I
Racine, Abrégé de l'histoire de Port-Royal
Racine, l'auteur d'Andromaque, de Bérénice, de Phèdre, a écrit la première histoire de Port-Royal et probablement l'une des mieux documentées et des plus émouvantes. Le fait n'est pas pour surprendre : les liens du dramaturge avec le monastère remontent à l'enfance. Ils furent intimes, exigeants, tissant la trame de fond de son existence et triomphant à l'heure de sa mort, puisque le poète, historiographe du roi et courtisan comblé, pria qu'on l'enterrât à Port-Royal des Champs. Encore désira-t-il que ce fût humblement, en pénitent, aux pieds de M. Hamon, c'est-à-dire dans le cimetière « du dehors » et non point parmi les religieuses ou les plus hautes figures du monastère.
Jean Racine est né le 22 décembre 1639. Au début de l'année 1643, l'enfant a perdu son père et sa mère. Il a trois ans. Il est pauvre : ses deux grands-pères préférèrent renoncer à la succession paternelle qu'assumer les dettes qui l'accompagnaient et les familles décidèrent de se partager la responsabilité de l'éducation des deux enfants du couple. Marie, âgée de deux ans, fut recueillie par ses grands-parents maternels, tandis que son frère Jean se vit confié aux Racine. Originaires de La Ferté-Milon, ceux-ci vivaient à quelques kilomètres de l'abbaye, qu'ils connaissaient et où ils étaient appréciés. Agnès Racine, la tante du petit garçon, était devenue pensionnaire à Port-Royal de Paris en 1642. En 1648, elle prononça ses vœux et prit le nom d'Agnès de Sainte-Thècle, rejoignant sa propre tante, Suzanne Des Moulins, qui était déjà religieuse à Port-Royal depuis 1625. Agnès de Sainte-Thècle était attachée à son neveu. Elle veillait sur lui. Aussi les premières années de l'enfant furent-elles bercées par le nom de la célèbre communauté.
Quand son grand-père décéda en 1649, Racine dut probablement à l'intervention de sa tante d'être reçu aux Petites Écoles. Il semble, en effet, avoir fréquenté à partir de 1650 l'institution, alors installée à Paris, au cul-de-sac Saint-Dominique, tandis que sa grand-mère se retirait définitivement à Port-Royal des Champs en 1652. Le jeune homme trouva parmi des maîtres que son intelligence et sa passion de l'étude conquirent vite de véritables appuis et une précieuse solidité affective : on sait qu'il appelait Antoine Le Maistre son « papa ». La fermeture temporaire des Petites Écoles le contraignit à poursuivre ses classes à Beauvais entre 1653 et 1655, mais Racine rejoignit ensuite les Petites Écoles jusqu'en 1658. Elles étaient désormais logées aux Champs, tantôt aux Granges elles-mêmes, tantôt, au fil des persécutions, au château de Vaumurier, chez le duc de Luynes, ou au château des Troux que Guillaume Du Gué de Bagnols mit à leur disposition. Ces années permirent à l'enfant d'acquérir une remarquable formation intellectuelle et notamment, grâce à Claude Lancelot, des connaissances en latin et en grec très au-dessus de la moyenne. Il est vraisemblable que ses maîtres, à défaut que leur protégé éprouvât une vocation religieuse, souhaitèrent le voir devenir un brillant avocat comme Antoine Le Maistre l'avait naguère été. Les premiers essais littéraires de Racine ne suscitèrent cependant pas de condamnation de leur part.
Les relations du jeune homme avec Port-Royal s'altérèrent au moment où il se tourna vers le théâtre, se mêlant au monde réprouvé des comédiens et entretenant, à partir de 1664 ou 1665, une liaison publique avec Marquise Du Parc. L'éclat, pourtant, ne vint pas de Port-Royal, mais de Racine lui-même. En 1666, Pierre Nicole plaça dans une lettre de ses Imaginaires une charge très rude, à l'époque toutefois intrinsèquement banale, contre romanciers et dramaturges, assimilés à la figure d'« un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui doit se regarder comme coupable d'une infinité d'homicides spirituels ». Racine y perçut une attaque personnelle. Il publia une réponse d'une extraordinaire violence : accusant ses anciens protecteurs d'hypocrisie, il dénonça des complaisances et des compromissions dont ils se seraient rendus coupables. Il les cloua au pilori sans la moindre vergogne. L'affaire fut vite étouffée, mais les sensibilités étaient de part et d'autre à vif. Le jeune dramaturge s'éloigna, sans cesser de recevoir des lettres d'admonestation de sa tante ou de conserver des liens avec certains amis du monastère (son cousin Nicolas Vitart, par exemple).
