Présentation

La pénitence et la gloire

Je viens vous rendre, mon Dieu, ce que je viens de recevoir de vous et je m'en dépouille volontairement pour me rendre à moi-même et à mon néant. Car qu'est, en votre présence, la plus parfaite créature du Ciel ou de la terre, sinon un vide qui peut être rempli de vous et par vous, comme l'air, qui est vide et ténébreux, est rempli de la lumière du Soleil ? Faites, Seigneur, que je ne m'approprie jamais vos grâces, non plus que l'air ne s'approprie jamais les lumières du Soleil, qui les retire chaque jour pour les lui rendre le lendemain.

Donnez-moi cette facilité de recevoir ainsi, et de vous rendre vos grâces et toutes vos bonnes œuvres, puisque je reconnais que ce sont des fruits qui ne sont pas de la terre, et que la racine en est en vous, et non pas en moi.

Saint-Cyran, Lettre LXXV, 15 novembre 1641

Monastère de femmes fondé en 1204 dans la vallée du Rhodon, Port-Royal brilla cent ans exactement, de 1609 à 1709. Fleuron de la Réforme catholique en France, inscrit au cœur de la renaissance augustinienne qui épouse l'épanouissement du classicisme, il irradia la société de son temps. Presque toujours, pourtant, il brilla au milieu des persécutions. Louis XIV, enfin, au crépuscule de son règne, obtint du pape sa suppression. La bulle Ad instantiam regis fut promulguée à Rome le 27 mars 1708, entérinée à Paris le 11 juillet 1709. Le 29 octobre, le lieutenant de police dispersa les dernières religieuses que l'abbaye abritait encore. Il leur dit qu'elles seraient conduites chacune dans un couvent séparé et dans différents diocèses, de sorte qu'elles ne devaient pas espérer se revoir davantage, ni se retrouver ensemble. Elles ne se revirent pas, en effet. Elles moururent en captivité, privées des sacrements. Le Roi-Soleil ordonna également la destruction matérielle du monastère.

Les travaux débutèrent en juin 1710. Trois ans plus tard, les fondations de l'église et les murs d'enceinte furent rasés à la poudre. Il avait fallu, avant l'arrivée des terrassiers, exhumer entre les derniers mois de 1711 et le début de 1712 trois mille corps ensevelis depuis le début du XIIIe siècle dans le cloître et les cimetières du dehors – religieuses, prêtres, amis dévoués, domestiques. Ils furent déterrés à la pioche, jetés pêle-mêle dans des chariots, leurs membres souvent disjoints et rompus. Des os furent abandonnés aux chiens qui rôdaient près des ouvriers. Ceux-ci versèrent ce qui restait de dépouilles dans une fosse commune creusée à Saint-Lambert, le village le plus proche. Chateaubriand, dans la Vie de Rancé (1844), confronte ce charnier à l'éventrement, en 1793, des tombes royales à Saint-Denis : « Représailles de la justice éternelle ! » s'exclame-t-il. Dieu écrit l'histoire. Pour l'auteur des Mémoires d'outre-tombe, le roi de France détruisant Port-Royal commet un sacrilège que la Providence venge par la destruction des rois de France.

Tant d'acharnement que le pouvoir politique déploya, en plein Grand Siècle, contre une communauté de moniales qui entendaient retourner à la stricte observance de la règle de saint Benoît laisse pantois. Qu'incarne Port-Royal et quels sédiments laissa-t-il dans la mémoire française ? De façon paradoxale, aucune réponse ne s'impose spontanément. À l'exception du monument que constitue le Port-Royal (1840-1859) de Sainte-Beuve, l'historiographie n'est pas très abondante. Travaux savants mis à part, elle oscille en outre souvent jusqu'à la caricature entre célébration et dénonciation. Les uns pleurent le martyre. Ils voient dans Port-Royal l'illustration d'une conception incoercible des droits de la conscience, exemplaire surgeon du plus fort humanisme chrétien et terreau d'œuvres parmi les plus hautes. Racine, Pascal, Mme de Lafayette, Mme de Sévigné, Boileau, La Rochefoucauld touchent à Port-Royal. Ses Solitaires publièrent la traduction française de la Bible que Baudelaire, Hugo et Rimbaud citent. Les autres vilipendent un monstre de fanatisme et d'obscurantisme, en son austérité redoutable contempteur de ce qu'est un homme dans le monde. Ils abominent une foi qui ne met pas tout dans les choses et dans la vie, qui les méprise même pour un fantôme : la vérité. Ces contradictions dessinent la figure en creux d'une énigme. Port-Royal tient, dans ses soubresauts, à l'histoire du catholicisme en France au XVIIe siècle et à la naissance quasi concomitante de l'absolutisme qui s'y produit, mais il engage aussi, par la vigueur de sa spiritualité, son retour aux principes primitifs du christianisme, son acceptation du sacrifice, une part d'humanité qui échappe aux catégorisations de la temporalité historique. Plus qu'une illusion, ce serait une faute contre l'intelligence ou la probité de nier que la violence de son destin, à l'instant de l'apprécier, somme chacun de connaître son propre cœur : quelles bornes fixer à une existence ? Comment articuler contingence et transcendance ? Quelle emprise consentir au politique sur nos fors intérieurs ? Quand résister et pourquoi ? – Port-Royal nous interroge : quel royaume briguons-nous ? Sans doute, cette faculté à débusquer, dans l'approximation des comportements, leur incohérence ou leur lâcheté, explique beaucoup de la fascination, parfois de la répulsion, que le monastère suscite. Connaître les raisons qui confèrent une telle puissance à une poignée de femmes et d'hommes disparus depuis trois siècles, scruter les plis de leurs vies, traquer leurs voix au plus juste de ce qu'elles furent sont des façons de comprendre leur résonance et cette extraordinaire incarnation de l'esprit dont, depuis longtemps évanouis, ils sont encore les symboles.

Louis XIV, comme il avait veillé à la disparition des archives de la Fronde, voulut qu'il ne demeurât pas une pierre, pas un vestige, de Port-Royal. Mais, de ce néant forcé est né un mythe. À une vingtaine de kilomètres de Versailles, quelques éboulis de murs, un pigeonnier, cent marches qui mènent à une grange, les éléments d'une ferme blanchis à la chaux, une maison où Racine étudia et, dans son prolongement, la bâtisse où vécurent Messieurs et Solitaires opposent leur dénuement aux trois cent cinquante-sept miroirs des dix-sept arcades de la galerie des Glaces du palais princier. Face aux scintillements de l'orgueil et à cette loi éperdue de la monstration de soi qui réunit souverain et courtisans, des religieuses vêtues de serge blanche, voilées de noir, la poitrine barrée d'une croix d'écarlate figurant terriblement le sang versé du Christ, ombres parmi les ombres des bois alentour, disent, en dépit de ce rien qu'est un homme, la volonté de la charité et de la joie vraie. Aux beautés clinquantes, elles substituent la hantise d'une perte, cette soif de l'innocence, que ni le plaisir ni la promesse de la mort ne sauraient étancher et que l'amour interdit de travestir. Le martyre de vierges sans autres ressources que celles de l'esprit et du cœur relègue ainsi les pompes louis-quatorziennes à une fugacité grimaçante. L'opiniâtreté de ces modernes Antigone l'emporte sur le scintillement des ballets – n'en finissant pas de disparaître, elles interdisent l'oubli.

De l'obscurité à la lumière

Les débuts de Port-Royal, qui s'appelait alors Notre-Dame de Porrois, furent lents et ternes. Le monastère résulte d'un legs pieux fait par Mathieu de Montmorency, seigneur de Marly, à son épouse Mathilde de Garlande, au moment où il s'apprêtait à rejoindre la quatrième croisade (1202). Elle fonda l'abbaye deux ans plus tard. Mathieu de Montmorency, la même année, mourait à Constantinople.

La construction des bâtiments tarda. Les premières religieuses, qui appartenaient à l'ordre réformé de Saint-Benoît, ne s'y installèrent qu'en 1215. La maison, comprenant une douzaine de moniales, était modeste. Elle rejoignit l'ordre de Cîteaux au début de l'année suivante. Port-Royal jouit de la protection de l'évêque de Paris, Eudes de Sully, et Racine, qui consacra ses dernières années à la rédaction d'un Abrégé de l'histoire de Port-Royal, rappelle qu'une bulle du pape Honoré III lui octroya en 1223 un privilège destiné à jouer, quatre siècles plus tard, un rôle capital dans son rayonnement. Il l'autorisait en effet à « donner retraite à des séculières qui, étant dégoûtées du monde et pouvant disposer de leurs personnes, voudraient se réfugier dans leur couvent pour y faire pénitence, sans néanmoins se lier par des vœux ». L'existence de l'abbaye demeura néanmoins sans éclat. Sa gestion fut maladroite. Les troubles du XIVe siècle, la guerre de Cent Ans, puis les guerres de Religion l'affaiblirent encore. Ses religieuses ne firent pas preuve d'une dissipation scandaleuse, mais elles n'observaient guère la règle. À la fin du XVIe siècle, les irrégularités étaient nombreuses.

C'est ainsi qu'en 1599 Simon Marion, un avocat parisien qui entretenait de bonnes relations avec l'abbé de Cîteaux, Edmé de La Croix, fit nommer sa petite-fille Jacqueline Arnauld, âgée de huit ans, coadjutrice de l'abbesse. L'enfant était la quatrième d'une famille nombreuse : elle n'aurait pas une dot suffisante pour se marier et elle était dépourvue de la grâce physique qui aurait pu faire espérer qu'un prétendant négligeât la médiocrité de ses biens. Grand-père affectueux, Simon Marion pourvoyait ainsi à son établissement. Il n'hésita pas même à tourner la loi pour assurer l'avenir de la fillette. Elle n'avait pas l'âge requis pour sa charge : on falsifia sa date de naissance.

La petite Jacqueline reçut le sacrement de confirmation le 29 septembre 1600 et choisit le nom d'Angélique, probablement en hommage à Angélique d'Estrées, l'abbesse de Maubuisson, qui l'accueillit chez elle pour son noviciat. Le 29 octobre, l'enfant prononça ses vœux. Elle prit possession de sa charge de coadjutrice et se rendit enfin à Port-Royal deux ans plus tard, le 5 juillet 1602, le lendemain de la mort de l'abbesse, Jeanne de Boulehart. Elle fut élue pour la remplacer avant même d'arriver au monastère et communia pour la première fois le jour de sa consécration (le 29 septembre). En dépit de ces anomalies, trois cents personnes assistèrent à la cérémonie, qui représentait un événement familial et mondain.

