PROLOGUE
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Le BOUDDHA.
Dimanche 8 octobre 2006, Karrec-Hir, pays pagan, grande marée d’automne, coefficient de 114, une heure avant l’étale de basse mer
Une fine bruine tombe sans bruit d’un ciel uniformément gris ; je foule à grandes enjambées un long moutonnement de dunes aux lourds relents de pourriture iodée. Pays breton de la fin des terres habitées, pays de mon enfance, pèlerinage des marées d’équinoxe que je ne manque sous aucun prétexte. Leur exhalaison suffit souvent à me remémorer en une suite rapide de sensations vives les scènes clés de mes premières années, mais aussi leur raison d’être au regard de ce que j’ai vécu depuis en des lieux pourtant si différents. Cette année ne fera pas exception. J’y revois les épais tapis de goémon séchant sous la surveillance étroite d’alouettes suspendues en l’air. Je me souviens que le varech entassé qui fermentait sous une calotte de terre formait comme des huttes rondes, somme toute pas très éloignées des habitations maasaï, sortes de paniers renversés recouverts de terre et de bouse, que je connaîtrais plus tard. Le décor de plis et de bosses à l’infini d’herbes blondes qui, dans un fondu de brume grise, fourmille des pépiements de myriades d’oiseaux des marais – bécasseaux, pluviers, barges et aigrettes – renforce cette évocation du pays maasaï. À l’inverse, au Kenya, combien de fois ne me suis-je imaginé, au sommet d’une ondulation couleur de blé, soûlé d’une même cacophonie de limicoles, franchir cette dune-ci pour me retrouver face à la mer.
Coïncidences mystérieuses, à l’instar de la place qui est la mienne au sein de ma fratrie : neuvième et dernière position, quand le neuf est le chiffre sacré des Maasaï. La numérologie, avec une rare obstination, m’a toujours indiqué la voie de quelque chose d’essentiel. Si je replonge par exemple (c’est le cas de le dire) à la date du 9 septembre 1962 et d’une autre grande marée, j’y revis un événement capital de mon enfance, quelques plages plus au nord. Âgé de six ans, je me grisais de vitesse sur un vélo auquel on venait d’ôter les petites roues ; je n’avais rien trouvé de mieux pour m’élancer qu’une cale s’enfonçant en pleine mer ! Si je ne me suis pas noyé ce jour-là, je le dois à ma sœur Odile, qui me sortit in extremis des flots tumultueux. 9.09.1962, en additionnant ces chiffres, n’est-ce pas encore à neuf que j’aboutis ?
Le rideau de bruine a détrempé la plage, mes pieds nus s’enfoncent dans le sable mou. D’immenses éboulements rocheux, que la mer a désertés pour quelques heures, se découpent, immobiles. Dans ce coin de Kerlouan, réputé le plus sauvage de la Paganie, l’histoire foisonne de récits de pilleurs d’épaves. Les Maasaï ne m’ont jamais cru lorsque je leur racontais comment les vaches étaient utilisées, la nuit, pour tromper les capitaines des navires qui croisaient trop près des mortels labyrinthes de pierre de ces hauts-fonds. Des vaches qui cavalaient sur ces dunes, du charbon de bois incandescent entre les cornes, pour faire croire à un balisage lumineux...
Le visage déjà inondé malgré le capuchon de mon ciré, je dépasse la lisière de goémon marquant la limite du dernier flot. Je cours à présent, tout excité, sur une surface qui s’apparente à une tôle ondulée à perte de vue, où l’on ne décèle nul indice de vie humaine. Le mauvais temps ! me dis-je. Tant mieux, personne n’aura fait mes trous ! Je m’engage dans l’un des nombreux dédales de pierres et d’eau, en prenant pour repères des blocs de granit aux formes sculpturales familières. Dans cet horizon somptueux mais hostile, rien ne ressemble plus à un tas de cailloux qu’un autre tas de cailloux. Mais, dès mon plus jeune âge, j’y ai suivi mon père, comme lui-même mon grand-père, et il n’y a pas une roche dont je ne connaisse la forme ni ce qu’elle est susceptible de cacher. Sachant où je vais, je me faufile machinalement entre les rocs glissants aux borborygmes inquiétants. Du ruissellement de l’eau sous les éboulis grimés d’algues, de toutes les tailles et de toutes les couleurs, s’élèvent des gargouillis de vie.
Car c’est bien de vie qu’il s’agit : je ne suis jamais aussi vivant que lorsque je patauge dans ces flaques, trébuchant avec jubilation parmi les touffes gluantes. Dans le même temps, entre deux rochers à explorer, toute mon existence défile également dans ma tête, au rythme du jusant. Ici, tout reprend sa place, mon esprit est clair. Pleinement relié à cette nature inviolée et aux astres qui commandent le flux et le reflux, le simple fait de vivre l’instant présent me donne à voir comme à livre ouvert ce qui constitue, je le pressens, le point central de ma vie, depuis ma naissance jusqu’à aujourd’hui.