Agnès de Sainte-Thècle ne se prononce jamais, dans ses lettres, sur l'œuvre de son neveu : elle ne la lisait vraisemblablement pas. Elle s'indigne contre le genre d'existence qu'il a choisie. La façon dont Racine s'employa bientôt à réconcilier le théâtre et la décence chère à saint Thomas va permettre, à terme, le rapprochement avec les Messieurs, en particulier avec Antoine Arnauld. C'est chose faite bien avant Phèdre (1677), qui, aussitôt imprimée, fut apportée au théologien par Boileau. Les distances que Racine prit ensuite avec la scène, puis son mariage, en 1677, scellèrent la reprise de relations entièrement harmonieuses avec Port-Royal. Le fait n'est pas sans paradoxe ni courage, au terme d'une exceptionnelle ascension sociale. Historiographe du roi, membre de l'Académie française, Racine afficha ses liens avec Port-Royal au risque d'offenser Louis XIV, plus qu'hostile au monastère, et de passer pour un ingrat. Pourtant, il ne faiblit pas. Le 17 mai 1679, l'archevêque de Paris venant visiter Port-Royal des Champs y rencontrait le dramaturge. En 1694, Racine fut l'unique membre de la cour présent au service célébré à l'occasion de l'inhumation du cœur d'Antoine Arnauld à Port-Royal (Arnauld était mort à Bruxelles). Il multiplia les bons offices envers la communauté. Sa fille Marie-Catherine y fut pensionnaire et désira y prononcer ses vœux en 1698 ; seule l'interdiction de recevoir des novices qui frappa le monastère l'en empêcha. Le 21 avril de l'année suivante, Racine mourut : sa dépouille fut ensevelie aux Champs.
L'exceptionnelle proximité entre Port-Royal et Racine explique que celui-ci ait voulu témoigner de la grandeur de la communauté, alors qu'elle était menacée par le roi. Racine œuvra sensiblement au même moment que plusieurs autres grands mémorialistes de Port-Royal : Pierre Thomas du Fossé et Nicolas Fontaine. Son projet participe d'un vaste mouvement historiographique. Il s'en distingue en ce que le dramaturge entreprit une relation historique synthétique et continue, quand les autres auteurs composèrent leurs mémoires de façon plus éclatée (les Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal de Thomas du Fossé constituent une collection de documents divers) ou se consacrent à une personnalité qui leur est particulièrement chère (Louis-Isaac Le Maistre de Sacy pour Nicolas Fontaine, Saint-Cyran pour Claude Lancelot). Aussi Racine est-il le premier véritable historien de Port-Royal. Ses successeurs du XVIIIe siècle, Jérôme Besoigne, dom Clémencet ou Pierre Guilbert ne manquent d'ailleurs pas de l'utiliser, reprenant de nombreux éléments des pages où il évoque, par exemple, le miracle de la Sainte-Épine. Jérôme Besoigne cite l'Abrégé parmi les sources qu'il énumère dans sa préface.
L'Abrégé de Racine fait également autorité parce que son auteur a pu disposer des documents de première main rassemblés au monastère (relations, correspondances et documents divers, Mémoires de Godefroy Hermant) et d'informations inédites que Pierre Nicole lui livra lors des longues conversations qui rassemblèrent les deux hommes avant la mort de Nicole en 1695. Racine consigna par écrit une partie de ces renseignements. Son fils conserva le manuscrit, qu'il intitula Diverses Particularités concernant Port-Royal, recueillies par mon père de ses conversations avec M. Nicole. Ce recueil permet de mesurer la qualité du matériau à partir duquel Racine élabora son récit.