Devenue la mère Angélique, Jacqueline Arnauld entreprit en 1655 de rédiger une Relation de sa vie, sur l'ordre de son confesseur, Antoine Singlin. Elle y dresse un portrait instructif de la jeune religieuse qu'elle fut et du relâchement qui régnait à Port-Royal au début du XVIIe siècle. Certes, l'exercice valant pénitence, il implique que son auteur s'humilie pour mieux faire éclater l'action de la Providence et la grandeur de la bonté divine. La mère noircit sans doute le trait à dessein, mais elle ne saurait forger de toutes pièces le moindre élément de son récit. Or, elle rapporte qu'« il y avait pour confesseur un religieux si ignorant qu'il n'entendait pas le Pater en français. Il ne savait pas un mot de catéchisme et il n'ouvrait jamais d'autre livre que son bréviaire ». Elle ajoute : « Il y avait plus de trente ans qu'on n'avait prêché céans, sauf cinq ou six fois à des professions. » Les religieuses ne communiaient qu'aux grandes fêtes du calendrier liturgique, tandis qu'à la chandeleur elles organisaient des mascarades. L'année de son installation, la jeune abbesse reçut la visite du roi Henri IV, qu'une partie de chasse avait conduit près du monastère. Elle-même n'avait aucun goût pour la vie monacale, à laquelle elle souhaitait échapper. Elle la considérait, dit-elle, comme « un joug insupportable ». Les livres de dévotion lui étaient « pénibles ». Une lettre à son neveu Antoine Le Maistre confirme ces propos. La mère Angélique y confie avoir eu « une aversion horrible du couvent » et avoir songé à s'enfuir pour rejoindre des parents protestants à La Rochelle, espérant qu'elle pourrait s'y marier et y vivre dans le monde. À défaut de se résoudre à un parti si extrême, elle occupa son temps en promenades dans la campagne, en jeux avec sa sœur cadette Jeanne-Catherine, abbesse de Saint-Cyr depuis 1599, en visites et en lectures profanes : Plutarque ravissait l'adolescente. Ses parents ne l'avaient cependant pas abandonnée à elle-même. Ils venaient souvent à Port-Royal, surveillaient la conduite de leur fille, la réprimandaient lorsqu'il leur semblait qu'elle franchissait les limites de la bienséance. Principalement, ils géraient l'abbaye, qui avait été longtemps mal entretenue et s'était trouvée sérieusement endommagée au cours des dernières guerres. Port-Royal, dans leur esprit et en pratique, faisait à peu près partie de leurs biens immobiliers.

En 1607, Angélique tomba malade. Sans souci de la clôture à laquelle une religieuse est censée se soumettre, elle sortit du monastère pour aller passer plusieurs semaines dans sa famille, à Paris, puis dans la propriété familiale d'Andilly, près de Montmorency. Ce séjour l'enchanta. Antoine Arnauld, son père, profita de l'occasion pour lui faire signer une ratification de ses vœux, qui étaient légalement nuls en raison de l'âge où elle les avait prononcés. Connaissant les réserves de la jeune abbesse envers son état, il lui dissimula la nature du document qu'il lui soumettait. La jeune fille avait toujours pensé que sa mère ne l'aimait pas. La découverte de la tromperie paternelle et du caractère désormais irrévocable de son engagement la bouleversa. Elle regagna Port-Royal plus troublée et réticente qu'elle ne l'était en quittant le monastère. Son sort, pourtant, allait bientôt basculer, entraînant dans un même mouvement celui de l'abbaye.

Le 25 mars 1608, un capucin de passage prêcha pour l'Annonciation sur l'Incarnation du Fils de Dieu et son humiliation. La mère Angélique était présente. À l'instant, elle fut « touchée du désir de servir Dieu ». Faisant retour sur elle-même, elle considéra avec accablement la vie qu'elle avait menée jusque-là. D'autres religieux visitèrent la communauté. Elle ne manqua pas leurs prédications. Sa volonté se renforça. La jeune femme résolut de « se convertir », vocable qui désigne, au XVIIe siècle, le passage d'une pratique relâchée de la religion à une pratique assidue, motivée notamment par une profonde ferveur. Angélique, en effet, changea sa manière de vivre et ses habits (elle portait des ajustements mondains). Elle décida d'appliquer le strict enseignement de la règle de saint Benoît, de mettre en œuvre à Port-Royal « l'étroite observance ».

Angélique Arnaud avait dix-sept ans à cette date. Avec la fougue de son âge et une autorité en partie forgée par le milieu dont elle était issue, la petite noblesse de robe ambitieuse et cultivée, elle persuada ses compagnes de l'imiter. Plusieurs prêches, pendant son absence, les avaient déjà ébranlées : elles suivirent rapidement ses suggestions. Ainsi renoncèrent-elles à toute propriété personnelle, puis elles réformèrent leur alimentation et les occupations auxquelles leurs journées étaient consacrées. La mère Angélique dut vaincre la résistance déclarée de quelques moniales, mais celle-ci pesa peu en regard de l'opposition qu'elle rencontra auprès de ses parents. L'ardeur de sa dévotion s'avéra sans écho chez eux. Ils étaient convaincus que des clercs peu scrupuleux avaient abusé la jeune fille pour la spolier et que cette flambée de piété, destinée à tourner court, la couvrirait bientôt de confusion. Remplis d'indignation, ils s'employèrent à ruiner les projets qu'elle nourrissait. La rebelle disposait toutefois d'une précieuse alliée en la personne de sa sœur Jeanne. Entrée en religion dans des conditions comparables à celles de son aînée, la cadette avait d'emblée montré une vocation affirmée pour le couvent. Son comportement était exemplaire, son zèle, parfait. Le changement qui transformait les sentiments d'Angélique la réjouissait. Elle l'appuya de toutes ses forces, rejoignant même sa sœur à Port-Royal au début de l'année 1609.

Un coup d'éclat marque l'entrée du monastère dans l'histoire. Angélique avait signifié à ses parents son intention de rétablir finalement la clôture du couvent, et qu'elle ne souffrirait aucune exception. Ils ne pourraient donc plus pénétrer à leur guise dans cette maison qu'ils considéraient comme une villégiature familiale. Antoine Arnauld s'insurgea. Il refusa de tenir compte de la volonté de sa fille, dans laquelle il ne vit que de l'insolence. Le 25 septembre, il se présenta au monastère comme d'habitude. La porte en était close. Il exigea qu'on lui ouvrît. En vain. Il s'emporta. Robert, son fils aîné, de tempérament colérique, l'accompagnait. Il ne fut pas en reste, traitant la rebelle de « monstre d'ingratitude », de « parricide », prenant à témoin les moniales attirées par ces éclats. Les Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal et à la vie de la révérende mère Marie-Angélique de sainte Magdeleine Arnauld, réformatrice de ce monastère (Utrecht, Aux dépens de la Compagnie, 1742, t. I, p. 44-54) fournissent, de la main d'Angélique de Saint-Jean, la nièce de la mère Angélique, une relation de la scène haute en couleur. Les deux hommes menacèrent, invectivèrent. Robert cria. La jeune abbesse ne voulut pas céder. Le père et la fille, enfin, se rencontrèrent au parloir. Angélique ne faiblit pas un instant, mais, sous le coup de l'émotion, comme son père faisait valoir des années de tendresse et de bons offices, elle eut un malaise. Dans le remue-ménage causé par l'incident, Antoine Arnauld s'apaisa : Angélique imposa sa volonté. Antoine Arnauld rentra à Paris deux jours plus tard, réconcilié, mais son épouse, autrement froissée, demeura dix mois sans retourner au monastère. Cette « journée du Guichet » écrit le premier article de la légende de Port-Royal. L'œuvre de réforme qui en fit le fleuron de la spiritualité post-tridentine en France est définitivement engagée. Angélique et ses compagnes ont rompu avec les usages du monde et de leur temps.

L'abbaye, cependant, n'a plus que cent ans à vivre : le décret du Conseil d'État qui ordonne sa fermeture date du 26 octobre 1709. Encore la durée effective de son existence véritable est-elle plus brève. En mai 1679, Louis XIV interdit aux religieuses de recevoir aucune novice, tant qu'elles seraient plus de cinquante professes de chœur : une telle mesure, en bloquant le recrutement du monastère, le vouait à un rapide dépérissement. Il rassemblait à son zénith, en 1661, cent onze moniales. En 1709, seules vingt-deux femmes âgées y vivaient encore. La gloire de Port-Royal tient tout entière dans l'espace de soixante-dix années. Resserrement temporel et intensité sont liés. Un siècle si bref est lourd de précipitation tragique : Port-Royal n'en finit pas de courir à sa perte, apothéose et confusion.

Port-Royal,
joyau de la Réforme catholique en France

De 1609 à 1661, lorsque la mère Angélique mourut et que les débats engendrés par le Formulaire virèrent à la persécution, l'histoire de Port-Royal se caractérise par un mouvement de perfectionnement et d'approfondissement spirituel ininterrompu. Il place en quelques années la communauté au faîte du renouveau catholique qui caractérise le XVIIe siècle. La catastrophe qui clôt ce drame altère la conscience du fait que, pendant plus d'un tiers de son existence active, le monastère est étranger aux querelles qui provoquèrent sa chute, et que la puissance de la réflexion théologique dont il fut le berceau désigne en lui un haut lieu de la Réforme catholique européenne. Sainte-Beuve ne s'y trompe pas, puisqu'il consacre la majeure partie de son Port-Royal (1840-1859) aux années de paix dont la communauté put jouir, discernant là sa vérité et, dans les convulsions ultérieures, un accident qui masque sa signification la plus essentielle.

Symboliquement capitale, la « journée du Guichet » ne constituait qu'une étape dans un long processus. La mère Angélique eut soin ensuite de régulariser sa situation personnelle : elle fit annuler par le pape sa première profession, entachée d'irrégularités, et renouvela ses vœux solennels le 7 mai 1610. Ainsi devenait-elle abbesse légitime de Port-Royal. L'abstinence complète de viande, prescrite par la règle de saint Benoît, fut rétablie le 4 août 1614. Le silence, la veille de la nuit, l'austérité prévalurent à leur tour : en cinq ans, une véritable révolution fut menée à bien, hissant Port-Royal au nombre des rares couvents dont les mœurs se révélaient irréprochables. Cette réputation suscita des vocations : les effectifs de la maison commencèrent alors à augmenter. Il est vrai que, simultanément, la mère Angélique, contre l'usage, n'exigeait pas de dot des futures religieuses, mais une inclination authentique. Ce désintéressement était à la fois un gage d'austérité, une façon d'éviter de recevoir des jeunes filles contraintes par leurs familles à un choix qu'elles ne seconderaient pas et une chance unique, pour celles qui n'auraient pas eu les ressources nécessaires et désiraient véritablement prendre le voile, de surmonter cet obstacle financier. La politique arrêtée par la mère Angélique interdisait à Port-Royal toute manifestation somptuaire, le privant d'agréments qui rendaient certains autres couvents plus attrayants, mais elle favorisait la constitution d'une communauté soudée en Dieu.

