Présentation

 
 

Quoi de plus fascinant que la passion et le silence ?... Racine nous en persuade tout au long de Phèdre, où l'intensité dramatique naît de l'entrelacement subtil de ces deux thèmes, et de leurs variations. Passions : la passion destructrice de l'héroïne, cette « flamme si noire » – superbe métaphore-oxymore qui dit tout à la fois l'ardeur dévorante du désir, et son impureté fuligineuse ; la passion délicate, tendre, qui lie Hippolyte et Aricie ; la fureur passionnée de l'imprudent Thésée, qui scelle injustement le destin de son fils. Silences : le silence dans lequel Phèdre a d'abord voulu emmurer son amour, l'attisant au contraire – comme on le voit lorsque ce silence se rompt en aveux exacerbés ; la timide retenue d'Hippolyte, puis son silence plein de noblesse quand il refuse de noircir Phèdre pour se disculper d'une accusation qui doit entraîner sa disgrâce, sinon sa perte ; le silence coupable par lequel Phèdre couvre les calomnies d'Œnone, qu'elle n'a la force de briser qu'une fois que tout est consommé. Et par-delà, le silence des divinités antiques, si souvent invoquées ou évoquées dans le cours de cette intrigue : s'abstenant soigneusement de se manifester dans l'action même, elles laissent planer un doute concerté sur leur part réelle dans la marche fatale des événements que la pièce donne à voir.

Aussi bien, passion et silence se retrouvent dans les circonstances qui entourent la création de cette tragédie, sous le titre de Phèdre et Hippolyte1, en janvier 1677. Les passions cette fois sont celles, basses, qui se déchaînent dans les polémiques suscitées par le succès de Racine2 ; c'est aussi la passion de l'écrivain pour son art, pour la poésie dramatique, passion qui connaît ici un splendide apogée. Le silence pourtant y succède : Racine abandonne après Phèdre sa carrière de dramaturge, âgé de trente-sept ans à peine. (Les deux tragédies qu'il composa des années plus tard, Esther (1689) et Athalie (1691), répondaient comme l'on sait à une demande de Madame de Maintenon, la pieuse épouse morganatique de Louis XIV ; destinées aux pensionnaires de son institution pour jeunes filles de la noblesse désargentée, Saint-Cyr, leur veine biblique, voire édifiante, relève d'une tout autre inspiration que les tragédies composées pour les théâtres et le public parisiens ; elles sont comme un sublime post-scriptum de l'œuvre.) Il est bien des façons d'expliquer ce silence : l'accueil d'abord mitigé réservé à Phèdre, les rivalités et les cabales, ont-ils fait naître chez Racine une amertume telle qu'il aura voulu mettre un terme à sa carrière ? Les encouragements que lui prodigue Boileau peuvent le laisser penser. Serait-ce plutôt que ce grand poète n'était au fond qu'un ambitieux, soucieux seulement de reconnaissance sociale, un courtisan, un calculateur capable d'abandonner sans regret cette carrière dramatique, pour peu qu'on lui fournît un meilleur moyen d'assurer sa faveur ? Il est bien vrai que sa nomination au poste d'historiographe du Roi, en octobre 1677, suffira ensuite à contenter l'ambition de sa plume. Ou bien serait-ce que les années vouées au théâtre ne furent qu'une parenthèse « immorale » dans l'existence de l'ancien élève des Petites Écoles de Port-Royal ? Toujours est-il qu'à partir de mai 1677 son existence se range : il fait un mariage de raison, et d'intérêt, avec une jeune femme qui lui donnera sept enfants entre 1678 et 1692 ; il oublie ses maîtresses comédiennes – qui souvent lui avaient inspiré le désir d'écrire des rôles à leur mesure –, et se raccommode même à la fin de sa vie avec ses anciens maîtres jansénistes, jadis combattus lorsqu'ils condamnaient violemment le théâtre et se désolaient de voir leur élève engagé dans ce chemin de perdition. Toutes ces explications sont plausibles, toutes invérifiables aussi ; chacune d'elles, défendue par quelques critiques, témoigne surtout de leur désir de peindre Racine à leur image, ou à leur mesure. Certes, chacune recèle probablement une part des raisons qui déterminèrent Racine à abandonner l'art dramatique après Phèdre ; mais toutes, remarquons-le, sont extérieures à la sphère de l'œuvre elle-même. Il est pourtant une autre raison, qui pourrait relever d'une nécessité interne à cette œuvre, à son mouvement, et qu'il ne faudrait pas oublier : avec Phèdre justement, le poète est parvenu à un sommet dans la maîtrise de son art. Dans la Préface qu'il donne à sa pièce au moment où il la publie, il déclare : « Au reste, je n'ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. » On admirera la retenue pleine d'élégance, l'orgueil contenu – en particulier dans cet « encore »... De vrai, choisir le silence après un tel coup d'éclat, alors que l'on n'a plus rien à prouver ; renoncer à son art au moment où on l'a porté à ce point de perfection, pareil geste relève d'un sublime guère inférieur à celui des sentiments déployés à l'intérieur de la tragédie même. (On pourrait presque dire qu'un semblable renoncement héroïque serait digne d'un personnage... de Corneille.) Pour Racine, quel diamant noir sur lequel clore ses œuvres dramatiques complètes – qu'il s'applique ensuite, en 1687, à publier avec tant de soins ! Il importe maintenant d'en considérer toutes les facettes, d'en apprécier tous les reflets : d'analyser à grands traits aussi bien l'habileté des techniques de composition que l'intensité des effets pathétiques et poétiques, et la profondeur de la réflexion morale que la pièce met en jeu.

LA FACTURE DE LA TRAGÉDIE : RÈGLES ET MODÈLES

Point d'aboutissement de l'art de Racine, Phèdre est la neuvième tragédie qu'il compose. Depuis La Thébaïde, créée en 1664, bien du chemin a été parcouru ; et le dramaturge venait d'avoir l'occasion de faire retour sur ce chemin alors qu'il préparait, en 1675, la première édition collective de son théâtre. Il avait eu par ailleurs tout le temps de mûrir cette nouvelle pièce, que deux ans et demi séparent de la précédente, Iphigénie. Rien, cependant, n'autorise à dire qu'il ait consacré à l'écrire beaucoup plus de temps que pour ses autres pièces : son travail de composition proprement dit n'a sans doute pas dû commencer avant le début de 1676, date de parution du second volume de ses Œuvres.