Mais l'Abrégé vaut également d'un point de vue littéraire. L'engagement de Racine pour la cause de Port-Royal ne se manifeste pas dans son texte de manière intempestive. Le ton, au contraire, affiche une sérénité, et le propos une hauteur, une égalité qui saisissent et confèrent à l'ouvrage une aura d'éternité – d'aucuns diront une tonalité classique – très frappante. Le récit débute à la fondation du monastère, mais il s'intéresse essentiellement à la période qui commence avec les réformes de la mère Angélique. Bien que Racine ait formulé dans l'ouverture de la « Seconde partie » son intention d'aller jusqu'à la « destruction » du monastère, soit sans doute jusqu'à la mort d'Antoine Arnauld et le projet de raser l'abbaye qui vit le jour en 1694-1695, la narration s'interrompt au cours des persécutions de 1665. Inachevé, l'Abrégé se présente néanmoins dans un état très abouti.
En dépit de son apparente limpidité, de sa fluidité, le texte est souterrainement travaillé par le thème de la vérité persécutée et oriente avec force l'histoire de Port-Royal vers le mythe. L'évocation de la vie de la mère Angélique relève quant à elle du modèle de la vie de saint ou de la légende. Ces affiliations que les contemporains, nourris de littérature religieuse, percevaient spontanément augmentent la puissance dramatique du récit au moyen de simples suggestions. La relation des miracles qui eurent lieu au monastère à partir de 1654 fait preuve d'une paisible transparence : en ignorant les polémiques de l'époque, Racine attribue aux événements le poids de l'évidence et situe la geste du monastère dans la continuité des Écritures. L'ironie n'est pas toujours absente des passages qui évoquent les adversaires du monastère, mais, jugulée, elle ne vient jamais rompre une égalité pleine d'élégance qui place Port-Royal au-dessus du chaos et des rumeurs. Ces caractéristiques suggèrent que l'œuvre a été soigneusement mûrie et travaillée par Racine : on ne sait pourtant presque rien de sa genèse.
Il faut d'abord rappeler que le livre ne parut pas du vivant de l'auteur, mais dans des conditions passablement mystérieuses en 1742, quarante-trois ans après la mort de Racine. C'est à Cologne qu'est publié « Aux dépens de la Compagnie » un volume in-12o intitulé : Abrégé de l'histoire de Port-Royal par feu M. Racine, de l'Académie française. Le livre débute par cet « Avertissement » :
Ce beau morceau d'histoire, qui est demeuré trop longtemps dans l'obscurité, est de feu M. Racine. C'est déjà en avoir fait l'éloge que d'avoir nommé son auteur. La grande réputation que cet ouvrage avait acquise d'après le jugement des plus célèbres connaissances le faisait ardemment désirer et avait inspiré à diverses personnes le zèle de suivre toutes les traces qui pouvaient y conduire. Les recherches qu'on avait faites inutilement dans la famille de l'auteur, parmi ses amis et dans tous les cabinets, donnaient lieu de craindre que ce ne fût un trésor perdu pour le public, lorsque la Providence a fait tomber ce précieux dépôt entre les mains d'une personne amie des lettres et de la vérité. C'est ce double objet qu'on a en vue en publiant un écrit dont M. Boileau disait « que c'était le plus parfait morceau d'histoire que nous eussions dans notre langue » (voyez le Supplément de Moréri, au mot Racine, p. 163, colonne 1).
Sous l'apparente autorité du propos, aucune information n'est livrée concernant la manière dont l'ouvrage a été retrouvé et imprimé. Celui-ci est d'ailleurs incomplet, puisque le volume contient seulement la première partie du récit (depuis la fondation de l'abbaye jusqu'à la mort de Mazarin), sans que le fait soit relevé. L'abbé d'Olivet avait évoqué l'Abrégé dans sa Réponse à M. de Valincour parue à la suite de la notice que ce dernier avait rédigée sur Racine dans l'édition de 1729 de son Histoire de l'Académie française :
Par reconnaissance pour l'éducation qu'il avait reçue à Port-Royal des Champs, il employa les dernières années de sa vie à écrire l'histoire de cette fameuse abbaye. Vous savez qu'à sa mort l'histoire dont je veux parler fut déposée par ses ordres entre les mains de gens intéressés à la conserver et, sur l'échantillon que j'en ai vu de mes yeux, je m'assure que, si jamais elle s'imprime, elle achèvera de lui donner, parmi ceux de nos auteurs qui ont le mieux écrit en prose, le même rang qu'il tient parmi nos poètes.