La cohésion du monastère fut aussi renforcée par la présence de Jeanne Arnauld. En 1611, elle abandonna l'habit de bénédictine pour prendre celui de Cîteaux, porté à Port-Royal, et y entra au noviciat. Le 1er mai 1612, la mère Angélique reçut ses vœux. Jeanne Arnauld devint Jeanne-Catherine de Sainte-Agnès de Saint-Paul, plus connue comme la mère Agnès. Les deux femmes, dès lors, travaillèrent de concert. Angélique confia immédiatement à sa sœur la charge de maîtresse des novices et de sacristine. Elles employèrent une double énergie au redressement de Port-Royal, les divergences de leurs caractères et de leurs sensibilités enrichissant leur œuvre. La mère Angélique se distinguait par sa force morale, sa détermination, son intelligence, par la tournure pratique de son esprit. Soucieuse d'action concrète autant que de vérité intérieure, elle portait aux personnes une attention aiguë qui lui permettait de mesurer les richesses aussi bien que les besoins d'une âme. Sa lucidité l'aidait à démêler entre les motivations, à communiquer ses observations et à guider les âmes sous sa responsabilité. C'était également une gestionnaire de talent. Mais, si elle administra les biens du monastère avec habileté, consciente du poids en chacun du péché originel et de la tentation, elle s'exerça à le maintenir dans la plus rigoureuse simplicité. Son goût de la sobriété marquait aussi son approche de la spiritualité. Répugnant aux manifestations voyantes de la piété comme aux mortifications excessives, où elle redoutait une perversion de l'orgueil, elle privilégiait une vie intérieure discrète et se méfiait de la tendresse humaine, prompte à détourner de l'amour de Dieu. Le recours aux sens et à l'affectivité dans la dévotion, comme les Capucins et les Jésuites les utilisaient, ne lui inspirait que prévention. La mère Agnès se montrait quant à elle d'une bonté extérieure plus affable : « Je m'accommode mieux de la mère Agnès : notre mère [la mère Angélique] est trop forte pour moi », disait la marquise d'Aumont. La seconde, en effet, était plus encline à la contemplation que son aînée. La méditation des mystères divins lui inspirait une attirance prononcée, l'inclinant au mysticisme. Elle éprouvait moins d'éloignement pour l'écriture et les élans personnels. L'autorité à deux visages que les deux femmes exercèrent sur Port-Royal en se relayant à ses charges les plus importantes assura finalement à l'abbaye un profond équilibre.

Ni la mère Angélique ni la mère Agnès ne comptaient cependant sur leurs seules ressources pour se conduire. Anxieuses de ne pas se relâcher et de disposer d'une assistance éclairée, elles cherchèrent pendant plusieurs années le directeur capable de guider Port-Royal dans la voie du perfectionnement qu'elles désiraient. En 1614, elles se confièrent à un jésuite, le père Suffren, bientôt nommé confesseur de la reine Marguerite et du roi. En 1619, la mère Angélique rencontra François de Sales. Elle fut si profondément ébranlée par le saint évêque de Genève qu'elle lui fit une confession générale et éprouva le désir de quitter Port-Royal pour devenir religieuse ordinaire à la Visitation, qu'il avait fondée en 1610 avec la mère de Chantal. Mais l'affaire tarda et la mère Angélique dut rejoindre entre-temps, sur ordre de l'abbé général de Cîteaux, l'abbaye de Maubuisson, afin d'en remplacer l'abbesse Angélique d'Estrées, que sa conduite scandaleuse venait de condamner à être internée à Paris dans la maison des Filles pénitentes. La mère Angélique se trouvait encore à Maubuisson lorsque François de Sales mourut en 1622.

Vers 1626, elle recourut à l'évêque de Langres, Sébastien Zamet. Proche des Oratoriens, l'homme montrait beaucoup d'intérêt pour la réforme des monastères engagée depuis le concile de Trente (1545-1563). Accordant une importance déterminante à l'adoration du Saint-Sacrement, il incarnait ce renouveau catholique né de la nécessité de lutter contre la Réforme protestante et du retour sur soi provoqué par le choc que cette dernière avait causé. La mère Angélique participa sous son influence à l'aventure de la fondation de l'Institut du Saint-Sacrement que l'évêque voulait établir près du Louvre pour attirer les dévotes de la cour. Beaucoup de religieuses de Port-Royal, dont la mère Agnès qui rédigea un Chapelet secret du Saint-Sacrement en 1626, furent gagnées par ses vues, mais l'expérience tourna court assez vite. Le Chapelet secret de la mère Agnès suscita en 1633 une redoutable querelle à Paris et à Rome. Son contenu hermétique autorisa les adversaires de l'évêque de Langres à attaquer son enseignement et à taxer d'hérésie les religieuses qui s'y conformaient. La mère Angélique, qui réprouvait le luxe apprécié par Sébastien Zamet et les préoccupations mondaines qu'elle découvrait en lui, prit ses distances. La polémique du Chapelet secret l'avait en outre rapprochée d'un prêtre qu'elle n'avait jusqu'alors rencontré qu'une fois et qui gagna, entre 1633 et 1635, un ascendant immédiat sur son esprit : Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran. Auteur d'une brillante défense du Chapelet secret, il faisait preuve d'une hostilité à la magnificence et aux orientations de l'évêque de Langres qui le rapprochait singulièrement de l'abbesse. Il commença à prêcher régulièrement à Port-Royal le dimanche et les jours de fête en 1635. Il allait marquer de façon décisive et définitive la vie tout entière du monastère.

Duvergier de Hauranne était né en 1581, à Bayonne, dans une famille nouvellement enrichie par le négoce, avide de reconnaissance et de pouvoir. Son père avait été nommé échevin très jeune. Il fit recevoir la tonsure, garantie de prébendes, à son fils, alors que celui-ci n'avait que dix ans : l'enfant avait douze autres frères et sœurs, eux aussi à pourvoir. Le jeune homme entreprit des études brillantes qui le menèrent de Bayonne à Paris, puis à Louvain, où il se lia d'amitié avec un de ses condisciples, Cornelis Jansen, dont la postérité a retenu le nom sous sa forme latinisée : Cornelius Jansenius. Au plus fort des guerres de Religion, les deux étudiants se convainquirent que les théologiens catholiques, pour refonder leur foi, devaient retourner aux sources du dogme et aux Pères de l'Église. En 1609, ils allèrent s'installer en France, près de Bayonne, pour se livrer ensemble, jusqu'en 1616, à un programme rigoureux de lectures et de réflexion. Saint Augustin et son œuvre immense retinrent en particulier leur attention. Ordonné prêtre en 1618, Duvergier de Hauranne reçut le bénéfice de l'abbaye de Saint-Cyran, dans la Brenne, au cours de l'été 1620. Jansenius retourna, quant à lui, à Louvain. Un temps aumônier honoraire de la reine Marie de Médicis, Saint-Cyran ne fut guère attiré par ce qu'il qualifia de « métier de singe savant ». Son ordination avait suscité en lui une conversion exigeante. Il abandonna son patrimoine à son frère, afin de ne plus se vouer qu'à ses études, et se rapprocha de Pierre de Bérulle. Fondateur de la Société de l'Oratoire de Jésus en 1611, Bérulle était soucieux de restaurer la dignité de l'état sacerdotal. Parallèlement, il rénovait le rôle dévolu dans la vie spirituelle à l'adoration du Christ sauveur, proposant qu'il soit le socle de l'humilité du pénitent et de sa conversion. Saint-Cyran allait reprendre cette idée, quand il mettrait l'accent sur la nécessité primordiale pour le chrétien d'une véritable « conversion intérieure », seul moyen de mériter de recevoir les sacrements de pétinence et d'eucharistie. Il s'inspirerait aussi, dans son œuvre de direction, du « renouvellement », long et délicat, prôné par Bérulle. En revanche, le respect sacré de Saint-Cyran pour la prêtrise et la vie monastique devait le conduire à inciter les âmes qui se confieraient à lui à mener une simple vie retirée, fût-ce dans la plus grande sévérité, plutôt que de risquer de prendre des engagements ecclésiastiques ou monastiques au-delà de leurs forces réelles. En quelques mois, il parut à la mère Angélique que cet abbé doué d'une très forte personnalité était le directeur qu'elle cherchait en vain depuis des années.

L'autorité morale de Saint-Cyran marqua les religieuses, mais aussi leurs proches. Sa fréquentation détermina à jamais le sort d'Antoine Le Maistre, le neveu de la mère Angélique, de Claude Lancelot, qui composerait un émouvant récit de sa vie, d'un jeune prêtre, Antoine Singlin, appelé à être lui-même le confesseur des religieuses, ou d'Antoine Arnauld, le plus jeune des frères de la mère Angélique, qui devint sous le magistère de Saint-Cyran le principal théologien de Port-Royal. La prison à laquelle Richelieu condamna Saint-Cyran de mai 1638 à février 1643 n'amoindrit pas son influence. Au contraire, trempant la détermination de l'abbé dans l'épreuve, elle lui valut, auprès du public, l'auréole du martyre. Les deux volumes de Lettres chrétiennes et spirituelles que Robert Arnauld d'Andilly fit paraître successivement en 1645 et 1647, juste après la mort de Saint-Cyran en octobre 1643, alors qu'il venait d'être libéré, témoignent de la piété discrète, austère, mais nimbée de lumière et chaleureuse, dont il pouvait donner l'exemple. Ils suggèrent aussi de quelle façon les amis du monastère travaillèrent très tôt à bâtir une légende qui devait perpétuer l'enseignement du maître disparu.

Saint-Cyran contribua à l'efflorescence de Port-Royal : le rayonnement de l'abbaye dut beaucoup aussi à l'œuvre de mission dont les mères Angélique et Agnès furent chargées dans différents couvents de France au cours des années 1620, puis au transfert, en 1625-1626, du monastère à Paris, au cœur de la vie religieuse et intellectuelle du pays. Port-Royal avait crû. En 1623, il abritait plus de quatre-vingts personnes : une quarantaine de religieuses de chœur et de converses, des novices, des postulantes, des pensionnaires, mais aussi des domestiques et des ouvriers. Le site se prêtait mal à une telle affluence. La vallée qui abrite Port-Royal était humide. Les bâtiments de l'abbaye, anciens, bas et enfoncés, s'avéraient insalubres. Fièvres et épidémies s'y multipliaient. En deux ans, quinze religieuses moururent. Racine écrit dans son Abrégé que le couvent n'était plus qu'une « infirmerie ». La nécessité d'un relogement s'imposa. Mme Arnauld acheta en 1624 un hôtel à Paris, au coin du faubourg Saint-Jacques et de la rue de la Bourbe, qui pourrait recevoir la communauté. L'abbé de Cîteaux ayant accepté le principe d'une translation du monastère à Paris, des travaux furent entrepris. Dix-huit moniales s'installèrent dans la nouvelle abbaye le 28 mai 1625, jour du Saint-Sacrement. La totalité des religieuses les rejoignirent en 1626. Ce déménagement, loin d'affaiblir le processus de réforme entamé depuis déjà presque vingt ans, lui donna un nouvel élan.