Composer une tragédie, pour un dramaturge français du XVIIe siècle, cela signifie d'abord faire l'élection d'un sujet parmi ceux que lui proposent la mythologie, l'histoire et la tradition antique, puis le conformer aux exigences propres au genre. L'aménagement de ces données premières constitue la plus grande part du travail créateur : il s'agit moins, en effet, de suivre avec une absolue fidélité une source ancienne que de prendre les linéaments essentiels d'une histoire, d'une « fable » comme l'on disait alors, et d'en tirer une intrigue tragique3. En pratique, il importait de conserver une situation initiale (par exemple : Phèdre, épouse de Thésée, brûle d'un amour interdit pour Hippolyte, fils de celui-ci), une situation finale (Hippolyte, calomnié par Phèdre, périt par injustice à la suite des malédictions de son père), certaines actions marquantes constitutives du sujet (l'aveu de Phèdre à Hippolyte, faute qui appelle, pour rester secrète, l'accusation mensongère), et de restituer entre ces éléments une continuité d'action, un développement organique et nécessaire – ce que Corneille nommait des « acheminements vraisemblables ». L'agencement de la « fable » en intrigue tragique précisément découpée, ajustée, tel est donc l'essentiel du travail de l'écrivain ; le reste, la mise en vers, l'élaboration poétique, même si c'est finalement sur elle que repose en grande partie l'intensité pathétique de l'œuvre, n'est qu'un ornement : non pas quelque chose de superflu ou de négligeable, mais un élément second. Une anecdote fameuse montre qu'il n'en allait pas autrement dans l'esprit de Racine. Son fils Louis l'a rapportée dans ses Mémoires sur la vie et les ouvrages de son père : « quand il entreprenait une tragédie, il disposait chaque acte en prose. Quand il avait lié toutes les scènes entre elles, il disait : Ma tragédie est faite, comptant le reste pour rien4. »

Lorsque Racine compose Phèdre, l'écriture d'une tragédie obéit à des conventions assez strictes. Elles se sont codifiées dans le second tiers du XVIIe siècle, par une méditation continue sur les préceptes antiques énoncés dans la Poétique d'Aristote ; un ouvrage comme La Pratique du théâtre (1657) de l'abbé d'Aubignac les formule de façon systématique, un rien pesante. Il était possible, cependant, tout en respectant un certain cadre formel – celui qu'imposent les fameuses règles classiques – de développer une conception relativement originale, personnelle, plus moderne, du genre de la tragédie : Corneille, tout au long d'une riche carrière, y était parvenu, non sans rencontrer de vives résistances, et il avait même théorisé sa démarche propre en une série de traités, les trois Discours sur le poème dramatique5 publiés en tête des trois volumes de son théâtre complet (1660). Racine inaugure sa carrière dramatique alors que Corneille est au faîte de sa gloire, et déjà consacré, précisément par cette grande édition, comme un auteur classique : il était dans l'ordre des choses que le jeune dramaturge eût à cœur de rivaliser avec son illustre aîné (Corneille a connu son plus éclatant succès avec Le Cid en 1637, deux ans avant la naissance de Racine), qu'il souhaitât aussi renouveler l'art de la tragédie pour se démarquer de celui-ci – mais qu'il dût néanmoins à ce grand modèle une part de sa technique dramatique.

LE MOULE DES RÈGLES CLASSIQUES

Pour les contemporains de Racine – les spectateurs et les doctes appelés à juger de son théâtre, selon des points de vue différents –, la tragédie est ce que l'on nomme un poème dramatique, c'est-à-dire une composition versifiée (ordinairement en alexandrins à rimes plates) destinée à la représentation. Figurant sur la scène une action par des personnages qui s'expriment au style direct, comme toute pièce de théâtre, la tragédie se définit par le rang élevé de ces personnages et la gravité de son enjeu, péril de mort ou péril d'État (c'est évidemment le cas dans Phèdre). Comme on l'a dit, elle emprunte son sujet, qui doit être vraisemblable, à l'histoire ou au mythe. Les sujets mythologiques sont en général traités comme des transpositions de récits historiques, où l'on atténue autant que possible la part du surnaturel ; quand celui-ci intervient, il n'est admis que par convention – parce que chacun connaît par avance les légendes dont il est question, qui constituent de ce fait une sorte de « merveilleux vraisemblable ». Ces sujets se signalent cependant par ce qu'ils ont d'exceptionnel, d'extraordinaire, et mettent souvent en scène un déchaînement de violence au cœur d'une alliance6 : ainsi, par quels enchaînements un père en vient-il à vouer son fils à la mort, une femme à ourdir la perte de celui qu'elle aime passionnément ?

L'éloignement du sujet dans le temps ou dans l'espace, sa gravité, la noblesse des personnages, à quoi il faut ajouter la majesté de l'expression poétique et la solennité de la déclamation7, fondent la grandeur propre au genre tragique ; ils suscitent chez les spectateurs la reverentia, ou admiration pétrie de respect, que Racine a évoquée dans la Préface ajoutée à Bajazet en 1676 : « Les personnages tragiques doivent être regardés d'un autre œil que nous ne regardons d'ordinaire les personnages que nous avons vus de si près. On peut dire que le respect que l'on a pour les héros augmente à mesure qu'ils s'éloignent de nous. » Le sujet de Phèdre doit l'essentiel de son inquiétante beauté à la distance créée par son arrière-plan mythologique ; à en croire les discours des personnages, leurs généalogies fabuleuses marquent leur destin et pèsent sur tous leurs actes, sans que la pièce s'affranchisse pour autant de l'exigence d'une action vraisemblable (les dieux antiques n'y apparaissent jamais, et leur influence même sur l'action est incertaine8). « J'ai tâché de conserver la vraisemblance de l'histoire, sans rien perdre des ornements de la Fable qui fournit extrêmement à la poésie », déclare Racine dans sa Préface.

