur hospitalité, et tout particulièrement nos Suédois. Il n’y a pour eux de plus grand opprobre que refuser l’hospitalité au voyageur. Ils rivalisent ardemment pour savoir qui sera plus digne d’accueillir l’hôte ; ils lui donnent tout ce qu’exige la politesse aussi longtemps qu’il souhaite rester là, et le conduisent avec zèle à chaque logement suivant chez leurs amis. Voilà qui est bon dans leurs mœurs. Ils portent un si grand amour aux propagateurs de la vraie foi, si ceux-là sont vertueux, avisés et dignes, qu’ils n’interdisent pas aux évêques l’entrée à l’assemblée générale du peuple qui s’appelle chez eux warh. Là-bas de leur plein gré ils entendent donc parfois parler du Christ et de la religion chrétienne. Et peut-être se laisseraient-ils facilement convertir par la parole à notre foi, si les mauvais prédicateurs qui recherchent non pas Jésus-Christ mais leur propre bénéfice ne corrompaient pas ceux auxquels on peut porter le salut53. »
En matière d’hospitalité, Adam de Brême disposait de bonnes informations que lui fournissaient non seulement des marchands mais surtout des missionnaires. L’archevêché de Hambourg considérait les peuples païens du bassin de la mer Baltique, en particulier ceux de la Scandinavie, comme sa zone d’influences missionnaires. Adam de Brême était le porte-parole de ces ambitions et sa mordante remarque sur les « mauvais prédicateurs » s’appliquait sans doute aux missionnaires concurrents de sa métropole d’origine. Dans tous les cas, il connaissait l’expérience des « propagateurs de la vraie foi » et était au courant de l’existence de la norme qui imposait d’accueillir un étranger, même si, comme les autres auteurs, il ne comprenait pas que c’était une norme de droit. Adam croyait que les Suédois traitaient l’inhospitalité uniquement comme un acte déshonorant, tandis qu’il s’agissait chez les barbares d’un acte interdit et passible de punition. De même, il connaissait l’usage selon lequel un maître de maison accompagnait son hôte à son logement suivant mais il n’y a pas vu une norme liée à la protection du voyageur. Avant tout, cependant, il a joint à son récit sur l’hospitalité des Suédois l’affirmation beaucoup moins crédible du mépris que le peuple des Vikings était censé porter à l’or, à l’argent et à toutes les autres richesses, inscrivant cette relation dans une moralité clairement adressée à la culture chrétienne de l’Occident.
L’idéalisation des barbares dont font montre Adam de Brême et les autres écrivains chrétiens du Moyen Âge existait déjà au temps de l’Antiquité païenne : chez Tacite. Au 5e chapitre de La Germanie, il écrivait : « L’argent et l’or, faveur ou disgrâce, je ne sais, leur ont été déniés par les dieux ; pourtant je n’oserais affirmer qu’aucune veine de Germanie ne produit d’argent ou d’or : car qui a fait des fouilles ? La possession et l’usage de ces métaux ne les occupent pas comme nous. On peut voir chez eux des vases d’argent donnés en cadeaux à leurs ambassadeurs et à leurs chefs, dont ils ne font pas plus grand cas que de ceux qu’on façonne de terre [...]. »
De la perspective de la Rome impériale, l’échelle des différences sociales chez les peuples germaniques paraissait modeste, et la fruste grisaille pouvait passer pour la dominante universelle de leur mode de vie. Cependant Tacite dit quelque chose de plus. Selon lui, l’amour du faste était une chose étrangère aux élites des tribus germaniques. Le riche arrangement des tombes des princes germaniques inflige un démenti à ces paroles54. Dans l’au-delà, tout comme sur terre, l’or et l’argent attestaient la haute position des chefs tribaux. Dans ce cas précis, Tacite est aussi loin de la vérité qu’Adam de Brême. Mais Adam, nous le savons, ne connaissait pas La Germanie, à l’exception des extraits qu’il avait trouvés dans la compilation de Rodolphe de Fulda. Le chapitre 5 de La Germanie avait été omis de cette compilation, il ne pouvait donc pas devenir une source d’inspiration pour Adam de Brême. Impossible non plus d’indiquer un autre modèle littéraire. La convergence des informations véridiques dans des sources qui étaient indépendantes l’une de l’autre pourrait s’expliquer par la justesse de l’observation. La convergence des opinions erronées, qui n’est pas due à une contamination littéraire, nous met face à un problème plus complexe et ne se laisse pas expliquer aussi facilement.