La période qui s'étend de 1627 à la fin des années 1630 marque pour le monastère une première période d'apogée. Le 17 juin 1627, l'abbaye, qui se trouvait sous la juridiction de l'ordre de Cîteaux, passa sous celle de l'archevêque de Paris. Il s'agissait d'une modification déterminante, car elle devait permettre à la mère Angélique de jouir de plus de liberté et d'indépendance dans la conduite de sa maison. En 1629, elle obtint ainsi que l'abbesse de Port-Royal ne soit plus nommée par le roi, mais élue par les religieuses elles-mêmes pour une durée de trois ans. C'était abolir le système qui avait permis, au début du siècle, sa nomination abusive. L'abbesse comptait que les sœurs auraient désormais à cœur de choisir entre elles, pour les diriger, une moniale expérimentée, capable de régler difficultés ou conflits, et que le caractère électif de son mandat, aussi bien que sa brièveté, contraindrait celle-ci à la vigilance. Le 20 juillet 1630, par humilité, la mère Angélique démissionna de sa charge d'abbesse, qui revint à Marie-Geneviève de Saint-Augustin Le Tardif. L'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, enfin, fut officiellement instituée en 1638. La mère Angélique reprenait à son compte le projet naguère imaginé par l'évêque de Langres : il correspondait plus largement à un trait essentiel de l'École française de spiritualité telle que peuvent l'illustrer Pierre de Bérulle, Charles de Condren ou Saint-Cyran.

Le poids de Port-Royal fut considérablement renforcé par l'établissement, dans sa proximité, de communautés d'hommes et de laïques qui constituent une singularité absolue et dont la liberté permit l'éclosion d'œuvres qui frappèrent l'esprit des contemporains. À l'instigation de Saint-Cyran, très soucieux de l'éducation des enfants, quelques jeunes garçons furent regroupés à partir de 1637, près du monastère de Paris d'abord, puis à Port-Royal des Champs (au Chesnay, non loin de Versailles, dans la maison de campagne de Charles Maignart de Bernières, et aux Granges, auprès de Claude Lancelot, Pierre Nicole et Nicolas Fontaine) pour y être élevés sous la direction d'Antoine Singlin selon des principes chrétiens stricts et sans les préoccupations mondaines en vigueur dans les collèges : c'est l'acte de naissance des Petites Écoles. Le projet attira aussitôt l'attention. Il apparaissait comme une offense à la quasi-mainmise de la Compagnie de Jésus sur l'éducation des enfants, d'autant qu'il était fondé sur une complète réforme des principes pédagogiques de l'époque. L'enseignement y partait du français, non plus du latin. L'initiation aux leçons se faisait de manière plus ludique que dogmatique. Les châtiments corporels étaient exclus et les élèves travaillaient par petits groupes de cinq ou six. Par ailleurs, ils écrivaient à la plume de fer, plus commode et résistante. Une poignée de maîtres exceptionnels assurait les cours : Claude Lancelot, Pierre Nicole, avec l'appui d'Antoine Arnauld (il écrivit, fort de cette expérience, La Logique, ou l'Art de penser), de Louis-Isaac Le Maistre de Sacy ou de Pascal, qui élabora pour l'institution une nouvelle méthode d'apprentissage de la lecture. Les Petites Écoles demeurèrent une entreprise modeste : elles ne reçurent pas plus de cent vingt enfants de familles proches de Port-Royal, mais ce faible nombre et la vigilance apportée à chacun permirent que beaucoup d'entre eux, devenus adultes, s'illustrassent dans la société de leur temps. Jean Racine, Sébastien Le Nain de Tillemont, un des principaux historiens de la fin du XVIIe siècle, l'économiste Pierre de Boisguilbert furent élevés à Port-Royal ; leur réputation rejaillit sur celle du monastère.

Les années 1637-1638 marquent l'émergence d'un second phénomène rigoureusement propre à Port-Royal : le regroupement de Solitaires aux abords du monastère. Antoine Le Maistre, jeune et brillant avocat, et son frère Simon Le Maistre de Séricourt, qui étaient, par leur mère, les neveux de la mère Angélique, décidèrent de se retirer du monde, mais sans entrer dans aucun ordre religieux. Suivant les préceptes de Saint-Cyran qui les dirigeait, ils entendaient mener une vie comparable à celle des premiers ermites du désert. La retraite d'Antoine Le Maistre, amplement racontée par Nicolas Fontaine dans ses Mémoires, ou Histoire des Solitaires de Port-Royal, fut un coup de tonnerre dans la société française : le jeune homme était promis à une carrière brillante. Son renoncement stupéfia le public et plaça Port-Royal et son directeur en pleine lumière, d'autant que les deux frères furent bientôt rejoints par Claude Lancelot, Louis-Isaac Le Maistre de Sacy, Jean Le Maistre de Saint-Elme, Charles Le Maistre de Vallemont, ainsi qu'Étienne de Bascle et Jean Darcangos, un neveu de Saint-Cyran. Le geste des frères Le Maistre ne constituait donc pas une exception, qui eût été, comme telle, peu représentative. Le petit groupe s'installa dans des dépendances du monastère de Paris, puis aux Champs, délaissés par les religieuses après leur transfert à Paris. Ces premiers Messieurs (ainsi désignés en raison du titre que, respectueux des usages de la politesse mondaine, ils utilisaient pour s'adresser les uns aux autres) fondaient un type d'existence solitaire inédit et qui avait la particularité d'échapper à tout contrôle institutionnel. Quatre-vingt-dix hommes accomplirent ce choix jusqu'à la dispersion des dernières religieuses au XVIIIe siècle : c'est intrinsèquement peu, mais beaucoup de ralliements furent éclatants, à l'instar, en 1645, de celui de Robert Arnauld d'Andilly, le frère aîné de la mère Angélique, après qu'il eut perdu sa femme et au terme d'une longue carrière publique. Ce mondain, surnommé « l'ami universel », connu pour son goût des lettres et de l'esprit, constituait une recrue voyante : il valut d'ailleurs à Port-Royal de figurer, sous une forme idéalisée, dans la Clélie (1657), le célèbre roman de Mlle de Scudéry, qu'il avait l'habitude de fréquenter. Bénédict-Louis de Pontis, maréchal des batailles, serviteur chevronné d'Henri IV et de Louis XIII, rejoignit la communauté après sa retraite en 1648. En 1660, ce fut le tour du chevalier Renaud de Sévigné, oncle par alliance de Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, et beau-père de Mme de Lafayette. Bien d'autres étaient des personnages obscurs, comme le prêtre Charles Duchemin, si humble que les visiteurs de l'abbaye le tenaient à l'occasion pour un simple d'esprit, mais le caractère extraordinaire de leur piété attirait sur eux l'attention et enflait la rumeur. Les Messieurs passèrent d'autant moins inaperçus que plusieurs d'entre eux, pour ne pas déroger à l'exigence de labeur fixée par saint Bernard à ses moines, eurent une activité intellectuelle signalée par la parution d'ouvrages remarquables : traductions en français de vies des Pères du désert ou d'œuvres majeures de la littérature religieuse comme les Confessions de saint Augustin, composition d'ouvrages de piété, de théologie ou de liturgie. Les relations privilégiées que plusieurs des Solitaires entretinrent avec des scientifiques réputés de leur temps, au premier rang desquels Blaise Pascal, ou un grand seigneur philosophe comme le duc de Luynes, qui traduisit en français les Méditations métaphysiques de Descartes en 1647, inscrivirent paradoxalement ces hommes retirés de tout au centre de la vie intellectuelle. Aucun autre couvent que Port-Royal n'offre l'exemple d'un dispositif identique.

Une constellation s'étoile ainsi autour du monastère, où les religieuses élevaient elles-mêmes des jeunes filles, qui leur étaient parfois confiées dès la plus petite enfance. La présence, parmi elles, de l'unique petite-fille du duc et de la duchesse de Liancourt, orpheline et l'une des plus riches héritières de France, ou de la princesse d'Elbeuf, issue du mariage du duc d'Elbeuf et d'une fille légitimée d'Henri IV et de Gabrielle d'Estrées, jetait un lustre tout particulier sur les moniales entre les mains desquelles leurs familles les avaient placées. La vertu de ces pensionnaires, rentrées dans le siècle, mariées (Mlle de Liancourt épousa le fils de La Rochefoucauld, duc et pair de France), était un faire-valoir. La présence régulière dans le couvent, hors clôture, de laïques désireuses de se retirer du monde, quelques jours ou quelques semaines, voire plusieurs années, augmentait encore son rayonnement. De grandes dames se rallièrent en effet à Port-Royal : la marquise d'Aumont, la princesse de Guéméné, la princesse de Mantoue, bientôt reine de Pologne, la duchesse de Liancourt, la marquise de Sablé, pour ne considérer que la première génération. Elles plaçaient l'abbaye, dont le recrutement s'effectuait plutôt dans la petite noblesse de robe et la bourgeoisie, au cœur de l'aristocratie. La princesse de Guéméné, proche de Robert Arnauld d'Andilly, tiraillée entre dévotion et libertinage, se montra une pénitente irrégulière, dont les allées et venues faisaient jaser. Antoine Arnauld, en écrivant De la fréquente communion (1643) pour répondre à ses interrogations en matière de pénitence et d'eucharistie, conquit cependant l'attention de la meilleure société et diffusa la pensée de Saint-Cyran dans un public nouveau. Les liens étroits de la reine de Pologne et de la mère Angélique étaient célèbres. La correspondance des deux femmes contribuait à la gloire du monastère. Quant à la marquise de Sablé, les visites incessantes qu'elle recevait dans son appartement de Port-Royal, accueillant même le jésuite Rapin, l'associaient à la vie, non seulement spirituelle, mais également mondaine et culturelle de son temps.

