II
Une Thébaïde au Grand Siècle :
les travaux et les jours à Port-Royal des Champs
Port-Royal est d'abord une communauté religieuse cistercienne d'Île-de-France fondée en 1204 à quelques kilomètres au sud de Versailles, au creux d'un vallon, comme le prévoit la règle de saint Benoît pour les établissements de l'ordre. L'abbaye, qui abrite à l'origine une douzaine de moniales, connaît, après la réforme introduite par la mère Angélique, un extraordinaire épanouissement.
En 1647, elle compte deux maisons : le monastère originel, Port-Royal des Champs, et un autre site à Paris, les deux réunissant plus de quatre-vingts religieuses. Elles sont cent onze, auxquelles s'ajoutent vingt-sept postulantes et demoiselles prêtes à prendre l'habit, ainsi que quarante-quatre pensionnaires, à la mort de Mazarin, en mars 1661, quand Louis XIV décide d'assumer seul « la conduite de ses États ». Cette réussite, l'éclat des personnalités proches de Port-Royal, lui confèrent valeur de mythe dès le XVIIe siècle : ce mythe, toutefois, s'enracine spécifiquement aux Champs.
Les religieuses qui refusent de signer le Formulaire y sont, en effet, regroupées à partir de 1665, leur maison de Paris étant confisquée et instituée en établissement autonome au bénéfice des sœurs « signeuses ». Port-Royal de Paris n'est ainsi qu'un épisode d'une geste entamée et tragiquement achevée aux Champs avec leur destruction en 1712 et 1713. Port-Royal des Champs figure l'âme vive du monastère. Il en incarne la spiritualité spécifique. Le 26 janvier 1674, Mme de Sévigné raconte à sa fille une visite qu'elle y a rendue à Robert Arnauld d'Andilly. Elle observe : « Ce Port-Royal est une thébaïde. C'est le paradis ; c'est un désert où toute la dévotion du christianisme s'est rangée ; c'est une sainteté répandue dans tout ce pays à une lieue à la ronde. »
Port-Royal renouvelle en actes la légende du christianisme primitif : le nom de « thébaïde » renvoie au désert de la Haute-Égypte situé non loin de la ville de Thèbes où nombre de chrétiens des premiers siècles fuirent les persécutions et s'appliquèrent à mener une vie ascétique. Il ne saurait y avoir de tableau de Port-Royal qui ne commence par l'évocation d'un lieu si déterminant. Preuve s'il en est de sa prépondérance mémoriale, il a suscité bien des relations, alors qu'il n'en existe pas s'agissant de Port-Royal de Paris. On dispose de contrats relatifs à l'achat des terrains de celui-ci, à leur construction. On possède des plans : aucune description en forme.
Au contraire, on est en mesure de fournir pas moins de trois textes qui s'emploient à donner des représentations circonstanciées de Port-Royal des Champs : la « Description de l'église et des bâtiments de Port-Royal des Champs » que Jérôme Besoigne insère dans son Histoire de l'abbaye de Port-Royal (Cologne, Aux dépens de la Compagnie, 1752), un extrait des Mémoires sur la destruction de l'abbaye de Port-Royal des Champs (s.l., 1711) de Jacques Fouillou, et la Lettre intéressante du père Vincent Comblat, prêtre des Frères mineurs, à un évêque sur le monastère de Port-Royal (8 novembre 1679). Ces trois relations se recoupent à l'occasion : elles ne se répètent pas. Vincent Comblat se livre à un état des lieux au présent ; ses successeurs se souviennent et s'attachent chacun à des détails spécifiques. Évoquant jusqu'aux tableaux qui étaient accrochés aux murs du monastère, Jérôme Besoigne ressuscite Port-Royal avec une familiarité peut-être encore plus grande que celle qui émane des quinze gouaches, de facture assez naïve, où Madeleine de Boullogne (1646-1710) a représenté les bâtiments (huit tableaux) et les religieuses dans leurs activités quotidiennes (sept tableaux : les soins donnés aux malades, la distribution des aumônes, une conférence dans la Solitude, le réfectoire, un enterrement ou une procession dans le cloître, etc.). Pris ensemble, les trois textes proposent une vue exceptionnellement précise et suggestive du monastère.
Les lieux sont inséparables de la vie des religieuses dont ils scandent les différentes heures. Cette vie apparaît partout en filigrane dans les deux premiers textes ; elle fait l'objet d'une présentation en forme chez le père Comblat. La chaleur de son admiration, parfois pesante, ne doit pas dissimuler que son témoignage (il avait visité le monastère peu avant) constitue une opportunité unique d'entrer de plain-pied dans la journée des moniales, de partager le rythme même de leurs activités, entre travaux domestiques, célébrations et temps d'oraison.
Deux groupes très originaux qui furent étroitement liés à Port-Royal et vécurent dans la proximité immédiate des religieuses, bien qu'aucun vœu ni cadre institutionnel ne les liassent aux premières, contribuent à la physionomie singulière de la communauté. Ils eurent un rôle fondamental dans le rayonnement exceptionnel que Port-Royal détint dans le grand monde et la société française des années 1630-1690, dans l'empreinte si profonde qu'il imprima à la vie spirituelle, artistique et intellectuelle du pays et que rien ne disposait une maison de femmes vouées au silence et à l'austérité de jamais exercer. Ces deux groupes sont les Messieurs de Port-Royal, en particulier les Solitaires (le terme de « Messieurs » désigne aussi les amis les plus proches de Port-Royal qui ne s'étaient pas entièrement retirés du monde, au contraire des pénitents déclarés que sont les Solitaires), et les Petites Écoles, dont Racine fut un des plus célèbres élèves.
Deux textes du Supplément au Nécrologe de l'abbaye de Notre-Dame de Port-Royal des Champs, ordre de Cîteaux, Institut du Saint-Sacrement (s.l.n.d., 1735) de Charles-Hugues Lefèvre de Saint-Marc et Claude-Pierre Goujet, le « Récit très particulier et très véritable de la conduite et des exercices des pénitents solitaires de Port-Royal des Champs » et les « Exercices de piété des Solitaires de Port-Royal des Champs » d'Antoine Giroust, relatent comment Antoine Le Maistre le premier se retira du monde en août 1637 pour vivre à l'ombre du monastère dans la pénitence et la prière, instituant un modèle bientôt repris à leur compte par deux de ses frères, puis Claude Lancelot, Étienne de Bascle et un cousin de Saint-Cyran, Jean Darcangos. Ils posent les règles de vie que le groupe respectait (Mme de Sévigné déclarait, le 26 janvier 1674 : « ils vivent comme les pénitents de saint Jean Climaque »). Les deux notices, sobres et factuelles, sont la matrice de toutes les évocations ultérieures des Solitaires.
C'est aussi dans le Supplément au Nécrologe de l'abbaye de Notre-Dame de Port-Royal des Champs qu'on trouve l'ensemble le plus précis sur les Petites Écoles : les raisons de leur constitution et leur règlement – tandis que les enfants logeaient au Chesnay, dans la propriété mise à leur disposition par Charles Maignart de Bernières (entre 1653 et 1660) –, et le souvenir que Charles Wallon de Beaupuis, l'auteur de ces textes, ancien élève des Petites Écoles, conserve des années où il y étudia. Tous les historiographes ont puisé dans les sources ici rassemblées.