Une tragédie classique est conventionnellement disposée en cinq actes, qui structurent le déroulement de l'intrigue ; laquelle intrigue doit se conformer à la fameuse règle des trois unités, de lieu, de temps et d'action. Soit, comme l'écrit Boileau dans son Art poétique (1674) :

 

Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli

Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. (III, v. 45-46)

 

Les unités de lieu et de temps fondent pour les spectateurs la vraisemblance du spectacle qui leur est donné à voir : la mimésis théâtrale, c'est-à-dire la prétention du théâtre à proposer une illusion de réalité, repose sur une relative adéquation entre d'une part le lieu et le temps de la représentation (le théâtre, les quelques heures que dure la pièce), d'autre part le lieu (nécessairement unique) et le temps (limité à une journée) de la fiction. L'unité d'action relève d'un tout autre plan : plus imprécise, elle se définit par la hiérarchie, au sein de l'intrigue, entre une action principale (celle qui fonde le sujet de la pièce – en général, la menace qui pèse sur le personnage principal, Corneille parlant même d'« unité de péril ») et des épisodes, c'est-à-dire des actions secondaires qui se développent en contrepoint de l'action principale et lui sont étroitement subordonnées. L'unité de l'action ne signifie donc pas son unicité, mais sa profonde cohérence. Racine se conforme bien sûr à ces règles. Le décor de Phèdre9 est celui, conventionnel, du « palais à volonté », une antichambre du palais de Trézène, lieu neutre où les personnages peuvent s'isoler ou s'assembler, se croiser ou s'éviter, se concilier ou se heurter, se comprendre ou se méprendre – et tisser ainsi les rencontres qui font progresser l'action. Le temps, c'est la classique « journée tragique », dont le cours va sceller le destin des personnages (une réplique de Phèdre à Œnone, à l'acte III, évoque clairement ce cadre temporel qui rythme la marche des événements : « Je mourais ce matin digne d'être pleurée ; / J'ai suivi tes conseils, je meurs déshonorée »).

LA DYNAMIQUE DE L'INTRIGUE

Autre critère de bonne conformation de l'intrigue tragique : elle doit, selon la formule fameuse d'Aristote (Poétique, 1450 b), posséder « un commencement, un milieu et une fin ». Il ne s'agit nullement d'une évidence : Aristote veut dire que toute tragédie doit constituer une totalité organique parfaitement intelligible au spectateur. La pièce s'ouvre sur une situation initiale qui permet de présenter les personnages et les actions dans lesquelles ils sont engagés : c'est l'exposition, qui occupe tout ou partie du premier acte. Il est bon que cette exposition possède une fonction dynamique (et non purement informative, statique) ; elle ouvre la pièce in medias res, en prenant l'action à sa naissance, dans les faits qui vont déterminer le cours de l'intrigue. Le long dialogue entre Hippolyte et son confident Théramène qui ouvre Phèdre ne se limite pas à une présentation des personnages et des enjeux de l'intrigue : il apporte une révélation (l'amour d'Hippolyte pour Aricie), qui se double d'une résolution (le départ projeté d'Hippolyte). Mais en n'évoquant qu'incidemment Phèdre consumée d'un mal mystérieux, cette première scène propose une exposition à dessein incomplète : le spectateur voudra voir éclaircie cette énigme, et éclairée l'origine des tourments de l'héroïne encore absente. Ce sera fait dès la scène III de ce premier acte par l'aveu arraché à Phèdre de son amour interdit pour Hippolyte. Voici l'exposition complète ; la situation initiale ainsi mise en place peut se ramener au principe de la « chaîne amoureuse », classique dans le théâtre du XVIIe siècle (liée à Thésée, Phèdre aime Hippolyte qui aime Aricie), chaîne compliquée cependant par le statut des différents personnages qu'elle lie (Phèdre est la marâtre d'Hippolyte, fils de Thésée ; Aricie est l'ultime descendante de la lignée des Pallantides, que Thésée a souhaité anéantir pour s'assurer le trône d'Athènes). L'intrigue peut désormais se développer, se nouer : développement qui constitue le « milieu » de la tragédie. Il est d'ordinaire marqué par un ou plusieurs coups de théâtre, ou péripéties, événements qui modifient brusquement le cours de l'action. Dans Phèdre, Racine use à cet effet d'un artifice qu'il avait déjà éprouvé en composant Mithridate : l'annonce fallacieuse de la mort d'un personnage essentiel au système initial, suivie peu après de son retour imprévu. L'acte premier se clôt sur l'annonce de la mort de Thésée (l'exposition laissait déjà le spectateur dans l'incertitude quant à son sort : le coup de théâtre en effet doit être préparé) ; celle-ci rend possible la déclaration de Phèdre à Hippolyte, à l'acte II ; la réapparition de Thésée, annoncée à la fin de l'acte II, renverse de nouveau le cours de l'action ; elle détermine les calomnies d'Œnone, et les malédictions de Thésée qui en appelle à Neptune contre son fils (actes III-IV). L'intrigue tend alors vers son dénouement – sa « fin », aux deux sens du terme, conclusion et finalité. Conclusion, elle scelle le destin de tous les personnages principaux (souvent, mais non nécessairement, par la mort : Phèdre se conclut sur celles, successivement, d'Œnone, d'Hippolyte et de Phèdre), elle arrête tous les fils de l'intrigue, elle ramène à un état d'équilibre les relations entre les personnages (Phèdre soulage sa conscience par l'aveu de sa culpabilité, Thésée rend justice, post mortem, à Hippolyte, et selon le vœu de ce fils mourant se réconcilie avec Aricie). Racine écrivait dans la Préface de Britannicus : « Pour moi j'ai toujours compris que la tragédie étant l'imitation d'une action complète, où plusieurs personnes concourent, cette action n'est point finie que l'on ne sache en quelle situation elle laisse ces mêmes personnes. » La conclusion est aussi bien la finalité de l'intrigue, le point vers lequel elle tend continûment, chacun des moments de la pièce devant concourir, même insensiblement, à la préparer. Le dénouement des tragédies antiques et classiques consiste souvent en un renversement brusque qui fait basculer au dernier moment le cours de l'intrigue – la catastrophe –, fréquemment fondé sur une reconnaissance (une révélation touchant à l'identité d'un des personnages – que l'on pense à l'exemple-type d'Œdipe). Ce n'est guère le cas dans Phèdre, qui fonde plutôt ses effets pathétiques sur la marche inexorable d'un destin tragique dont rien ne peut détourner le cours ; le dénouement repose cependant sur la révélation à Thésée de l'innocence d'Hippolyte, qu'il a fait périr par une condamnation hâtive et injuste.