Les chiffres témoignent de l'irrésistible ascension de Port-Royal. En 1646, le monastère abritait quatre-vingt-dix-huit religieuses : leur nombre avait été multiplié par huit en un peu plus de trente ans. Une telle croissance est le meilleur gage de l'attrait que le couvent exerçait. Les bâtiments de Paris devinrent exigus : la mère Angélique dut rapidement songer à dédoubler la communauté, songeant qu'une partie pourrait retourner s'installer aux Champs. Cette pensée se nourrissait également de nostalgie : la religieuse regrettait la simplicité de la vie qui avait eu cours dans sa première maison, une simplicité impossible à conserver dans la capitale. Jérôme Besoigne, son premier biographe, témoigne : « Le tumulte de la vie, les fréquentes visites, les liaisons avec des personnes de condition lui étaient fort à charge. Elle se croyait de plus obligée, pour l'acquit de sa conscience, de faire tous ses efforts pour rétablir une communauté à Port-Royal des Champs, depuis que M. de Saint-Cyran lui avait fait naître un scrupule d'avoir si légèrement suivi le conseil qu'on lui avait donné de quitter les Champs et de venir s'établir à Paris. » Le souhait de la religieuse, qui répondait aussi à un scrupule moral, fut favorisé par les travaux d'aménagement que les Solitaires avaient accomplis aux Champs, où ils s'étaient installés, sur ordre de l'archevêque, en mai et juin 1638. Ils avaient drainé, asséché les terres les plus marécageuses, surélevé et agrandi les différents édifices : un retour des religieuses n'était matériellement plus impossible. La mère Angélique sollicita l'archevêque de Paris. Il accorda en 1647 aux moniales la permission de retourner résider aux Champs. Ce fut chose faite au mois de juillet. Port-Royal disposa dès lors de deux maisons, l'une aux Champs, l'autre à Paris, qui ne formaient toutefois qu'une abbaye dirigée par une seule abbesse. Le 13 mai 1648, la mère Angélique quitta Paris pour se fixer elle-même à Port-Royal des Champs.

Cette même année, au mois d'octobre, un autre événement majeur acheva de donner à l'abbaye son profil définitif : Port-Royal devint Port-Royal du Saint-Sacrement, intégrant tout à fait l'Institut du Saint-Sacrement fondé quelques années plus tôt sous l'égide de Sébastien Zamet. Les religieuses conservèrent l'habit de Cîteaux mais changèrent la couleur de leur scapulaire. Elles remplacèrent le noir par le blanc et y cousirent la grande croix d'écarlate si célèbre, le blanc et le rouge symbolisant le pain et le vin du Saint-Sacrement. Port-Royal possède cette fois l'ensemble des caractéristiques qui participent de sa légende – il ne lui reste plus à vivre que trente années de pleine existence.

La Fronde (1648-1653) ne freina pas l'épanouissement de la maison. Elle troubla l'existence des moniales : les religieuses installées aux Champs durent un temps se réfugier à Paris, le monastère accueillant de surcroît d'autres sœurs que la guerre avait chassées de leurs abbayes respectives, ainsi que de nombreux paysans obligés de fuir, avec leurs familles et leurs bêtes, les soldats qui décimaient l'Île-de-France. Cette hospitalité, nonobstant les problèmes matériels qu'elle put poser, ajouta à la réputation de Port-Royal par la générosité de ses religieuses et la piété exemplaire qu'elles conservèrent. En mars 1656, la guérison miraculeuse de la petite Marguerite Périer, atteinte d'une fistule lacrymale qu'on désespérait de guérir, redoubla la ferveur populaire pour le monastère : l'enfant y était pensionnaire et elle recouvra la santé après avoir touché une relique de la Sainte-Épine conservée à Port-Royal de Paris. La foule se pressa aux portes de l'abbaye ; d'autres miracles se produisirent : Port-Royal est à son zénith. L'abbé de Rancé visite l'établissement en 1657 : le monastère constitue un modèle dans le paysage spirituel français de la période. En 1661, à la veille de la mort de la mère Angélique, la communauté atteignit son plus fort développement avec cent onze religieuses (professes de chœur et sœurs converses confondues), dont soixante-dix-sept à Paris et trente-quatre aux Champs. Elles étaient dix fois plus nombreuses qu'en 1609. Vingt-sept postulantes et demoiselles prêtes à prendre l'habit, ainsi que quarante-quatre pensionnaires doivent leur être ajoutées. Port-Royal était devenu un couvent de première importance.

Un âge s'achève pourtant. La disparition de la mère Angélique ne remit pas en cause la survie de l'abbaye : sa sœur Agnès, devenue abbesse en 1658, assura une forte continuité jusqu'à sa propre mort en 1671, tandis qu'une brillante seconde génération prit la relève autour d'Angélique de Saint-Jean, leur nièce. Mais les pionniers de la réforme s'éteignaient un à un : Saint-Cyran était mort en octobre 1643, usé par les privations, à peine huit mois après sa libération de prison. En 1657 décéda Guillaume Du Gué de Bagnols, un des amis les plus actifs du monastère, puis Antoine Le Maistre en 1658 et, quelques mois après la mère Angélique, Jacqueline de Sainte-Euphémie, de façon brutale et prématurée. Pascal mourut, quant à lui, en août 1662. Ces pertes coïncidaient avec le pic des querelles suscitées par la question de la signature du Formulaire et la flambée de la controverse « janséniste ». La violence de l'épisode, l'abondance des libelles publiés, les calomnies de ses adversaires ternirent l'image de Port-Royal, au moment où ses figures tutélaires entraient dans la nuit. L'œuvre de la mère Angélique se vit occultée par un débat qui lui était fondamentalement étranger et à l'égard duquel la religieuse n'était pas sans concevoir de fortes réserves. Ce sont les années comprises entre 1609 et 1661 qui ont fait Port-Royal, tel qu'il façonne à jamais le paysage spirituel de la France classique : sans cesse, il faut en revenir au socle qu'elles représentent pour en apprécier le legs.

Épouvantail janséniste et polémique théologique : la crise des années 1655-1665

Le vocable « jansénisme » et l'adjectif « janséniste », qui pèsent tant sur la représentation ordinaire de Port-Royal, commencèrent à se répandre au début des années 1650. Ils figurent en 1651 dans un pamphlet, la Lettre à un ami touchant le jansénisme, tirée du livre intitulé « Jansenius suspectus », de François Vavasseur. L'auteur fournit lui-même la définition du néologisme qu'il propose en glosant : « Cette sorte de gens qu'on appelle jansénistes, du nom de Jansenius leur auteur. » Le terme est donc forgé par référence à Cornelius Jansenius, comme les « calvinistes » désignent les partisans de la théologie de Calvin ou les « luthériens » celle de Luther. Trois remarques s'imposent. L'invention, d'abord, survient plus de quarante ans après que Port-Royal a entamé sa réforme : c'est une surimpression tardive, a posteriori. Les religieuses, ensuite, si elles prirent position en refusant de signer le Formulaire et si les plus brillantes d'entre elles (ainsi Angélique de Saint-Jean et Jacqueline de Sainte-Euphémie, la sœur de Pascal), très cultivées, intervinrent dans les débats, s'appliquèrent dans leur ensemble à ce que ceux-ci n'aient pas de répercussion sur la vie concrète du monastère. La mère Angélique ne se désolidarisa jamais des combats des augustiniens, mais elle s'en tint à la plus grande discrétion. La création de l'étiquette « janséniste », enfin, émane d'un adversaire. François Vavasseur est membre de la Compagnie de Jésus, qui se dresse alors contre « les disciples de saint Augustin », pour employer la désignation qu'utilisent à leur propre sujet les « amis de Port-Royal ». Il s'agit donc d'une trouvaille polémique, pas de la revendication d'un programme ou d'une quelconque pensée. Le jansénisme est un épouvantail. Antoine Arnauld, en première ligne dans la querelle, publia ainsi un livre qui dénonçait encore, en 1686, Le Fantôme du jansénisme.

Pour quelles raisons le nom de Jansenius fut-il associé à celui de Port-Royal ? Né en 1585 dans la province d'Utrecht, aux Pays-Bas, Jansenius touche au monastère par le seul Saint-Cyran, qu'il rencontra étudiant à Louvain et avec lequel il résida plusieurs années en France, tandis qu'ils approfondissaient ensemble leur connaissance des Pères de l'Église. Mais, lorsque son compagnon fut ordonné prêtre et s'engagea dans la vie ecclésiastique, Jansenius rentra aux Pays-Bas, où il entama une carrière universitaire. Nommé professeur d'Écriture sainte à Louvain en 1630, c'est foncièrement un exégète. Chargé, cependant, par la faculté de Louvain de plusieurs missions auprès du roi d'Espagne pour obtenir l'interdiction que les Jésuites y enseignassent la philosophie et la théologie, il s'y distingua assez pour recevoir à titre de récompense l'évêché d'Ypres en 1636, deux ans avant de mourir de la peste. Son grand œuvre est un livre, l'Augustinus, seu doctrina sancti Augustini de humanæ naturæ, sanitate, ægritudine, medicina, adversus Pelagios et Massilienses1 , entamé dix ans avant sa mort et inachevé, quand il décéda. L'ouvrage parut de façon posthume à Louvain en 1640.

Au cours de ses lectures, Jansenius avait constaté combien la pensée d'Augustin sur la question de la grâce et du salut avait été altérée depuis le Ve siècle par les interprétations et les commentaires innombrables qui en avaient été proposés. L'Augustinus a pour vocation de revenir à la source et d'offrir à ses contemporains la présentation la plus rigoureuse et la plus fidèle possible du sujet. Ce faisant, Jansenius espérait réduire les discussions incessantes que provoquait l'œuvre de saint Augustin : toutes les ambiguïtés ne devaient-elles pas être levées par un retour à la doctrine augustinienne originelle ? L'Augustinus appartient au registre de la littérature savante : c'est un lourd in-folio de 1 300 pages imprimées sur deux colonnes tassées, écrit en latin, sans aucune recherche d'élégance. Relevant de la théologie positive, à rebours de toute théologie spéculative, il ne vise qu'à produire une somme sur la question de la grâce dans la pensée d'un des plus célèbres docteurs de l'Église. Jansenius emploie les méthodes de la patristique, non celles de la scolastique. Son ouvrage est un véritable centon de textes d'Augustin.

Sur le fond, Jansenius reprend, pour évoquer la nature humaine, le modèle médical déjà employé par Augustin. L'homme, avant le péché originel, vivait dans un état d'innocence qu'il représente par la métaphore de la santé. L'état de la nature déchue, auquel l'homme est condamné depuis la faute qu'il a commise, vaut celui d'un corps rongé par la maladie. Salut et guérison se confondent : engageant le sort de chaque âme au regard de l'éternité, ils requièrent toute l'attention de chacun. Reste à déterminer dans quelle mesure l'homme, créature qui a failli en se détournant de Dieu, peut lui-même travailler à sa rédemption, dans quelle mesure il est tributaire de l'intervention de son Créateur, et la façon dont ce dernier peut la favoriser. Ces interrogations résument à peu près la question de la grâce. Certains traités d'Augustin antérieurs à 396 contiennent des formules parfois ambiguës, mais l'évêque d'Hippone déclara ensuite avoir, entre 396 et 426, bénéficié d'une inspiration divine qui lui permit de préciser sa réflexion. Sa doctrine sur la grâce a atteint, écrit-il, sa plénitude en 426 dans le De correptione et gratia (traduit par Antoine Arnauld en 1644). Jansenius s'appuie sur ces traités de la maturité : pour lui, ils fournissent la « clé » de la théologie augustinienne de la grâce. Le moine Pélage et ses disciples affirmaient que l'homme possédait en lui la force de vouloir le bien et de pratiquer la vertu, minorant et le poids de la faute originelle et l'importance de l'action divine dans le salut humain. Augustin conteste vivement cette valorisation du libre arbitre. Il insiste au contraire sur le fait que le salut, dans l'état de nature déchue, ne peut venir que de Dieu seul et de sa grâce. La créature est impuissante à se racheter par elle-même. Elle n'a de liberté qu'à se trouver ou non dans la disposition intérieure de faire pénitence et d'accueillir la volonté divine. Elle ne peut donc véritablement être sauvée que par un pur don de Dieu. Augustin affirme que la grâce divine est irrésistible, ou efficace. Nicolas Fontaine cite, dans ses Mémoires, une lettre de Saint-Cyran à propos de la mort de Richelieu, où l'abbé déclare : « nous sommes trop forts, si nous sommes à Dieu par une goutte de sa grâce ». La position de Jansenius le conduit à admettre que, beaucoup mourant dans l'erreur, la grâce n'est toutefois pas également distribuée à chaque individu : ses adversaires prétendirent que ce raisonnement aboutissait à poser de façon au moins implicite que le Christ n'est pas mort pour tous – une affirmation hérétique, à s'en tenir aux Évangiles, et qu'Augustin ne formule jamais.