À l’âge de six ans, brusquement plongé sous l’eau, je n’avais pas eu le réflexe de fermer la bouche – peut-être en souvenir de notre mode respiratoire originel. J’ignorais alors que cet événement, dont je mesure aujourd’hui la portée, allait bouleverser ma vie. Peu après cet épisode a priori traumatisant, en effet, j’ai commencé à faire un rêve, toujours le même, environ cinq à six fois par an jusqu’à l’adolescence. J’y étais guidé par un homme drapé de rouge, dans un environnement qui ressemblait beaucoup à celui-ci. Il m’introduisait dans une ronde sans fin de milliers d’enfants qui se donnaient la main, autour d’un rocher titanesque de forme parfaitement sphérique.
À ma grande stupéfaction, en 1982, je rencontrai cet homme qui avait visité mes rêves pendant des années – en chair et en os ! Il m’a pourtant fallu attendre 2006 pour décrypter enfin le sens profond de ce rêve. Si le voile se lève à peine, c’est sûrement que s’achève l’initiation dont je n’ai pas bénéficié dans mon pays mais que les Maasaï m’ont fait vivre, souvent à mon insu pour éviter tout artifice. Aujourd’hui je me sens bien, presque accompli, non pas d’avoir atteint cinquante ans, ce qui ne veut rien dire en soi, mais parce que cela fait vingt-quatre ans que je suis pour la première fois rentré physiquement en contact avec eux et donc que mon initiation a débuté.
Or, chez les Maasaï, il faut compter entre vingt et vingt-cinq années de temps initiatique pour se prétendre un être à part entière, équilibré, responsable et cocréateur ! Que cherchait donc à me dire mon rêve ? Une chose fort simple, selon moi. Le rocher rond tout d’abord n’était autre que la Terre, qui gravite, contre vents et marées, autour d’un point central, le Soleil. Quant à la disposition en cercle des enfants à la périphérie de la sphère, elle était destinée à me faire comprendre cette leçon donnée par l’intelligence cosmique, que l’on retrouve dans l’infiniment petit car la moindre de nos cellules se structure également autour d’un noyau central : pour qu’un organisme soit vivant, il faut qu’un point central lie, retienne, maintienne tous les éléments qui le composent. C’était cela la force de mon rêve, m’amener à percevoir, dans ma vie intérieure future, la nécessité absolue d’un point central autour duquel mobiliser toutes les forces qui sont en moi.
Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, ce rêve d’enfant où me guidait un Maasaï qui allait devenir mon ami, ce rêve suivi d’une longue initiation, m’éclaire désormais concrètement sur cette loi de la nature consistant à rechercher le point central qui est en chacun de nous. Merci, mes frères maasaï, merci de m’avoir libéré du poids de l’indécision, merci de m’avoir fait rentrer dans le monde réel, qui est en moi et non à l’extérieur de moi ! Depuis que j’ai compris qu’il est vain de gaspiller son énergie en tout sens, je suis apaisé, équilibré physiquement et psychiquement.
Le plaisir d’être ici, en vie, me fait oublier la bruine. Courbé en deux, l’haveneau à bout de bras, j’ai commencé à sonder le dessous d’un grand rocher plat couvert d’un magma de goémons encore dégoulinants d’eau de mer. Dans quel état d’excitation cette traque des « chevrettes », les grosses crevettes roses de Bretagne, me met-elle ! Un état que je contrôle à grand-peine. Mon cœur bat la chamade, quand toute la difficulté consiste précisément à garder son calme.
Le pêcheur doit faire corps avec le manche, afin qu’aucun effet de force ne vienne perturber le mouvement du filet et que celui-ci épouse sans heurts la grotte et ses secrets. Car, au moindre contact équivoque, le bouquet, doté de longues antennes ultrasensibles, saute d’un formidable coup de queue dans une anfractuosité inaccessible, et vous ne le revoyez plus ! C’est à force d’observer mon père pratiquer cette pêche réputée difficile que j’ai réussi, après de longues années, à maîtriser le geste parfait pour enfin rapporter un peu plus qu’un ravier.
Adulte, j’ai amené ici Claudia, cette jeune Allemande dont j’étais tombé passionnément amoureux, pour lui faire découvrir, pensai-je, la magie du lieu et les joies de la pêche à la crevette. La partie a tourné court. Non seulement elle n’en a pris aucune, malgré mes tentatives pour lui en glisser en catimini dans l’épuisette, mais elle était si terrorisée à l’idée d’être aspirée de l’autre côté du miroir déformant de toutes ces algues mouvantes que j’ai dû rebrousser chemin en la portant comme un bébé.