Parmi les exigences formelles, ou structurelles, attachées à la tragédie classique, il faut encore mentionner la continuité de l'action à l'intérieur de chacun des actes10 (les scènes doivent toujours y être liées entre elles par l'annonce des entrées et des sorties), et la bienséance, souci de ne pas choquer la sensibilité du spectateur par la représentation de certaines actions extrêmes, horribles ou violentes – auxquelles les tragédies de la Renaissance ne répugnaient pas toujours11. Ainsi la mort d'Hippolyte, véritable acmé de l'intrigue tragique de Phèdre, est-elle soustraite à la vue du spectateur au nom d'une double nécessité ; nécessité dramaturgique d'abord – comment eût-il été possible de figurer sur scène un tel spectacle sans violer l'unité de lieu, sans recourir à des artifices et des machines de scène étrangères à l'esthétique de la tragédie racinienne ; nécessité dictée par la bienséance, ensuite, qui proscrit semblables spectacles sanglants. Mais de cette nécessité, le dramaturge sait faire vertu poétique : la scène qui ne peut être représentée est « donnée à voir » d'une autre façon, par l'artifice d'une narration qui met en valeur le pouvoir d'évocation de la parole. Le récit de Théramène, morceau de bravoure qui rivalise avec les passages correspondants chez Euripide et chez Sénèque, par la force pathétique de ses images, constitue un des plus beaux ornements de la Phèdre de Racine.

LA GREFFE D'UNE INTRIGUE POLITIQUE

Hormis ce système de règles qui définissent le cadre formel de la tragédie classique (et qui dès lors ne doivent pas être perçues comme des contraintes : loin de brider l'invention des dramaturges, elles la régulent et la stimulent, au contraire), il est un certain nombre d'usages qui ne sont pas codifiés aussi précisément, et que Racine respecte plus ou moins. Ce sont les usages de son temps, certaines attentes de la part des spectateurs, la marque aussi laissée sur le genre lui-même par ceux qui l'ont illustré avant lui – Corneille au premier chef. Racine, ainsi, ne peut reprendre tel quel le sujet que lui a légué la tradition : il doit le conformer aux goûts de son public, en même temps qu'à son propre génie.

Aussi a-t-il tenu compte d'une caractéristique propre à la tragédie classique : la politique y est toujours une composante essentielle ; l'intrigue ne peut se limiter au seul affrontement des sentiments amoureux, même les plus violents et les plus funestes, elle doit en même temps reposer sur un puissant intérêt d'État. Le dramaturge superpose donc à l'intrigue originelle du mythe une trame politique. On a déjà noté quel parti dramaturgique il a su tirer de l'annonce fallacieuse de la mort de Thésée, reprise à Sénèque : cet effet lui sert aussi à créer dans son intrigue une crise de succession pour le trône d'Athènes. Celle-ci est exposée avec netteté à la scène IV de l'acte premier ; à énumérer les prétendants qu'elle fait s'affronter, on constate avec quelle habileté Racine a su doubler les principales relations entre les personnages de sa pièce d'une rivalité de pouvoir. Fils de Thésée, Hippolyte peut bien entendu briguer sa succession ; mais il est aussi le fils d'une étrangère, une Amazone, ce qui fragilise ses prétentions. Thésée est en effet le père d'un second fils, né de Phèdre, et l'on peut compter sur la Reine pour faire valoir les droits de ce successeur potentiel, qui a cependant contre lui sa jeunesse. Par ailleurs, enfin, l'exposition a rappelé que Thésée a conquis le trône d'Athènes en exterminant les Pallantides, les enfants de Pallas, lignée « légitime » des rois athéniens ; de cette race demeure seule une jeune femme, Aricie, qui possède elle une véritable légitimité. (Le personnage est introduit dans la matrice originelle du mythe par Racine, qui s'en justifie dans sa Préface.) On admirera l'adresse du dramaturge, qui ménage l'équilibre entre ces trois partis, et crée donc un élément d'incertitude supplémentaire : il est peu vraisemblable qu'Aricie parvienne à s'emparer seule du pouvoir, sans l'appui d'un héros masculin, tout comme il paraît difficile au très jeune fils de Phèdre de se maintenir sans autres appuis ; Hippolyte enfin ne semble guère avoir l'ambition nécessaire pour conquérir le trône d'Athènes, quand le desservent déjà ses origines – à moins d'être mû par quelque autre motif. Racine ouvre ainsi le champ à un subtil jeu d'alliances, et file le second des trois brins noués dans son intrigue : Phèdre courtise Hippolyte non seulement par l'effet de sa dévorante passion, mais en espérant trouver en lui un appui pour son fils (I, V) ; or le fils de Thésée inclinerait plutôt à embrasser le parti d'Aricie, vers qui le portent ses timides sentiments, comme la suite le montre bien (V, I).

UNE INFLEXION « GALANTE »

C'est justement là une autre habileté de Racine, en même temps peut-être qu'une autre concession au goût du temps : cet épisode en partie « politique » est aussi un épisode galant, qui permet d'introduire dans la pièce un amour plus pur et plus raffiné que celui de Phèdre pour Hippolyte12. On se plaisait alors aux délicatesses d'un certain lyrisme tendre : l'année précédente avait été marquée par le succès de la tragédie lyrique de Quinault et Lully, Atys (« Et jusqu'à Je vous hais, tout s'y dit tendrement », reprochait Boileau au théâtre de Quinault). Présenté chez les Anciens comme un adorateur de Diane, voué au célibat et à la chasteté, « le fils de l'Amazone » est ici secrètement amoureux de cette Aricie, fille de Pallas. En composant cet épisode, Racine a pris soin d'éviter la fadeur ou la mièvrerie. Il insiste sur les touchantes hésitations de cet amoureux inexpérimenté qu'est Hippolyte afin de modérer le recours aux conventions galantes ; il peint avec beaucoup de subtilité les sentiments d'Aricie : la tendresse de la jeune femme, sensible dans le délicat aveu par lequel elle répond à la déclaration d'Hippolyte (II, IV), s'ombre par ailleurs d'une subtile cruauté, dans le désir affirmé d'asservir par l'amour celui qui, présomptueusement, s'en prétendait exempt, de « porter la douleur dans une âme insensible » (II, I). Cet épisode amoureux renforce le pathétique de la pièce par une note délicate : la marche funeste de la tragédie ne scelle pas seulement le destin d'Hippolyte, elle vient briser l'union espérée des deux jeunes amants (on reconnaît ici en partie le motif des amours tragiques de Pyrame et Thisbé, remarquablement traité au XVIIe siècle par Théophile de Viau). Par ailleurs, en même temps qu'il rend Hippolyte plus sympathique au spectateur, l'épisode permet de nuancer la foncière innocence du personnage : le fils de Thésée enfreint les volontés de son père, qui avait voué à l'extinction la lignée des Pallantides en défendant à quiconque de s'unir à la jeune femme. Dans l'économie de l'intrigue, enfin, la découverte par Phèdre des sentiments partagés d'Hippolyte et Aricie induit une ingénieuse péripétie : la passion contre nature dont l'héroïne s'accuse sans cesse, et qu'elle voudrait éteindre, est ranimée en elle par le feu de la jalousie ; et le mouvement dans lequel elle s'apprête à innocenter Hippolyte calomnié est arrêté par cette nouvelle fureur (IV, V). À la rivalité politique se superpose la rivalité amoureuse : c'est le troisième brin noué dans cette intrigue d'une remarquable densité.