Derrière les propos de Tacite sur le mépris de l’argent et de l’or chez les Germains, on peut deviner une morale cachée. Un peu plus loin, lorsqu’il relève une caractéristique des habitudes conjugales des Germains, Tacite ne dissimule plus ses intentions moralisatrices : « Pourtant les mariages, là-bas, sont chastes – écrit-il – et il n’est rien dans leurs mœurs qui mérite plus d’éloges [...]. La dot n’est pas apportée au mari par l’épouse, mais par le mari à l’épouse. Le père et la mère, ainsi que tous les proches, assistent à la cérémonie et apprécient les cadeaux, cadeaux non pas choisis pour l’agrément d’une femme ni destinés à parer la nouvelle mariée, mais des bœufs, un cheval bridé, un bouclier avec une framée et un glaive. Contre ces cadeaux on reçoit l’épouse, et elle-même en retour apporte à son mari quelque pièce d’armes : [...]. »
Dans son usage du terme dot (dos), Tacite confond trois paiements différents : metfio, c’est-à-dire le prix accordé que le jeune marié devait payer au père ou à un autre tuteur de son élue pour acquérir sur elle le pouvoir de tutelle masculin (dit mund) ; morgengab, c’est-à-dire le don matinal que le mari offrait à la femme le lendemain de la noce, enfin le don paternel (faderfio) c’est-à-dire le trousseau que la jeune fille que l’on mariait emportait de la maison familiale. Le commentaire de Tacite sur les objets offerts nous intéresse davantage que ce malentendu. Ils devaient rappeler à la femme :
« que les auspices mêmes de son mariage qui commence l’avertissent qu’elle vient partager des travaux et des périls avec même destin pendant la paix, même destin au combat, à soutenir et à affronter : c’est ce qu’annoncent les bœufs attelés, le cheval équipé, les armes données. Ainsi devra-t-elle vivre et enfanter : ce qu’elle reçoit [les bœufs et l’équipement de guerre soi-disant offerts à la femme par le mari], elle le rendra intact et pur à ses enfants, ses brus le recevront et cela passera, plus tard, à ses petits-fils.
Elles vivent donc, selon les limites qu’impose la vertu, ne connaissant rien de ce qui mène à la perte : ni les séductions des spectacles, ni les excitations des festins. Hommes et femmes ignorent également les secrets de la littérature. Dans une nation si peuplée, les adultères sont extrêmement rares, la punition en est immédiate et permise au mari : il coupe les cheveux de son épouse, la met nue et en présence de ses proches la chasse de chez lui, puis la mène à coups de fouet à travers tout le village ; la vertu qui n’a su se garder ne rencontre en effet aucune indulgence : [...] Car là-bas personne ne rit des vices et ce n’est pas être de son temps que de corrompre et d’être corrompu. Certaines tribus font mieux encore, où seules les vierges se marient et où la femme ne connaît qu’une seule fois l’espoir et les vœux de l’hymen : elles ne prennent qu’un mari, comme elles n’ont qu’un corps et qu’une vie, pour qu’aucune de leurs pensées ne se porte au-delà, que leurs désirs s’y renferment, pour qu’elles l’aiment non pas comme un mari, mais comme le mariage même. Limiter le nombre de ses enfants ou tuer un de ceux qui naissent après les héritiers passe pour crime honteux, et là-bas les bonnes mœurs ont plus d’empire qu’ailleurs les bonnes lois55 ».
