PRÉAMBULE
Avant de vous emmener dans le voyage personnel qui m’a fait découvrir la culture maasaï de l’intérieur et qui m’a construit en tant qu’homme, dans mes relations personnelles autant que professionnelles, jusqu’à mon intronisation en tant qu’« aîné » chez les Maasaï et que « chercheur » dans l’université française, c’est-à-dire avant de vous faire co-naître l’essence de la culture maasaï, je vous propose ci-dessous quelques repères historiques et ethnographiques. Libre à chacun de les utiliser comme cadre préalable pour ne pas partir à l’aventure de la lecture sans bagages, ou d’y revenir une fois le voyage terminé pour l’enrichir d’un savoir plus théorique.
Maasaï, un peuple qui dérange...
Le mythe occidental du Maasaï prend naissance au milieu du XIXe siècle, lorsque les premiers explorateurs allemands et britanniques découvrent l’Afrique orientale. Ce sont eux qui doivent ouvrir la voie au commerce européen dans cette région, et plus particulièrement vers le très riche royaume du Buganda. Toutefois, une vaste zone encore inexplorée, qui s’étend du Kilimandjaro jusqu’à l’Ouganda, en interdit l’accès. Afin de sauvegarder leur monopole, les commerçants arabo-swahili de la côte dissuadent en effet les Blancs de pénétrer cette région – qui n’est autre que le pays maasaï –, en prétextant qu’elle recèle les barbares les plus sanguinaires de la planète ! Les officiels britanniques en poste à Mombasa, sur la côte kenyane, ne se privent pas de relayer la mise en garde, dès 1850, en avisant les candidats explorateurs contre l’immense danger qu’ils encourraient en cas de « traversée du pays des redoutables guerriers maasaï ». Plusieurs expéditions finissent pourtant par voir le jour, dont celle de Johann Hildebrandt, botaniste allemand, en 1877 ; mais toutes échouent à cause de l’immense peur qu’inspirent les Maasaï, déjà entrés malgré eux dans la légende. La rumeur se charge de forger leur image avant même qu’ils n’aient été directement observés. Rumeur qui se métamorphose d’ailleurs très vite en vérité scientifique lorsque sir Henry Morton Stanley, journaliste au New York Herald, surtout célèbre pour avoir retrouvé en 1870 le missionnaire explorateur David Livingstone, déclare avec solennité à la tribune de la fameuse Royal Geographical Society que « les Maasaï ont une prédilection pour le sang » ! Il poursuit en les comparant aux Comanches et aux Apaches d’Amérique du Nord : « S’il en est parmi vous ce soir qui ambitionnent de devenir des martyrs, je n’ai qu’une chose à vous dire : en vous rendant en pays maasaï, vous le serez plus vite que partout ailleurs dans ma longue liste de voyages ! »
En 1885 pourtant, et pour la toute première fois, le pays maasaï est traversé sans encombre par un jeune Écossais du nom de Joseph Thomson, géographe. Grâce à un contact réel, il observe et met en évidence des valeurs profondément humanistes et spirituelles qui contredisent absolument le mythe. Tout comme Ludwig von Hohnel, découvreur des lacs Rodolphe et Stéphanie, qui s’oppose radicalement à la prétendue agressivité des Maasaï : « Une connaissance plus intime de ces guerriers tant redoutés avait fini par nous convaincre que nous n’encourions aucun risque, bien au contraire... » Mais le mal est fait, et ces découvertes ne font que le rendre plus facile à commettre : les colonisateurs savent désormais qu’ils pourront « amadouer » les Maasaï par la ruse, tout en continuant d’utiliser le mythe comme caution à la spoliation à grande échelle qu’ils préparent déjà. Car si, jusqu’en 1901, les ambitions des Anglais étaient de renforcer leur présence en Ouganda, les impératifs économiques changent la donne avec la construction, achevée à grands frais, du chemin de fer destiné à désenclaver ce protectorat de l’intérieur depuis la côte kenyane. L’unique solution envisagée est d’encourager l’installation, le long de la ligne ferroviaire, de fermiers et de grands propriétaires venus d’Europe, d’Australie et surtout d’Afrique du Sud suite à la guerre des Boers.