Jansenius, en reprenant les propos de ce dernier, se trouve amené à intervenir, même si ce n'est pas son dessein, dans un débat contemporain brûlant. La Réforme protestante avait accompli un retour aux thèses les plus sévères d'Augustin. La communauté catholique fut par là obligée de prendre clairement position à leur égard. Le concile de Trente tenta d'éclaircir la doctrine augustinienne de la grâce, mais s'abstint de préciser le rapport de la grâce et du libre arbitre. Peu après, soucieux de ne pas désespérer les esprits par une doctrine aussi rude que celle d'Augustin, plus animés par des préoccupations pratiques que soucieuses de la lettre des textes, les Jésuites se rallièrent aux vues exprimées par l'un des leurs, Luis de Molina, dans son livre De concordia liberi arbitrii cum gratiæ donis2 (1588). Molina s'efforçait de réserver une part à la liberté de l'homme en soutenant que son intention de se repentir suffisait à lui valoir la grâce de Dieu. Dieu propose à tout homme une grâce, une aide intérieure, qui lui suffit pour échapper à la corruption, s'il le souhaite : c'est la grâce suffisante. Pour les partisans de saint Augustin, le molinisme constituait une hérésie redoutable, frappée au sceau de l'orgueil, puisque l'homme prétend alors être maître de son salut, orgueil qui est un péché capital. Le livre de Molina suscita d'âpres débats. Plusieurs congrégations, dites De auxiliis, se tinrent pour traiter du problème. Elles n'aboutirent à aucune conclusion. Afin de clore la controverse, deux décrets pontificaux, à défaut de formuler aucune proposition qui mît d'accord sur le fond les différentes parties, interdirent, respectivement en 1611 et 1625, de discuter davantage de la grâce et du salut.

L'Augustinus transgresse cette injonction. En 1643, la bulle In eminenti le condamne à ce titre, mais, entre-temps, le livre avait été imprimé trois fois en France (en 1641 à Paris, en 1642 et 1643 à Rouen), où Oratoriens et Dominicains, ainsi qu'une partie des docteurs de la Sorbonne, hostiles aux thèses jésuites, l'accueillirent favorablement, car ils redoutaient de voir les molinistes obtenir à terme la relégation de la pensée augustinienne, fondement du dogme catholique depuis des siècles (ils voulaient déjà semer la confusion en considérant de la même façon toutes les déclarations d'Augustin portant sur le sujet, sans tenir compte de l'évolution que lui-même revendique, prétendant que sa pensée était mouvante et que ses textes postérieurs à 396 procédaient à des exagérations dans le contexte de la polémique contre Pélage). Sa reprise par Jansenius était pour eux une aubaine. La Compagnie de Jésus, d'abord, ne réagit pas, comme il était possible de s'y attendre, mais Richelieu incita le théologal de Paris, Isaac Habert, à prêcher contre le livre entre l'avent 1642 et le carême 1643. Le cardinal se sentit probablement impliqué de façon personnelle dans l'approbation donnée à l'Augustinus, car l'ouvrage défendait à propos de l'attrition – ce regret d'une action mauvaise qui procède de la honte qu'elle engendre chez son auteur ou de la peur qu'il éprouve d'un châtiment – une position inverse à celle que lui-même avait soutenue. Richelieu était favorable à l'attrition, non pas tant dans une perspective pratique, en ce qu'elle permettait de concilier souci du monde et pardon des offenses, mais parce qu'elle impliquait une reconnaissance objective de la valeur du sacrement de pénitence qui doit l'accompagner et garantissait ainsi de tout glissement vers le protestantisme (la plupart des Églises protestantes récusent l'existence d'un sacrement de pénitence). La contrition prônée par Jansenius et Saint-Cyran, d'après saint Augustin, exige un repentir plus exigeant, difficile à concevoir, assurément, pour un roi ou des hommes engagés dans les affaires. Dévot scrupuleux, Louis XIII, que Richelieu avait incité à se satisfaire d'une simple attrition, s'émouvait de ces incertitudes. À ces premiers sujets d'irritation s'ajoutait que Jansenius avait composé en 1635 un traité intitulé Mars gallicus, où il prenait à partie la politique étrangère du prélat français (l'alliance qu'il venait de conclure avec des pays protestants hostiles à la catholique Espagne) et la prédilection qu'il accordait à la raison d'État sur les considérations religieuses. Richelieu voyait enfin dans l'amitié entre Saint-Cyran et Jansenius l'expression d'un complot organisé à son encontre. En réalité, Saint-Cyran avait beaucoup loué l'Augustinus, disant qu'il durerait autant que l'Église, et les deux hommes avaient continué de correspondre jusqu'à la mort de Jansenius, mais l'inclination spéculative de ce dernier était assez éloignée des préoccupations de Saint-Cyran, plus attaché à la direction des âmes. L'abbé éprouvait en outre pour la figure du Christ un amour ardent que Jansenius ne manifeste pas à ce point. Les proches de Saint-Cyran, en particulier les Messieurs et le jeune Antoine Arnauld, tout juste reçu docteur en Sorbonne, virent dans les attaques dont l'Augustinus était l'objet une offensive en règle contre la position augustinienne elle-même, dont ils étaient les plus farouches partisans en France. Ils décidèrent de ne pas laisser passer l'offensive sans y répondre.

Saint-Cyran aida ainsi Antoine Arnauld à concevoir une réponse à Isaac Habert : c'est l'Apologie de M. Jansenius, évêque d'Ypres (1644). Comme le théologal lui rétorqua par une Défense de la foi de l'Église, Arnauld produisit une Seconde Apologie de M. Jansenius (1645). Dans le même temps, Robert Arnauld d'Andilly, son frère aîné, traduisit en français le Discours sur la réformation de l'homme intérieur (1642) de Jansenius. De la fréquente communion, en 1643, formula les conceptions de Saint-Cyran à l'égard de l'eucharistie : la pratique du sacrement doit être soumise à la disposition intérieure de l'âme du croyant, à son attitude envers la pénitence. C'était une façon de revenir sur les questions de l'attrition ou de la contrition et de la grâce. Arnauld compléta l'ouvrage la même année par une dénonciation du laxisme de ses adversaires : La Théologie morale des Jésuites (1643). L'intervention du jeune théologien eut deux conséquences immédiates. Elle lia la cause de l'Augustinus et celle du groupe réuni autour de Port-Royal : l'auteur était le plus jeune frère de la mère Angélique et il énonçait dans ses livres des thèmes chers au directeur de l'abbaye, Saint-Cyran. La discussion, ensuite, qui était confinée au milieu des théologiens et des clercs, passa sur la scène publique, car Arnauld écrivit ses textes, non en latin, mais, à l'attention du grand monde, en français – Sainte-Beuve voit en lui un « Malherbe en théologie ». Ses livres, qui rendaient accessibles des débats complexes, mais essentiels pour les contemporains, puisqu'il y allait de leur salut, eurent un succès considérable. L'influence ainsi gagnée sur l'opinion radicalisa le conflit en aiguisant ses enjeux entre les deux partis.

L'affrontement ne prit toutefois vraiment d'ampleur qu'à partir des années 1650. Le syndic de la faculté, Nicolas Cornet, releva en 1649 sept propositions de l'Augustinus dont l'orthodoxie lui semblait douteuse et les soumit à l'avis des docteurs de la Sorbonne. Ancien élève des Jésuites, Nicolas Cornet désirait réduire le poids, qui demeurait très fort, des augustiniens au sein de l'Université. Divisés, les théologiens consultés retinrent seulement cinq des sept propositions initiales et sollicitèrent l'avis de Rome. Le 31 mai 1653, la bulle Cum occasione les déclara hérétiques et les condamna3 . Ces propositions mettaient en cause la capacité de la volonté humaine à faire le bien, la possibilité de résister à la grâce (les deuxième et quatrième propositions), la liberté humaine (la troisième), la prédestination, soit l'universalité du salut (la cinquième). En réprouvant les Cinq propositions, la bulle touchait une fraction notable de l'héritage augustinien, même s'il n'était question que de Jansenius. L'affaire aurait pu rester confinée à des discussions de théologiens, si le vicaire de Saint-Sulpice, Charles Picoté, n'avait soudain offensé le duc de Liancourt, le 31 janvier 1655.

L'ecclésiastique refusa l'absolution au duc, qui était son paroissien (son hôtel se trouvait rue de Seine), tant qu'il n'aurait pas retiré sa petite-fille de Port-Royal, où elle était pensionnaire, et congédié deux augustiniens logés chez lui. La vexation infligée à ce représentant de la plus haute aristocratie était éclatante : elle donnait la mesure de la confiance que les molinistes prenaient peu à peu en leurs forces. Le duc et la duchesse de Liancourt étant des protecteurs de longue date du monastère, Antoine Arnauld répondit à l'insulte par une Lettre à une personne de condition publiée dès le 24 février. Quelques mois plus tard, c'est le duc de Luynes, autre proche de Port-Royal, qui s'entendit refuser l'absolution à Saint-Sulpice, parce qu'il avait lu un livre « janséniste ». Antoine Arnauld reprit la plume et composa une Seconde Lettre à un duc et pair, parue au début du mois de juillet 1655. Comme une assemblée d'évêques s'était réunie au Louvre le 10 mai pour envisager de faire signer aux prélats de France une circulaire recevant la bulle Cum occasione et que, dans le même temps, la pression contre les partisans de saint Augustin devenait de plus en plus vive, Arnauld réagit cette fois avec une violence accrue. Longue de deux cent cinquante pages, la Seconde Lettre opère de surcroît la distinction entre le fait et le droit, destinée à une longue fortune.