Tacite était bien renseigné sur les peines infligées aux femmes adultères. Les chercheurs qui ont étudié les cadavres des marais ont trouvé des corps de femmes à qui on avait arraché les cheveux juste avant de les tuer, qui avaient été battues, mutilées et torturées, avant d’être jetées dans un bourbier. On peut rapprocher cela de la norme du droit des Burgondes selon laquelle les femmes adultères étaient mises à mort dans le marécage56. Un rapprochement avec l’édit de Liutprand, roi des Lombards, datant de 734 s’impose également. Un chapitre à part y est consacré aux femmes coupables de brigandage en groupe. Qu’elles endossent pour ainsi dire un rôle masculin était une chose particulièrement bouleversante pour le roi : non seulement elles commettaient un crime mais en plus elles transgressaient dans le domaine des mœurs un tabou lié à la séparation des sexes. Outre la peine pécuniaire prévue par la loi pour brigandage, Liutprand ordonna donc à ses fonctionnaires d’infliger aux coupables un châtiment corporel exemplaire : il fallait « les priver de cheveux sur la tête et, les fouettant, les promener dans les villages voisins pour que, à l’avenir, les femmes ne s’avisent plus de commettre un tel crime » (publicus [...] comprehendat ipsas mulieres, et faciat eas decalvari et frustare per vicos vicinantes ipsius loci, ut de cetero mulieres tale malitia facere non presumant)57.
C’était sans doute une forme traditionnelle de répression, pratiquée longtemps avant que le roi ne décide de l’appliquer aux femmes qui avaient osé le crime « masculin » de brigandage. Quant au seul terme decalvatio, qui apparaît également dans les édits de 726 et 750, il désigne une peine déshonorante, qui entraîne une défiguration durable et un flétrissement. Elle consistait plutôt à arracher les cheveux qu’à simplement les couper58.
L’archéologie et les lois coutumières permettent donc de confirmer et de préciser les paroles de Tacite. Cependant, ces informations véridiques sur les cruelles sanctions de l’adultère se trouvent inscrites par Tacite dans un schéma qui, dans son projet d’auteur, prévalait sur l’expérience empirique. Il serait difficile d’imaginer les Germains, illettrés, en train d’échanger des lettres d’amour. Quand Tacite les félicite de ne pas le faire, il a autre chose en vue ; en effet, il stigmatise la débauche de ses propres concitoyens. La description des mœurs austères des Germains, parsemée de louanges, sert à faire la morale à la Rome décadente. Le stéréotype du « noble barbare » est censé mettre sous les yeux du monde civilisé un modèle des vertus depuis longtemps oubliées.
Ce stéréotype remplit une fonction identique dans les écrits chrétiens de l’Europe médiévale. En 745 ou en 746, saint Boniface écrit à Aethelbald, roi anglo-saxon de Mercie, une lettre qui blâme sévèrement les relations extra-conjugales du destinataire.
« Non seulement les chrétiens mais aussi les païens – souligne-t-il – le considèrent ignoble et honteux. Car même les païens, quoiqu’ils ne connaissent pas le véritable Dieu, respectent d’eux-mêmes (naturaliter) dans ces choses-là ce qui depuis le début est une loi instituée par Dieu ; or, gardant la foi conjugale envers leurs femmes, ils punissent les débauchés et les adultères. Car en Saxe ancienne [continentale], quand une vierge entache la maison de son père par la débauche ou qu’une femme mariée, oublieuse des liens du mariage, commet l’adultère, il arrive qu’on la force à mettre fin à ses jours ; elle doit nouer de sa propre main une corde à son cou, et au-dessus des restes de son bûcher [funéraire] on pend son séducteur. Ou bien d’autres fois une bande de femmes se réunit et promène l’adultère, la fouettant, dans les environs ; les femmes coupent ses vêtements jusqu’à sa taille, la fustigent à coups de verges, piquent et tailladent son corps tout entier avec des couteaux ; couverte de sang, le corps percé de multiples petites plaies et blessée en plusieurs endroits, elles la font passer de village en village, alors qu’accourent à sa rencontre de nouvelles flagellatrices mues par le zèle de la vertu, jusqu’à ce qu’enfin elles l’abandonnent morte ou à peine vivante en avertissement aux autres, pour leur faire redouter l’adultère et la débauche.
Quant aux Vinèdes [c’est-à-dire les Slaves], quoiqu’ils soient les plus vilains et les plus misérables des gens, ils respectent l’amour mutuel des époux avec tant de zèle que la femme n’accepte plus de vivre après la mort du mari. Ils ont de l’estime pour la femme qui de sa propre main se donnera la mort, et brûlera avec son mari sur le même bûcher.