Les pâturages de la vallée du Rift et du plateau de Laïkipia, c’est-à-dire les hautes terres du pays maasaï, décrits par les officiels britanniques comme les meilleurs du monde, deviennent en un éclair la proie idéale du chasseur de terre ! Le pays de l’homme blanc est né... Il suffit d’évincer les Maasaï de chez eux et de les placer dans une réserve. Le problème est loin d’être insurmontable, d’autant que la Couronne dénie aux Africains l’existence de tout concept juridique de propriété collective, ce qui lui permet de s’approprier toutes les terres jugées « vacantes et sans maîtres ». Le Foreign Office, soucieux de sauvegarder l’apparence qu’il s’engage à protéger les intérêts des populations africaines, est tout de même partisan de rechercher une solution solennelle pour que les Maasaï aient l’illusion d’un accord équitable. On confère alors au leader spirituel Olonana le titre de « chef suprême » (Paramount Chief) du peuple maasaï. Accompagné d’une dizaine d’anciens, on lui fait signer, le 9 août 1904, un premier « traité », en les obligeant à apposer l’empreinte de leurs pouces en face de leurs noms. Il est évident que les quelques Maasaï concernés étaient dans une situation très nette d’infériorité par rapport aux Britanniques et ignoraient la portée de cet acte. De plus, leur interprète était lui-même européen. Surtout, ils étaient persuadés que les Blancs ne feraient que séjourner sur leurs terres et qu’ils les récupéreraient à leur départ ! Quant aux autres, c’est-à-dire l’écrasante majorité, ignorant jusqu’à l’existence d’un tel traité, ils n’eurent d’autre choix que d’évacuer leur terre.
Le faux traité était ainsi rédigé : « Nous, Maasaï, avons librement décidé que, dans l’intérêt suprême de notre peuple, nous nous déplacions avec nos troupeaux au sein de deux réserves aux frontières reconnues, à distance du chemin de fer et de toutes les terres environnantes qui sont désormais destinées au peuplement européen... Nous sommes pleinement satisfaits par les dispositions de ce traité, car la création d’une double réserve, fixée une fois pour toutes, a été voulue pour le bienfait de notre race... » Très vite, malgré une clause de sauvegarde qui stipule que « le présent accord sera valable aussi longtemps que survivra la race maasaï, par conséquent nul colon ne pourra confisquer des terres incluses dans l’une ou l’autre des deux réserves », les éleveurs blancs qui n’ont pas eu la chance d’obtenir une concession de quatre-vingt-dix-neuf ans dans le premier service convoitent les herbages courts et suaves de la réserve septentrionale de Laïkipia. Une fois encore, le statut autoritairement conféré à Olonana, reconnu par la Couronne comme le véritable chef traditionnel des Maasaï et en tant que tel seul habilité à décider, au nom de l’ensemble des sections tribales, du devenir de leur territoire, va utilement servir les intérêts du tout nouveau gouvernement de protectorat du Kenya. On profite en effet de sa mort, opportunément survenue le 7 mars 1911, pour lui faire dire, par le truchement de l’empreinte de son pouce collectée sur sa dépouille, que les Maasaï ont décidé d’évacuer Laïkipia afin d’être réunis au sein d’une seule réserve, au sud de Nairobi ! Un nouveau simulacre de traité est signé sur cette base, le 29 mai 1911. En voici un passage mémorable : « Les Maasaï sont pleinement satisfaits, au nom à la fois des plus grands intérêts de la tribu et de l’opportunité qui leur est ainsi offerte, de vivre enfin unis au sein d’une seule réserve... de consentir à l’unanimité et en toute liberté à l’accord suivant... »
Non seulement les Maasaï perdent plus de la moitié de leurs terres et la quasi-totalité de leurs cours d’eau permanents, mais la nouvelle réserve est qualifiée non sans cynisme de « jardin d’Éden » ! En fait, elle est à plus de cinquante pour cent inexploitable, renfermant une majorité de pâturages relativement médiocres, partiellement infestés de tiques et de mouches tsé-tsé. C’est cette réserve qui constitue, côté kenyan, le pays maasaï que l’on connaît aujourd’hui. Nous ne dirons jamais assez combien l’aliénation de leurs riches pâturages du Rift, autour des lacs Naïvasha, Elmenteïta, Nakuru et Baringo et des rivières permanentes qui s’y déversent, a étranglé les Maasaï et leur mode d’exploitation en rotation des ressources pastorales. Ce second déplacement massif de populations a provoqué de nombreuses pertes humaines et animales, et il n’est pas exagéré d’affirmer qu’avec ces fameux « traités maasaï », la Couronne britannique a réalisé la spoliation de terres la plus importante de toute l’histoire de son empire colonial.