Nulle nostalgie dans ce souvenir, plutôt une tendresse qui perdure. J’avais rencontré Claudia en 1981 à Cambridge, en Angleterre, alors que je travaillais sur les archives maasaï de la période coloniale. Elle ignorait pour sa part jusqu’à l’existence de ce peuple et notre coup de foudre n’était dû qu’à une commune inscription à la Lennox Cook School, l’école de langues où je perfectionnais mon anglais. Pourtant, la première fois où je pénétrai chez elle, ou du moins dans la vaste demeure victorienne où elle louait une chambre – 9, Barton Road –, une découverte inattendue fit passer mes sentiments au second plan l’espace d’un instant.
« Mais... ce sont des colliers maasaï ! » m’écriai-je. Des bijoux authentiques, je l’avais repéré immédiatement, pas cette verroterie pour touristes qu’on rapporte d’un safari au Kenya. Le hall d’entrée en était tapissé. J’appris ce jour-là que le propriétaire du second étage était Richard Waller, grand spécialiste anglais de l’histoire maasaï ! Cette synchronicité fut pour moi un encouragement royal à poursuivre dans la voie que j’avais prise, mais aussi le signe fort que j’aurais beau faire, rien ne pourrait désormais me faire dévier du chemin qui me mènerait jusqu’à eux. Ce jour-là déjà, je pressentis que ma recherche s’apparenterait plus à une quête personnelle qu’à un simple travail universitaire. Impression confirmée lorsque je rencontrai le susdit historien, tout droit sorti du « tout petit monde » de David Lodge. « Tout a été étudié en ce qui concerne les Maasaï, vous devriez aller chercher du côté de l’Afrique de l’Ouest ! » m’asséna-t-il. En sortant de chez lui, je me jurai de ne jamais lui ressembler si jamais un jour je devais moi aussi devenir universitaire !
Fébrilement, je ramène le cercle de fer du filet vers moi, et avant même que j’y jette un œil, je sais au son caractéristique des vifs clapotis occasionnés par les bonds de bouquets pris au piège que mon haveneau en a la poche gonflée. J’en retire une bonne poignée, de la taille d’un doigt, fasciné par la délicatesse de leurs rostres et de leurs corps tigrés aux teintes si foncées qu’on les confondrait avec le goémon. Mais, en ce qui me concerne, pas de confusion possible. « J’ai dû être une crevette dans une autre vie ! » dis-je tout haut, prenant à témoin un énorme goéland argenté qui vient de se poser à deux mètres de mon panier. « Ou un Maasaï ! » pensé-je aussitôt, en une étrange association d’idées. Enfant déjà, alors que je n’avais pas encore fait le rapprochement entre mon rêve récurrent et les Maasaï, je songeais en effet, fort curieusement, énormément à eux à chaque fois que je me retrouvais dans cet univers luisant aux mouvances irréelles. Il est vrai que je lisais et relisais en boucle à cette époque Le Lion de Joseph Kessel, dont j’aimais déclamer au vent les passages appris par cœur, n’attendant pour cela que l’instant où mon père se fût engouffré dans une faille : « Chez les trois marcheurs qui cheminaient vers nous la fierté sans pareille qui érigeait leurs têtes, l’indicible liberté de leur corps et de leurs mouvements, leur nudité superbe, leur démarche enfin, nonchalante et cependant ailée, désignaient leur race illustre.
« Ces trois hommes étaient des Maasaï... »
Je m’aperçois aujourd’hui que tout a concouru depuis mon plus jeune âge à ce que je m’intéresse aux Maasaï. Signes troublants et coïncidences mystérieuses se sont succédé sans compter depuis ma noyade à bicyclette. Mieux encore, alors que j’étais lycéen dans la ville « lunaire » de Landerneau, ma sœur Brigitte, qui est aussi ma marraine, partit s’installer avec son mari au Kenya ! L’année du bac, elle m’envoya un billet d’avion, ils voulaient entreprendre avec moi un périple aux quatre coins du plateau est-africain.
Je ris soudain tellement fort que le goéland décolle sans demander son reste, vexé à en juger par son petit rire de gorge. Je revois en effet ma pauvre mère désemparée lorsque je lui avais annoncé que la date de départ de mon avion supposait mon absence le jour de l’affichage des résultats du bac. Je m’entends encore lui dire : « Mais maman, je vous jure que je l’aurai du premier coup, c’est mon destin ! » Elle l’avait pris, et je la comprends, pour une marque d’orgueil de ma part, alors que pour moi, c’était tout simplement écrit. Il était primordial pour mon avenir et surtout mon devenir que je m’en allasse exulter, faire le plein de nouvelles énergies sur les « dunes » mythiques des hautes terres du Rift.
Je ne retins de ce voyage que l’essentiel, c’est-à-dire l’impression de force intérieure inexpugnable émanant des Maasaï, alors même que nous ne fîmes, à mon grand regret, que traverser leurs terres. Si bien que ma décision était prise dès mon retour : j’organiserais mes études en fonction d’un seul but, vivre un jour avec eux.