Outre cette habileté de facture, il faut noter le parti esthétique que Racine a su tirer de l'épisode. Sa Phèdre n'est plus conçue, ainsi que chez les Anciens, comme une confrontation entre les caractères de Phèdre et d'Hippolyte : c'est une tragédie qui joue sur une tension entre deux relations amoureuses. La passion de Phèdre pour Hippolyte, qui recèle toute la fureur des passions sans retour, s'oppose aux sentiments que le jeune homme porte à Aricie – lesquels possèdent la sérénité des amours partagées. La pièce s'organise ainsi, pour une bonne part, comme un contrepoint de noirceur et de clarté ; en témoigne la construction parfaitement balancée des deux premiers actes, qui sont une sorte de quatuor d'aveux13. Aveu pudique et retenu, Hippolyte confiant à demi mot à Théramène ses tendres sentiments pour Aricie (I, I ; « Si je la haïssais, je ne la fuirais pas »). Aveu torturé et torturant, Phèdre révélant à Œnone l'objet de l'ardeur secrète dont elle est dévorée (I, III ; « C'est toi qui l'as nommé »). Aveu délicat, touchant dans son manque d'assurance, Hippolyte déclarant à Aricie un sentiment pour lui encore inconnu (II, II ; « Songez que je vous parle une langue étrangère »). Aveu d'abord halluciné, puis furieux, Phèdre laissant éclater sa passion face à Hippolyte (II, v ; « Oui, Prince, je languis »... « Hé bien, connais donc Phèdre et toute sa fureur »). On pourrait presque décrire ces modulations en termes musicaux, et parler d'alternance entre des tonalités mineures, inquiètes et tourmentées, pour les apparitions de Phèdre, et majeures, plus pures et plus sereines, pour celles d'Hippolyte (on se souvient que le jeune chasseur se définit lui-même par ce lumineux alexandrin formé de douze monosyllabes : « Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur », et que Phèdre, à la fin de l'acte IV, envieusement, évoque ainsi les moments où il s'entretient avec Aricie : « Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux »). Les musiciens d'alors se plaisaient à caractériser les tonalités par des couleurs affectives, des émotions : tel ton était jugé « obscur et terrible », tel autre « efféminé, amoureux et plaintif », tel « furieux et emporté », tel « tendre et plaintif », tel encore « solitaire et mélancolique14 »... Racine aussi joue sur la gamme de semblables passions.

LA DRAMATURGIE RACINIENNE : RENOUVEAU ET RETOUR AUX SOURCES

En dépit de tout ce dont la pièce est redevable à différentes traditions tragiques, rien ne serait plus faux que d'analyser la composition de Phèdre dans une optique déterministe, qui en ferait dériver tous les aspects du cadre des règles classiques, du modèle cornélien, et des goûts du public du temps. Au moment où il écrit cette tragédie, Racine a su forger une dramaturgie originale, qui lui a permis de se démarquer de son illustre aîné, d'ouvrir des voies nouvelles au genre tragique : ce renouveau, paradoxalement, il l'a opéré par un retour aux sources antiques, grecques en particulier. Il n'est que de lire la Préface qu'il donne à Phèdre pour s'en convaincre : Racine y invoque constamment Euripide (en réalité il ne s'est pas moins inspiré de Sénèque), et se réfère à Aristote avec certaines intentions polémiques, en s'opposant nettement à Corneille15.

UNE TRAGÉDIE EN CLAIR OBSCUR

Corneille, en effet, célèbre dans son théâtre le triomphe des valeurs héroïques qui marquent de leur éclat le premier XVIIe siècle : elles s'incarnent dans ces personnages parfaits, pleins de noblesse, dont Rodrigue, Polyeucte ou Horace sont les plus éclatants exemples. Parmi les effets de la tragédie telle qu'il la conçoit, Corneille fait entrer au premier rang l'admiration que suscitent de tels êtres. (Ou bien il explore l'autre extrême : avec Médée, sa première tragédie, il avait voulu peindre une sorte de sublime dans le mal.) C'était là un gauchissement hardi des préceptes d'Aristote : celui-ci, identifiant l'effet de la tragédie aux seules émotions tristes que sont la crainte et la compassion, prescrivait que l'on mît en scène des personnages « médiocres », que l'on puisse plaindre de leur infortune, et néanmoins responsables pour une part de leur sort. Racine, davantage sensible peut-être aux demi-teintes, attentif à la complexité des êtres, avait pris le parti de revenir, contre la dramaturgie cornélienne, à cette conception première du tragique. Les partisans de Corneille lui en avaient fait le reproche, et il y avait répondu dans la Préface d'Andromaque (1668) :

 

le public m'a été trop favorable, pour m'embarrasser du chagrin particulier de deux ou trois personnes, qui voudraient qu'on réformât tous les héros de l'Antiquité, pour en faire des héros parfaits. Je trouve leur intention fort bonne, de vouloir qu'on ne mette sur la scène que des hommes impeccables16. Mais je les prie de se souvenir, que ce n'est pas à moi de changer les règles du théâtre. [...] Aristote bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c'est-à-dire, ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu'ils soient extrêmement bons, parce que la punition d'un homme de bien exciterait plutôt l'indignation, que la pitié du spectateur ; ni qu'ils soient méchants avec excès, parce qu'on n'a point pitié d'un scélérat. Il faut donc qu'ils aient une bonté médiocre, c'est-à-dire, une vertu capable de faiblesse, et qu'ils tombent dans le malheur par quelque faute, qui les fasse plaindre, sans les faire détester.