L'abbé d'Olivet assure avoir vu un « échantillon » de l'Abrégé, mais il ne dit pas dans quelles circonstances, ni qui le possède. Il ne résout aucune des énigmes du texte de 1742. Les fils du dramaturge ne disposaient pas de plus d'informations. L'aîné, Jean-Baptiste, écrit entre 1742 et 1746 à son frère Louis, qui l'avait informé qu'une seconde partie venait d'être imprimée (ce qui était faux) :
Je ne suis pas moins surpris que vous de la nouvelle que vous me mandez. Je savais que la « Première partie » de l'ouvrage en question était imprimée, mais je ne savais pas que la « Seconde » le fût et je doutais même qu'elle existât. On m'apporta, il y a environ trois mois, une copie de la « Première partie », pour savoir de moi si elle était de mon père. Je répondis que je ne pouvais rien assurer là-dessus, n'ayant jamais eu aucune connaissance de cet ouvrage, qu'il était vrai que j'en avais souvent entendu parler à M. Despréaux, qui le vantait fort, comme un morceau parfaitement bien écrit, mais que c'était tout ce que j'en savais. J'étais extrêmement jeune, quand je perdis mon père et il ne m'a jamais lâché le moindre mot de cela. Il est vrai que, deux jours avant que de mourir, M. Dodart étant au chevet de son lit, il me dit d'aller chercher dans son cabinet une petite cassette noire que j'ai encore et qu'il en tira devant moi un manuscrit petit in-folio, qu'il remit entre les mains de M. Dodart. Je me retirai et ils furent longtemps à parler ensemble. M. Dodart emporta le manuscrit en lui disant qu'il espérait le lui rendre. Voilà tout ce que j'entendis. On m'a dit depuis que ce même M. Dodart avait remis le manuscrit entre les mains d'un de ses amis, qui avait actuellement quatre-vingts ans, mais qu'il n'avait jamais voulu le communiquer à personne. Mais de quoi ne viennent point à bout les jansénistes, et surtout les jansénistes imprimeurs ? Ils disent que cet ouvrage est de mon père : je le veux bien croire. Mais où en est la preuve ? à moins qu'ils ne disent d'où et de qui ils le tiennent. Il est certain que mon père avait eu dessein d'écrire cette histoire et cela en faveur de M. le Cardinal de Noailles, qui le pria de vouloir bien le mettre au fait des affaires des Religieuses de Port-Royal, dont il était fort peu instruit. Et c'est ce qui fit qu'après la mort de M. le Cardinal, je m'adressai au Maréchal de Noailles d'aujourd'hui et lui demandai si, parmi les papiers de monsieur son oncle, il n'en avait rien trouvé. Il me répondit que non. J'en fis de même à la mort de M. Dodart et j'en demandai des nouvelles au premier médecin, son fils, qui me dit qu'il n'en avait jamais entendu parler à son père : si bien que j'ai toujours cru l'ouvrage perdu et ne puis deviner par quelle voie il peut être tombé entre les mains des imprimeurs. Je m'en vais tâcher à voir cette « Seconde partie », dont je suis fort curieux, car, entre nous, je doutais fort de son existence et je croyais que ceux qui nous donnaient la première nous auraient sans doute donné la seconde, à moins que ce ne soit une finesse de libraires pour faire acheter deux fois l'ouvrage.
Jean-Baptiste établit le rôle du médecin Denis Dodart, lui-même proche de Port-Royal, et attribue l'entreprise à une commande du cardinal de Noailles qui paraît bien circonstancielle pour expliquer l'ouvrage. Ses recherches chez les Noailles ne lui ont d'ailleurs pas permis de trouver aucun renseignement. Quelques années plus tard, Louis n'a fait aucun progrès, lorsqu'il revient sur le sujet dans les Mémoires (1747 et 1752) qu'il consacre à son père :
Il remit cette histoire la veille de sa mort à un ami. J'ai eu plus d'une fois la curiosité d'en demander des nouvelles aux personnes capables de m'en donner : leurs réponses m'avaient fait croire qu'elle ne subsistait plus et je croyais l'ouvrage anéanti, lorsque j'appris, en 1742, qu'on en avait imprimé la « Première partie ». J'ai cherché inutilement de quelles ténèbres sortait cette « Première partie » et par quelles mains elle en avait été tirée quarante ans après la mort de l'auteur. Les personnes curieuses de savoir s'il a achevé cette histoire, c'est-à-dire s'il l'a conduite, comme on le prétend, jusqu'à la paix de Clément IX, n'en trouveront aucun éclaircissement dans la famille.