La bulle Cum occasione appréciait chacune des Cinq propositions en débat en elle-même, sans juger de la manière dont celle-ci reflétait la doctrine de l'œuvre dont elle était extraite : certaines propositions valaient presque citation, mais d'autres reformulaient de façon très libre le contenu de l'Augustinus qu'elles incriminaient. La condamnation procédait en outre, dans son énoncé, à une nouvelle récriture de ces sentences, telles qu'elles avaient été transmises à Rome, de sorte que, finalement, seule la première des Cinq propositions figure à la lettre dans le livre de Jansenius. Antoine Arnauld se saisit de la constatation pour arguer qu'il admettait la condamnation en soi que le pape avait prononcée, c'est-à-dire le droit, mais qu'il contestait que les propositions en cause fussent réellement présentes dans l'Augustinus. C'est la récusation du fait. Or, il était impossible, expliqua-t-il, de refuser à quiconque l'absolution en alléguant un texte qui n'avait pas été lui-même, en toutes lettres, condamné par Rome. L'argument ne manquait pas de force. Il compliqua pourtant encore davantage les débats, chacun pouvant disputer à l'infini du statut de ces énoncés litigieux.

Dans l'immédiat, la querelle s'aggrava. Antoine Arnauld fut condamné et censuré en janvier 1656 par la faculté de théologie de Paris et par Rome, puis exclu de la Sorbonne. Le 27 janvier s'ouvrit la campagne des Provinciales : portant la querelle devant l'opinion publique, elle allait assurer dans un premier temps la victoire des augustiniens, mais aussi redoutablement aiguiser les passions. Pour toucher le grand monde, les proches du monastère recrutèrent un nouvel écrivain, Blaise Pascal. La sœur de ce dernier, alors essentiellement tenu pour un mathématicien de génie, était religieuse à Port-Royal et il était lui-même proche des Messieurs depuis la conversation de sa famille en 1646. Sa culture, comme sa fidélité, ne faisait aucun doute. Le brio de ses écrits savants et sa puissance intellectuelle l'avaient par ailleurs fait remarquer comme un styliste doué d'une habileté souveraine. Secondé par Pierre Nicole, s'appuyant sur les textes d'Antoine Arnauld, Pascal publia d'abord quatre épîtres consacrées à des questions théologiques théoriques. Avec un extraordinaire talent, dans la forme mondaine de la lettre et dans une langue faite pour plaire aux « honnêtes gens », il y ridiculisa la théologie des Jésuites dérivée des positions de Molina. À partir de la cinquième pièce, il aborda le terrain de la morale. Il fustigeait avec verve le laxisme et les absurdités de la doctrine de ses adversaires, citant cruellement Antonio Escobar, dont les œuvres rassemblaient plusieurs sources autorisant le mensonge, le duel, le meurtre. Le succès fut foudroyant, la victoire sur la casuistique jésuite, complète. Dans ces conditions, le miracle de la Sainte-Épine qui survint à Port-Royal de Paris le 24 mars parut d'autant plus un signe de Dieu en faveur du monastère et des thèses de ses familiers, que l'enfant qui fut guérie était la nièce et la propre filleule de l'auteur des Provinciales. Les poursuites contre les disciples de saint Augustin s'interrompirent.

L'Assemblée du clergé réunie les 1er et 2 septembre 1656 rédigea le projet d'un Formulaire où les Cinq propositions seraient condamnées au sens de Jansenius. Le pape Alexandre VII signa le 16 octobre la bulle Ad sacram beati Petri sedem, qui affirme que les Cinq propositions sont dans l'Augustinus et qu'elles sont condamnées au sens de Jansenius. LesProvinciales furent mises à l'Index en septembre 1657 et des mesures vexatoires ponctuellement prises contre Port-Royal (les Solitaires et les Petites Écoles furent dispersés en mars 1656). La vie des religieuses elles-mêmes ne fut pas affectée, cependant, par ces différentes mesures. Une accalmie s'installa rapidement.

La situation changea brutalement cinq ans plus tard avec l'Assemblée du clergé qui se tint le 1er février 1661. Elle résolut qu'un Formulaire condamnant les Cinq propositions devrait être signé par tous les ecclésiastiques de France, mais aussi par les régents et les maîtres d'école, les religieux et les religieuses des différents ordres. Un arrêt du Conseil d'État confirma cette résolution le 13 avril. Le 19, le roi changea les directeurs de Port-Royal, ordonna le renvoi des pensionnaires du monastère, interdit que les religieuses reçoivent plus de novices ou de postulantes. L'abbaye était, cette fois, touchée de plein fouet. L'obligation de la signature devait déchirer les religieuses, appelées à se prononcer sur des questions théoriques qui ne relevaient pas de leur ressort, mais la pure soumission équivalait pour beaucoup d'entre elles à consentir au discrédit sournois de la théologie augustinienne auquel les molinistes se livraient, c'est-à-dire à la remise en cause d'un socle principal de l'Église depuis plus de mille ans. Elles y voyaient une trahison, un ébranlement fondamental du christianisme. La signature du Formulaire correspondant à un engagement moral similaire à un serment, elle était loin pour elles de représenter une banale formalité. Les moniales étaient sommées de prendre position sur un problème qui engageait leur représentation même du salut. Entre le devoir d'humilité qui leur commandait d'obéir et leur foi profonde, elles vécurent une terrible crise de conscience. Sa violence explique la manière profuse et opiniâtre dont elles traitèrent du Formulaire.

Après bien des hésitations, elles se résolurent néanmoins à signer en juin : elles joignirent à leur signature une clause explicative, où elles distinguaient, comme l'avait fait Antoine Arnauld en 1656, entre le fait et le droit. Le 31 octobre, les grands vicaires exigèrent une nouvelle signature du Formulaire, sans aucune restriction. De nouveau, les religieuses se soumirent, mais elles précisèrent que, dans leur ignorance de telles controverses, réservées aux clercs, elles ne pouvaient que « rendre témoignage de la pureté de [leur] foi ». C'était réserver tout jugement de fond. Cette initiative interdit que l'affaire s'achevât, d'autant que quelques évêques se rebellèrent aussi contre le Formulaire. Finalement, dans un esprit d'accommodement, le nouvel archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, prescrivit le 8 juin 1662 la signature du Formulaire en demandant la « foi divine » pour le droit et la simple « foi humaine » sur le fait, ce qui consistait à envisager que l'erreur était possible. Cet aménagement contradictoire, sinon incohérent, ouvrait encore plus grande la porte au doute.

L'archevêque avait accordé aux religieuses un délai de trois semaines pour se soumettre. Pendant ce délai, il visita la maison. Il reconnut qu'elle était parfaitement tenue et n'appelait que des éloges, sinon à propos de sa résistance au Formulaire. Il s'entretint individuellement avec les soixante-trois religieuses présentes à Port-Royal de Paris, sans parvenir à les ébranler. Cette ténacité l'exaspéra. Le 21 août 1664, au cours d'une séance dramatique, il interdit désormais aux moniales de recevoir les sacrements et s'emporta violemment contre la mère de Ligny, alors abbesse. Le 26, il revint avec une liste de douze religieuses comprenant la mère Agnès et les sœurs qui lui étaient le plus proches, qu'il exila dans des monastères étrangers, afin de briser la résistance à laquelle il estimait que la mère exhortait ses compagnes. Il revint en novembre et en décembre : cinq autres sœurs furent emprisonnées. Bien qu'isolées, harcelées par leurs geôlières, par l'archevêque et ses sbires, seules six d'entre elles signèrent. Toutes se rétractèrent ensuite, à l'exception d'une religieuse qu'on avait fait signer à l'agonie et qui était morte, et d'une moniale originaire d'un autre monastère, qui y fut à jamais renvoyée et réduite au silence. Au bout du compte, seules onze des cent onze religieuses de Port-Royal se rallièrent au Formulaire, une proportion infime, qui témoigne de la cohésion spirituelle de l'abbaye et de sa résolution dans l'épreuve. Port-Royal, qui vivait dans la pensée des premiers temps du christianisme et des premiers saints, lut dans les événements une invitation au martyre et à la rédemption par le sacrifice. La prison des sœurs enlevées par l'archevêque n'était même pas sans évoquer pour la communauté celle de son directeur le plus emblématique, Saint-Cyran.

Au début du mois de juillet 1665, Péréfixe réunit à Port-Royal des Champs toutes les religieuses qui refusaient de signer, y compris celles qui avaient été exilées, qu'il fit libérer. Elles devaient y demeurer privées des sacrements et soumises à une surveillance policière, tandis que les « signeuses », à la tête desquelles se trouvait la sœur Catherine de Sainte-Flavie Passart, reçurent en propriété Port-Royal de Paris, auquel fut reconnue une existence juridique autonome. En février 1666, elles se virent allouer tous les biens du monastère, à charge de verser une pension de 200 livres par religieuse installée aux Champs. À titre de comparaison, chacune d'entre elles disposait d'une pension de… 1 200 livres ! Port-Royal survécut encore un peu plus de trente ans, grâce à la Paix de l'Église, ou « Paix clémentine », conclue en 1669. Le pape, souhaitant mettre un terme à une situation qui gangrenait l'Église, consentit en effet en septembre 1668 à ce que la signature du Formulaire puisse avoir lieu en bas de procès-verbaux distinguant le fait et le droit, et la signature des religieuses cessa d'être requise. Pour montrer leur bonne volonté, les dernières rebelles cédèrent cependant à la faveur de ces nouvelles modalités. Elles signèrent le 14 février 1669. Quatre jours plus tard, les moniales des Champs furent rétablies dans l'usage des sacrements. L'autorisation d'accueillir des novices et des pensionnaires leur fut rendue. La séparation des deux abbayes ne fut, en revanche, pas remise en cause et, surtout, la question des Cinq propositions n'avait pas été résolue. Cet apaisement et la protection de la duchesse de Longueville, cousine du roi, qui s'était fait construire un hôtel aux Champs, accordèrent à Port-Royal dix années de répit. Ce « bel automne » prit fin dès que Mme de Longueville mourut, le 15 avril 1679.

Le 16 mai de la même année, le roi retira au monastère le droit d'accueillir des novices tant qu'il compterait cinquante religieuses de chœur ; les postulantes et les pensionnaires durent être renvoyées. Les ecclésiastiques présents dans la maison et les Solitaires reçurent l'ordre de quitter les lieux. La communauté, dès lors, déclina inexorablement. La dernière sœur qui fit profession à Port-Royal prononça ses vœux le 6 mai 1685. Rien, pourtant, ne diminua l'intransigeance sur le fond des moniales. En 1706, de nouveau confrontées à la signature du Formulaire après que la bulle Vineam Domini Sabbaoth eut condamné le « silence respectueux » à l'égard de la question de fait et la « soumission de bouche » à l'égard du sens de Jansenius, exigeant donc un engagement véritable, elles signèrent, mais en précisant : « Sans déroger à ce qui s'était passé à leur égard à la Paix de l'Église, sous Clément IX. » Ce dernier trait d'insubordination eut raison de la patience du roi. Louis XIV interdit en avril aux religieuses de plus recevoir aucune novice, quel que soit leur nombre. En 1708, une bulle papale, que le monarque avait sollicitée, supprima Port-Royal des Champs. La dispersion des religieuses fut arrêtée en Conseil d'État au mois d'octobre 1709 et la démolition des bâtiments en janvier de l'année suivante.