 

Hippolyte est l'illustration même de cette « vertu capable de faiblesse » : dans la Préface de Phèdre, le dramaturge souligne ce point, observant que ce personnage d'Hippolyte, admirable au moins par la grandeur d'âme avec laquelle il se laisse accuser injustement plutôt que de flétrir l'honneur de Phèdre en révélant la vérité, est toutefois « un peu coupable envers son père » par l'amour qu'il porte à Aricie. Mais le principe s'applique aux autres personnages principaux aussi bien ; Thésée, trompé par les accusations mensongères d'Œnone, n'en est pas moins responsable de la mort de son fils par son aveuglement, son emportement à le condamner sans nulle preuve de sa culpabilité. Jusques à Phèdre elle-même, certes pleinement coupable de l'enchaînement fatal des événements, et cependant constamment déchargée de sa responsabilité par les circonstances que tisse autour d'elle un destin adverse : la fatalité du sang de Vénus, la rumeur controuvée de la mort de Thésée, qui provoque sa déclaration à Hippolyte, le zèle indiscret d'Œnone... Au gré des situations, l'héroïne peut apparaître tantôt comme un monstre, tantôt comme une victime : tourmentée par la passion et les Dieux, elle s'applique en retour à tourmenter Hippolyte, et cause sa perte tout comme Vénus cause la sienne. Racine est un dramaturge qui travaille les clairs-obscurs, et voile tous les personnages de sa fiction d'un tenebroso17 étudié, comme pour mieux exprimer les ambiguïtés de toutes les actions humaines.

LA MARCHE DE L'ACTION : LA CÉRÉMONIE TRAGIQUE

Autre principe dramaturgique sur lequel Racine opère un retour aux Anciens, à l'opposé des voies ouvertes par Corneille : sa conception de la marche de l'action. Il s'en est expliqué dans la Préface de Britannicus (1670), répondant encore aux censeurs du parti cornélien, qui trouvent toujours à redire à ses ouvrages :

 

Que faudrait-il faire pour contenter des juges si difficiles ? [...] Il ne faudrait que s'écarter du naturel pour se jeter dans l'extraordinaire. Au lieu d'une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui s'avançant par degrés vers sa fin, n'est soutenue que par les intérêts, les sentiments, et les passions des personnages, il faudrait remplir cette même action de quantité d'incidents qui ne se pourraient passer qu'en un mois, d'un grand nombre de jeux de théâtre d'autant plus surprenants qu'ils seraient moins vraisemblables, d'une infinité de déclamations où l'on ferait dire aux acteurs tout le contraire de ce qu'ils devraient dire.

 

Comme on l'a bien montré18, le départ entre Racine et Corneille se fait sans doute moins sur le problème de la complexité de l'action (« une action simple, chargée de peu de matière », écrit Racine, visant implicitement la structure très complexe de certaines tragédies tardives de Corneille : Rodogune, Héraclius...) que sur l'idée d'une action « s'avançant par degrés vers sa fin ». Cela signifie que cette action ne progresse pas de façon à être dénouée par un coup de théâtre, un renversement complet de la situation apparemment inextricable dans laquelle les personnages se sont débattus tout le long de la pièce : Racine envisage plutôt l'action tragique comme une marche implacable vers un dénouement sinon annoncé, du moins presque immédiatement prévisible (d'autant plus que tous les spectateurs du XVIIe siècle connaissent par avance la fable mythologique sur laquelle la pièce se fonde, et donc son issue). L'intrigue apparaît donc comme la réalisation d'une menace inévitable qui plane d'emblée sur les personnages ; rien ne pourra l'empêcher, et tous les actes de chacun d'entre eux contribueront même à la précipiter plus vite vers cette issue. C'est pour cette raison que l'on a pu parler à propos des intrigues raciniennes de « cérémonie tragique19 », beaucoup d'entre elles apparaissant comme l'implacable sacrifice d'un personnage secrètement condamné dès son entrée en scène. Phèdre représente au fond une succession d'événements qui sont comme la lente mise à mort d'Hippolyte, le jeune héros (presque) innocent ; et cette mise à mort doit conduire aussi à l'anéantissement de Phèdre, qui en est l'instrument.

Cette conception renouvelée de l'action tragique, inspirée des modèles antiques, est de grande conséquence pour l'effet même de la tragédie. L'avancement graduel vers un dénouement que l'on devine (et que soulignent, par de discrets effets d'annonce, quelques traits d'ironie tragique20) transforme le spectacle en une vaste déploration funèbre ; il en naît « cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie », selon la formule fameuse de la Préface de Bérénice (1671). Phèdre à tout instant pressent l'issue fatale de tous ses actes, et le spectateur n'en ressent que plus intensément la crainte de bientôt voir ces prémonitions se réaliser ; Hippolyte est au contraire inconscient, durant l'essentiel de l'action, du péril qui va l'anéantir. Le spectateur a bien conscience de cet aveuglement, et n'en éprouve que plus vivement la pitié que doit inspirer ce sort injuste.

Crainte et pitié, ou encore terreur et compassion : ce sont précisément les effets propres à la tragédie, ceux qui définissent le genre même selon Aristote (Poétique, 1449 b). Dès lors, Racine pouvait bien avoir le sentiment que ses pièces renouaient avec un pathétique consubstantiel à la tragédie, et pourtant négligé par les dramaturges de son temps, Corneille en particulier. Dans la Préface d'une pièce éminemment sacrificielle, Iphigénie (1675), faisant l'éloge d'Euripide qu'il poursuivra deux ans plus tard en tête de la Préface de Phèdre, il met l'accent sur ce caractère essentiel à ses yeux :

 

Mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce, et qui ont fait dire, qu'entre les poètes, Euripide était extrêmement tragique, [...] c'est-à-dire qu'il savait merveilleusement exciter la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la tragédie.

LES FIGURES DU TRAGIQUE : LA FATALITÉ ET SES FAUX-SEMBLANTS

Cette conformation de l'action, avec sa puissante charge pathétique, ne peut être analysée simplement comme la conséquence des choix dramaturgiques de Racine, et comme une pure démarcation volontaire du modèle cornélien : car c'est elle, pour partie, qui modèle la vision du monde et de l'existence humaine que propose son théâtre ; c'est d'elle que provient le sentiment de fatalité qui pèse sur les personnages. Le dramaturge donne le sentiment d'un Destin transcendant qui gouverne l'enchaînement des faits justement par cette marche irrésistible de son intrigue vers sa fin, une fin qui paraît presque jusqu'au bout évitable, et que cependant l'on sait d'emblée être scellée. Mais cette vision des actions humaines invisiblement gouvernées par quelque chose qui les passe est-elle un effet induit par un choix dramaturgique, ou bien ce choix lui-même est-il effectué par le dramaturge de façon à exprimer sa vision profonde de l'humaine condition ?

UNE TRAGÉDIE JANSÉNISTE ?