Le mystère reste entier. Aucun éclaircissement n'a pu être apporté à ce jour quant aux conditions de la parution de l'Abrégé ou aux voies de sa transmission.
La question est encore compliquée par la parution de la seconde partie de l'œuvre en 1767, en même temps qu'une réimpression de la première, sous le titre : Abrégé de l'histoire de Port-Royal, par M. Racine, de l'Académie française, ouvrage servant de supplément aux trois volumes des œuvres de cet auteur. La « Préface de l'éditeur » située en tête de l'ouvrage soutient que la « Seconde partie » a été jusque-là dissimulée par prudence politique, en raison de l'influence des Jésuites. L'expulsion de leur communauté en 1764 rend la précaution caduque, mais on ne sait pas qui établit l'édition ni qui en prit l'initiative. Par ailleurs, Louis Racine, qui écrit dans ses Mémoires tout ignorer de l'Abrégé, fit don, à la fin de sa vie, du manuscrit de la « Seconde partie » à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, dont il était membre (il est aujourd'hui conservé à la Bibliothèque nationale de France) ! Une note de sa main certifie que le manuscrit est autographe, sinon certains feuillets écrits par Boileau. Pourvu de l'en-tête « Seconde partie », il manifeste que la division du récit en deux pans a été voulue par Racine. Le document ne livre aucune autre clé.
Il reste à signaler une dernière bizarrerie : l'abbé Bonaventure Racine (qui n'a aucun lien de parenté avec le dramaturge) publia de très larges fragments de la seconde partie, sans nom d'auteur, dans son Abrégé de l'histoire ecclésiastique (1748-1756, 13 vol. in-12o) et sans en être conscient. Dans un article du tome XI de son entreprise (p. 560-569), il déplore la perte de ce même texte…
Ces obscurités sont assurément dues au sujet même de l'œuvre. Écrivant de façon élogieuse l'histoire d'un monastère dont le roi poursuivait la ruine, Racine contrevenait à la volonté du souverain. Il trahissait un maître dont il avait la confiance, qui l'avait honoré, qui l'avait pensionné, lui avait procuré un logement à Versailles, le priait à Marly… La discrétion était pour le moins de rigueur. Jean-Baptiste Racine assignait l'origine de l'ouvrage à une commande du cardinal de Noailles pour s'instruire des affaires de l'abbaye : cette idée, qui justifierait Racine, quoique souvent reprise, ne dispose d'aucun fondement, tandis que l'éditeur de 1742 situe le commencement de l'entreprise en 1693 – à cette date (que reprennent l'abbé Racine et l'éditeur de 1767), le cardinal de Noailles n'a même pas encore été nommé à l'archevêché de Paris.
En réalité, si Racine semble avoir eu envie d'écrire la vie d'un Solitaire dès 1691, aucun élément ne permet de dater le début de la rédaction de l'Abrégé, qui a pu ne commencer qu'en 1697. Dans ces conditions, on peut seulement poser que le poète consacra au texte ses dernières années, qu'il le remania jusqu'à sa mort et veilla qu'il ne serait pas indûment divulgué. Une lecture attentive révèle cependant que Racine y prend toujours garde de disculper le roi des persécutions ordonnées contre Port-Royal, accusant les Jésuites et leurs mensonges d'avoir lourdement pesé sur ses décisions et altéré son jugement. Le tableau altier du monastère que fournit l'Abrégé n'implique donc pas de véritable ingratitude envers le monarque à qui Racine doit sa réussite. Au contraire, celui-ci s'emploie à concilier des loyautés contradictoires : sans éclat, dignement, l'Abrégé donne à entendre la voix d'un homme écartelé entre son protecteur et le foyer de sa conscience, de sa foi.
Le texte qu'on propose offre quelques extraits significatifs traitant de la réforme du monastère, de l'institution du Saint-Sacrement et des premiers Solitaires, du miracle de la Sainte-Épine, de la mort de la mère Angélique et de la crise du Formulaire qui débouche sur l'enlèvement dramatique des religieuses. Ils présentent des événements sur lesquels les parties suivantes du présent ouvrage reviendront plusieurs fois : ils en dressent le cadre historique.
La leçon suivie est celle de l'édition publiée par Paul Mesnard, qui donne la version de 1742 pour la « Première partie » et celle du manuscrit original pour la seconde. Le lecteur désireux de consulter une édition savante très récente voudra bien consulter le travail accompli par Jean Lesaulnier.