Le danger qui risque alors de mettre en péril l’existence des Maasaï est la surexploitation d’un territoire considérablement réduit et beaucoup plus aride. Pourtant, malgré les critiques qui pleuvent tout au long du siècle sur leurs méthodes jugées arriérées, malgré les spoliations et autres horreurs qu’ils continuent à subir, les Maasaï parviennent une fois encore à plus ou moins s’adapter.
Avec l’indépendance, le découpage territorial est revu et la réserve divisée en deux districts. Puis, dans les années soixante-dix, une réforme foncière radicale, instituant des group-ranches (ranchs collectifs), s’impose aux Maasaï du Kenya. Désormais, les familles sont contraintes de se regrouper de façon définitive sur des portions de terre délimitées, avec des titres collectifs de propriété. L’objectif, tenu secret par la Banque mondiale, est de tirer un trait final sur le pastoralisme traditionnel, jugé archaïque, pour ne garder qu’une minorité d’entrepreneurs privés. Les hommes politiques y contribuent en plaçant sous leur domination absolue les comités directeurs de ces ranchs qui, au lieu d’en référer à leurs membres, n’obéissent qu’à leurs puissants « patrons » et leur livrent des parcelles qu’ils prélèvent en toute illégalité sur les terres collectives ! La grande braderie a commencé...
Marginalisés durant trente ans par leurs propres leaders corrompus, les Maasaï en sont venus à se résigner à la privatisation de leurs terres communautaires. Comme en 1904, ils ignorent les véritables enjeux. Un réseau d’hommes politiques et de hauts fonctionnaires organise un racket foncier à grande échelle, avec exclusions des cadastres, fausses déclarations, substitutions de noms, manipulations des empreintes de pouces, remplacements de vrais titres par des faux ; des procédés multiples, mais un seul résultat : le dépouillement du Maasaï traditionnel ! La théorie officielle soutient ce vol depuis la colonisation, puisqu’elle a toujours considéré que les Maasaï incarnaient la « barbarie », tandis que les Européens puis l’État post-colonial étaient LA civilisation. Tout mouvement d’un pôle vers l’autre est donc synonyme de progrès. N’ayant pas de culture, ils doivent laisser leurs terres à des « civilisés ». Mais, à la différence des autres ethnies du Kenya, les Maasaï n’ont jamais accepté le postulat de l’inégalité sociale et la supériorité du modèle occidental...
Depuis les années quarante, ils se trouvent confrontés à une nouvelle manifestation de cette supposée « civilisation » : dans une même logique d’exclusion et sur les meilleures terres qui leur restent, fleurissent désormais des politiques drastiques de conservation de la faune sauvage. Priorité est donnée depuis cette époque à la création tous azimuts d’espaces protégés appelés « réserves » ou « parcs nationaux ». Encore une fois, les Maasaï gênent, ils sont cette fois les empêcheurs de rationaliser en vase clos l’écologie. De parfaits boucs émissaires ! On leur dénie toute responsabilité dans la gestion des équilibres écologiques, pourtant – est-ce vraiment une coïncidence ? – les nouvelles terres qu’on leur soustrait renferment les plus grandes densité et variété de wildlife au monde : Serengeti-Maasaï-Mara, Ngorongoro, Tsavo, Amboseli, etc., la liste est longue de ces lieux magiques extorqués aux Maasaï et donnés en pâture au tourisme de masse en le berçant de l’illusion que la nature sauvage qui s’y trouve circonscrite est demeurée inviolée depuis les origines. Dogme, mensonges ! Ici, plus que partout ailleurs, ce sont les Maasaï qui, par leurs activités purement pastorales et leur spiritualité, ont façonné cette nature dite inviolée, et permis l’épanouissement de cette exceptionnelle biodiversité. Mais on ne recule devant rien lorsqu’il s’agit de la première rentrée en devises du pays... Il faudrait pourtant leur dire, à ces touristes, que si le monde animal a été réellement menacé d’extinction, ce n’est certainement pas à cause des Maasaï, que l’on s’est empressé de brocarder « sauvages en quête de trophées », mais à cause des chasseurs blancs qui allaient de carnage en carnage et que, paradoxalement, l’on appelait, eux, les grands « amoureux de la nature qui partent en safari » ! Exemple célèbre : au cours d’un seul safari au Kenya, le président américain Theodore Roosevelt tua pas moins de cinq mille animaux provenant de soixante-dix espèces différentes, dont neuf rhinocéros blancs ! Qui sont les sauvages ?