On a beaucoup disserté sur la « liberté » des personnages raciniens face au « Destin », dans Phèdre tout particulièrement. C'est qu'une question d'ordre biographique se greffe ici sur l'analyse de l'œuvre : Racine a été l'élève, comme l'on sait, des Solitaires de Port-Royal ; même s'il a rompu de façon éclatante avec ses anciens maîtres en se vouant à l'art dramatique, dans quelle mesure son théâtre reste-t-il marqué par leur enseignement moral ? Et Phèdre, qui prélude à son renoncement au théâtre, et à sa réconciliation avec les jansénistes, n'amorce-t-elle pas cette évolution spirituelle ? Il faut rappeler, en quelques mots, que le jansénisme est à l'origine une réflexion menée sur la doctrine de la grâce chez saint Augustin ; cette réflexion a donné naissance à un courant spirituel qui, au sein du catholicisme, s'approche cependant des doctrines de la prédestination que l'on trouve chez les réformés. Pour Jansénius et ses disciples, l'humanité déchue, à jamais souillée et corrompue par le péché originel, est vouée à la perdition. Seuls quelques hommes seront sauvés par Dieu, en sa bonté : c'est l'effet de la grâce dite efficace, décret divin qui n'est nullement lié aux actions humaines, incompréhensible, sinon gratuit. Chacun doit certes s'appliquer à faire son salut, à fuir la concupiscence pour se tourner vers l'amour de Dieu – la Charité ; mais nul ne peut jamais savoir s'il sera sauvé. Même aux justes, la grâce peut faire défaut ; et le libre arbitre donné aux hommes se heurte toujours aux décrets de la Providence, aux desseins cachés de Dieu. Le jansénisme propose donc une « vision tragique » du Salut, toute opposée à l'optimisme de l'humanisme chrétien alors régnant, pour lequel la liberté des actions humaines devait permettre à tout homme de se tourner vers le bien et d'être l'artisan de son salut. (Pascal a mis en scène avec beaucoup de verve ces subtils débats théologiques dans ses Provinciales.) Cette vision janséniste de la condition humaine se retrouve-t-elle dans Phèdre ? L'héroïne y apparaît certes prisonnière d'un Destin qui la dépasse ; sa volonté semble aliénée à la toute-puissance de Vénus, évidente figure de la concupiscence, et tous ses actes sont marqués par la fatalité qui pèse sur sa lignée, à l'image de l'humanité déchue ; son crime illustrerait encore la corruption foncière de la créature humaine, sa persévérance dans le péché, cependant que la relative innocence d'Hippolyte, puni pour un crime qu'il n'a pas commis, ferait de lui un juste à qui la grâce a manqué21... L'ombre des divinités mythologiques qui plane sur la tragédie ne serait-elle pas dès lors une traduction poétique de la théologie augustinienne22 – la très incertaine apparition de Neptune, dans le récit de Théramène (« On dit qu'on a vu même en ce désordre affreux / Un Dieu, qui d'aiguillons pressait leurs flancs poudreux ») –, exprimant peut-être la présence du « Dieu caché » en retrait de la sphère des actions humaines ?

UNE DRAMATURGIE DU LIBRE ARBITRE

Au vrai, rien n'est moins sûr ; et cette lecture, pour séduisante qu'elle soit, est sans doute forcée. La tragédie racinienne, non moins que celle de Corneille, est bien plutôt fondée sur la liberté d'action des personnages. Encore faut-il rappeler, certes, que cette « liberté » ne peut être qu'illusoire, en trompe l'œil : en dernier ressort, des êtres fictifs n'agissent jamais par l'effet d'une « volonté » qu'ils ne possèdent évidemment pas, non plus qu'ils ne sont mus par une quelconque « psychologie ». Leurs actes ne répondent qu'au dessein du dramaturge, et ont toujours pour fin de mener l'intrigue vers son dénouement préétabli ; mais l'art consiste précisément à produire cette illusion de réalité par laquelle les personnages paraissent doués d'une existence indépendante, et agir de leur propre mouvement. Si Phèdre apparaît comme un personnage tourmenté par la culpabilité, c'est bien qu'à chaque instant de l'intrigue il serait possible qu'elle s'engage sur une autre voie : le temps tragique est précisément ce moment riche de possibilités et lourd de menaces où le personnage peut se laisser aller au sentiment qui le possède ou lui résister, écouter un conseil pernicieux ou le rejeter ; voire, en dernier recours, choisir la mort volontaire pour éviter la perte de son intégrité morale. Si la situation tragique est par nature celle qui tend à écraser les personnages, leur liberté intérieure, liberté « de refus ou de dépassement23 », n'en ressort que mieux. Racine semble avoir mis en avant cette permanente ouverture des possibles dans les rapports entre Phèdre et Œnone : à l'acte premier, Phèdre pourrait continuer de taire son amour, le contenir au fond d'elle-même, et préférer la mort à la simple formulation d'un sentiment interdit (« Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste ») ; elle cède à la nourrice, écoute ses conseils qui sont autant de paralogismes, d'incitations à la faiblesse morale. Après s'être déclarée à Hippolyte, partagée entre l'impétuosité de son désir et la morsure de la culpabilité (« Ne pense pas qu'au moment que je t'aime, / Innocente à mes yeux je m'approuve moi-même »), elle appelle à nouveau de ses vœux la mort : c'est le sens du geste audacieux dans lequel elle s'empare de l'épée du fils de Thésée ; c'est la conduite que ne cesse de lui dicter le souci de son honneur (« Mourons. De tant d'horreurs qu'un trépas me délivre », III, III). Mais une langueur complaisante et les conseils fallacieux d'Œnone diffèrent encore cette résolution extrême d'une situation désespérée, et avilissent un peu plus l'héroïne par l'assentiment silencieux qu'elle donne aux calomnies de la nourrice. La jalousie la plonge en un nouvel aveuglement dans les scènes, d'une extrême intensité dramatique et pathétique, où elle renonce à désavouer l'accusation mensongère alors même qu'elle en connaît les conséquences fatales pour Hippolyte (IV, IV-V) ; Œnone, une dernière fois, la conforte dans cette faiblesse.

La culpabilité de Phèdre ne peut que croître indéfiniment, à chaque nouvelle spire qui la fait s'enfoncer plus profond dans ce labyrinthe moral : cette culpabilité éclate en une adresse désespérée à Vénus (« O Toi ! qui vois la honte où je suis descendue, / Implacable Vénus, suis-je assez confondue ? », III, II), s'exprime en une vision hallucinée (« Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes / Vont prendre la parole, et prêts à m'accuser/ Attendent mon époux pour le désabuser », III, III), inspire une fois encore le désir de la mort (« Mourons. De tant d'horreur qu'un trépas me délivre. / Est-ce un malheur si grand, que de cesser de vivre ? ») ; elle trouve son point culminant, dans l'ordre du discours avec le monologue où l'héroïne s'imagine déjà comparaissant devant son père Minos, terrible juge des Enfers (IV, VI), et dans l'ordre des actes avec son suicide, au dénouement de la pièce. Ce suicide est d'une certaine façon une expiation des fautes enfin consentie (« J'ai voulu, devant vous exposant mes remords, / Par un chemin plus lent descendre chez les morts »), mais il en ressort davantage qu'il s'agit du geste que Phèdre eût pu accomplir d'emblée, enfermée dans sa situation désespérée, pour éviter l'enchaînement funeste des événements. Tel est le sens du reproche qu'elle adresse à Œnone à la scène III de l'acte III : « Je mourais ce matin digne d'être pleurée. / J'ai suivi tes conseils, je meurs déshonorée », qui fait écho à la prémonition de sa graduelle et implacable déchéance, dès la scène III de l'acte I : « Je n'en mourrai pas moins, j'en mourrai plus coupable »... La dramaturgie tragique se fonde bien chez Racine, en dépit de l'empreinte éventuelle de la théologie augustinienne, sur le postulat de la liberté d'action des personnages – tout de même que dans les tragédies de Corneille.

Mais, objectera-t-on, l'intrigue présente-t-elle réellement avec Phèdre un personnage jouissant de sa pleine liberté intérieure ? Tout le cours des événements n'est-il pas l'effet d'invisibles divinités qui déterminent secrètement les actions humaines – en particulier Vénus et Neptune ? Nombreuses sont dans la pièce les allusions à cette sourde fatalité mythologique, et Racine lui-même semble défendre cette interprétation dans sa Préface : Phèdre, écrit-il,

 

est engagée par sa destinée, et par la colère des Dieux, dans une passion illégitime dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser mourir, que de la déclarer à personne. Et lorsqu'elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion, qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des Dieux qu'un mouvement de sa volonté.

 

Ces divinités païennes, on l'a vu, pourraient être interprétées comme la traduction poétique convenue, dans l'espace de la tragédie mythologique, du Dieu chrétien qui accorde la grâce ou la refuse. Racine en fait ne les évoque ici que pour montrer que son héroïne est conforme aux préceptes d'Aristote, « ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente », donc dans une perspective bien particulière – interne à la fiction, en quelque sorte. Car pour le dramaturge comme pour son public, rationaliste et chrétien, pareille « excuse » par la fatalité est dénuée de sens : ces faux dieux de l'Antiquité ne sont rien d'autre que des chimères que les païens avaient forgées pour s'abuser sur l'origine réelle de leurs propres actions. On peut dire ainsi que le tragique est dans Phèdre un « tragique de la fabulation24 » : l'héroïne rejette la responsabilité de ses actes et de ses désirs sur des puissances surnaturelles illusoires, qui la déchargent envers elle-même de leur poids – exactement de la même façon qu'elle laisse Œnone dessiner une ligne de conduite dont elle rejette finalement la responsabilité ; la suite de la Préface le montre bien, qui évoque un peu plus les « inclinations serviles » de la Nourrice25. Le Destin n'est pas dans ces pièces la puissance aveugle qui règle invisiblement le cours des existences humaines : il n'est qu'un mot, une idée trompeuse, une projection métaphorique qui exonère les personnages trop faibles d'une contenance héroïque qui leur permettrait de lutter contre eux-mêmes ; et la grandeur ou la faiblesse des héros tragiques tient au fait qu'ils acceptent ou qu'ils rejettent cette illusion. C'est une dialectique que Corneille avait remarquablement exprimée près de vingt ans plus tôt, dans sa version d'Œdipe – le plus illustre sujet révélant les détours de la fatalité tragique :

 

L'âme est donc toute esclave, une loi souveraine

Vers le bien ou le mal incessamment l'entraîne,

Et nous ne recevons, ni crainte, ni désir,

De cette liberté qui n'a rien à choisir,

Attachés sans relâche à cet ordre sublime,

Vertueux sans mérite, et vicieux sans crime ?

Qu'on massacre les Rois, qu'on brise les autels,

C'est la faute des Dieux, et non pas des Mortels,

De toute la vertu sur la terre épandue,

Tout le prix à ces Dieux, toute la gloire est due,

Ils agissent en nous quand nous pensons agir,

Alors qu'on délibère, on ne fait qu'obéir,

Et notre volonté n'aime, hait, cherche, évite,

Que suivant que d'en-haut leur bras la précipite.

 D'un tel aveuglement daignez me dispenser,

Le Ciel juste à punir, juste à récompenser,

Pour rendre aux actions leur peine, ou leur salaire,

Doit nous offrir son aide, et puis nous laisser faire26.

 

L'idéal stoïcien de la maîtrise de soi, de gouvernement souverain de son empire intérieur (Racine développe la métaphore aux v. 759-762), a très profondément pénétré les mentalités au XVIIe siècle ; il a trouvé une expression radieuse chez Corneille à travers l'idéal de magnanimité qu'illustrent ses héros les plus mémorables ; il reste au cœur du théâtre racinien, où il se retrouve parfois, comme dans Phèdre, en négatif. Phèdre ne perd jamais de vue une certaine idée de son devoir – de ce qu'elle doit aux autres, de ce qu'elle se doit (« Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire », I, m) ; et son suicide, doublé de l'aveu de son mensonge à Thésée, peut apparaître comme un ultime sursaut héroïque, un effort désespéré pour se rendre à la fin maîtresse d'elle-même. L'intrigue tragique se développe de ce que Phèdre évite jusqu'à la toute fin ce face-à-face avec sa propre culpabilité en s'en déchargeant sur Œnone, sur des divinités imaginaires, sur les machinations ourdies par un improbable Destin : elle se soumet à l'empire d'une nécessité qui n'est qu'illusoire. Les mythes servent d'excuse à des personnages coupables de faiblesse, incapables de regarder en face leur esclavage volontaire : dans Phèdre, cet esclavage est celui de la passion amoureuse27. Si fatalité il y a, elle est chez Racine tout intériorisée – non plus transcendante, mais immanente –, et c'est dans les replis obscurs de l'âme humaine qu'elle se cache désormais.