Ainsi la querelle janséniste, originellement étrangère à Port-Royal et qui vint se greffer sur son remarquable développement propre au cours de la première moitié du XVIIe siècle, causa-t-elle sa chute, une chute a priori bien peu prévisible et qui fut spectaculaire. Les affrontements suscités par l'Augustinus et la condamnation des Cinq propositions ne peuvent cependant être réduits à un accident de l'histoire qui aurait, en quelque sorte, détourné le monastère de sa vocation. Au contraire, il existe une sorte de profonde nécessité à la convergence qui se produisit. Attaché à un retour aux principes du christianisme, hanté par le désir d'une refondation dans la pureté de ses premiers âges, Port-Royal était voué à prendre parti dans le débat sur la grâce et la place de la théologie augustinienne qui enflamma toute l'époque. Ses religieuses, en particulier Angélique de Saint-Jean Arnauld d'Andilly et Jacqueline de Sainte-Euphémie Pascal, qui souhaitaient un débat de fond pour déterminer si Jansenius était en cause ou Augustin, et leurs proches virent qu'il ne s'agissait pas tant d'arguties que du sort d'une pensée millénaire devenue gênante, dans sa rigueur, à l'heure de la modernité, quand l'individu ne cessait de réclamer de nouvelles prérogatives. L'abbaye choisit la fidélité à la tradition, la confrontation à une anthropologie et une morale entières. Elle prit le parti de la cohérence et de l'intégrité spirituelles. Elle se montrait en cela pleinement respectueuse de l'élan instauré par la mère Angélique et Saint-Cyran. Si l'abondance des libelles et des pièces, si l'énergie farouche des religieuses à défendre leurs vues surprennent et paraissent, à l'occasion, dénoter un manque d'esprit de charité, il faut songer que ces moniales réagirent avec les armes du milieu robin dont la majorité d'entre elles étaient issues, mais aussi qu'elles avaient conscience de faire face à une persécution de la doctrine de saint Augustin qui mettait leur foi même en péril. Deux représentations du salut et de la liberté humaine s'affrontèrent. Port-Royal porta au plus haut une conception originelle du christianisme, que l'histoire condamnait toutefois à ce moment. Quelle histoire, cependant ?

Le paradoxe politique de Port-Royal : humanisme augustinien et absolutisme

Les débats causés par l'Augustinus puis la signature du Formulaire mettent en évidence une crise interne du catholicisme, déchiré entre la doctrine sévère d'Augustin et le désir d'émancipation et de reconnaissance de l'homme à un moment où l'espérance de vie s'allonge, où la prospérité et l'individualisme ont crû. Mais ce n'est pas Rome qui persécuta Port-Royal. Au contraire, l'Église multiplia les demi-mesures, maladroitement, certes, mais dans l'espoir de produire un accommodement entre les deux clans en présence. En 1669, le pape imposa la paix. C'est Louis XIV qui prit, en 1661, l'initiative de l'affrontement ouvert et qui rouvrit les hostilités, dès que mourut Mme de Longueville. C'est lui qui sollicita la suppression du monastère, procéda à la violente dispersion des dernières religieuses et décida la destruction matérielle de l'abbaye. Si le Conseil d'État invoqua, pour justifier son arrêt, le souci de la sécurité des publics, la situation géographique isolée de Port-Royal ne permet guère de s'y arrêter. L'éradication dont la communauté fit l'objet ressemble en revanche à la façon dont Louis XIV veilla à l'élimination de toutes les archives de la Fronde, soucieux d'abolir le souvenir d'une guerre qui avait vu la France divisée et le pouvoir monarchique menacé. Le rapprochement a souvent entraîné l'idée que le roi, en se dressant contre Port-Royal, avait lutté contre une force où il voyait un ferment de désagrégation de l'État similaire à celui que le parti des Princes et du Parlement avait naguère représenté. Sans que cette analyse soit fausse, elle intervient trop vite et masque aussi bien le paradoxe de cette méfiance que la véritable puissance de la réflexion politique contenue dans la pensée développée à Port-Royal.

La famille Arnauld joue un rôle essentiel dans l'histoire de Port-Royal. Sa réformatrice lui appartient, ainsi que la mère Agnès. Après elles, leurs trois sœurs Anne, Marie et Madeleine prirent le voile dans la maison. Leurs frères Robert Arnauld d'Andilly et Antoine Arnauld rejoignirent les Solitaires. Angélique de Saint-Jean Arnauld d'Andilly, abbesse de 1678 à 1684, une des figures les plus remarquables de la seconde génération de religieuses, était la fille du premier. Elle fut accompagnée à Port-Royal par quatre de ses sœurs. Des cousins, comme Antoine Le Maistre, Jean Le Maistre de Saint-Elme, Charles Le Maistre de Vallemont, Louis-Isaac Le Maistre de Sacy, qu'une amitié très étroite liait à Angélique de Saint-Jean, des neveux enfin complétèrent cette galaxie. Les femmes issues de la famille Arnauld représentent à elles seules dix pour cent des effectifs de la communauté religieuse. Des parents plus éloignés (autour de Pierre Le Roy de La Poterie, par exemple, amateur de reliques, qui prêta au couvent un fragment de la Sainte-Épine) et des relations (les familles Robert, Hamelin, Lombert ou celle des Bignon) s'engagèrent par contiguïté aux côtés de l'abbaye. Les implantations en province, principalement à Clermont et Rouen, tout en fédérant autour de Port-Royal de plus en plus de groupes soucieux d'une vie spirituelle exigeante, trouvèrent leur origine dans ce réseau, appuyé à Paris sur de forts liens de voisinage autour de quelques paroisses : Saint-Merri, où habitaient les Arnauld, Saint-André-des-Arts, Saint-Eustache. Or, les Arnauld et leurs proches incarnent un groupe social et culturel précis : la robe – le terme désignant l'ensemble des métiers de la magistrature.

Originaires d'Auvergne, les Arnauld sont une famille d'avocats et de magistrats. Simon Marion, le grand-père maternel de la mère Angélique, a été avocat général, et son père, Antoine Arnauld, procureur général de la reine Marie de Médicis. Antoine Le Maistre, avant sa retraite du monde, fut avocat au parlement de Paris. Soutenu par un parent lui-même célèbre avocat de son temps, Philippe-Paul de Cornouaille, il envisagea un temps d'en épouser la fille. La première caractéristique de ces hommes est d'avoir tous étudié à l'université, dont ils demeurent proches à bien des égards. Ils constituent un milieu cultivé, actif, destiné, avec le succès, aux charges et à la pratique des belles-lettres. Consciente d'être la dépositaire d'une tradition, désireuse de perpétuité et de stabilité, la robe était fondamentalement loyaliste envers la monarchie. Fidèle à Henri III jusqu'à son assassinat en 1589, elle se rallia ensuite sans hésitation à Henri IV. Elle formait un groupe modéré et pacifique, mais farouchement attentif, dans sa majorité, à la préservation des « libertés de l'Église gallicane », c'est-à-dire de l'indépendance du roi face aux ambitions du monarque universel que le pape prétendait être, et vigilant quant aux interférences inévitables, dans une société entièrement religieuse, entre le gouvernement de l'Église et celui de l'État. Les robins prirent clairement fait et cause en faveur du roi chaque fois qu'un conflit se manifesta et se montrèrent des adversaires précoces et résolus des Jésuites, dès qu'ils entrèrent en France.

Les Jésuites, en effet, proclamaient travailler ad majorem Dei gloriam. La formule désignait l'empire de Dieu sur le monde et non pas une gloire désincarnée. Ils visaient une fin transcendante, mais qui se préparait dans la réalité immanente : ils soutenaient pour cette raison l'affermissement de l'autorité du pape (ils prononçaient un vœu d'obéissance spécifique et se montraient des défenseurs acharnés de son infaillibilité), l'accroissement du peuple de Dieu grâce aux missions, une prédication destinée à encourager les faibles par l'usage de moyens sensibles propres à éblouir et une lutte acharnée contre les ennemis de Dieu. Pour cela, les Jésuites s'étaient pourvus des moyens nécessaires. Leur organisation est centralisée et militaire (ils sont dirigés par un général) et ils utilisaient des réseaux d'information efficace, comme l'influence que leurs confesseurs exerçaient sur les rois. Ils penchaient à l'évidence moins vers la science que vers l'action. Ignace de Loyola, leur fondateur, dont les Exercices spirituels sont tournés vers le monde moderne, devait plus à la carrière des armes et à la pratique de l'ascèse et de l'expérience mystique qu'à l'étude et à des lectures, comme elles étaient à l'honneur dans le milieu de la robe. Militants actifs, les Jésuites se destinaient au combat, même si la Compagnie pouvait compter dans ses rangs de grands érudits : leur intérêt pour les missions est la marque la plus évidente de cette vocation déclarée, avec la poursuite des hérétiques. Ils cherchaient aussi à conquérir l'Université, fief de la robe. Ils apparaissaient enfin liés à l'Espagne et à la Ligue, qui menaçaient, les armes à la main, l'intégrité du royaume.

L'affrontement du milieu de la robe avec les Jésuites était inévitable, ceux-ci ne constituant pas, en effet, un ordre cénobitique, mais étant insérés dans la ville et portant l'habit séculier. La Compagnie de Jésus, dont l'existence juridique remontait seulement à 1540, avait reçu l'autorisation de s'installer en France en 1551. D'emblée, l'épiscopat gallican et la faculté de théologie de Paris lui apparurent hostiles et le Parlement se montra réservé à l'égard de la décision d'Henri II de l'accueillir. Antoine Arnauld, le père de la future mère Angélique, s'illustra en 1594 en prononçant un Plaidoyer pour l'université de Paris contre les Jésuites. L'approbation que Juan de Mariana donna au meurtre d'Henri III par Jacques Clément et la manière dont son traité De rege et regis institutione (1598) défendait le tyrannicide confirmaient, pour les politiques parmi lesquels la robe se range, l'idée que les Jésuites représentaient un danger pour la couronne de France. De fondation à la fois espagnole et italienne, l'ordre était suspect par cette collusion même avec deux pays ennemis de la France. L'attentat manqué de Jean Chastel, un de leurs anciens élèves, contre Henri IV conduisit à leur éviction du royaume. Ils ne purent revenir à Paris qu'au début du XVIIe siècle. Antoine Arnauld et Étienne Pasquier associèrent alors dans le Catéchisme des Jésuites (1602) la défense des libertés gallicanes à la lutte contre une Compagnie menaçante pour la souveraineté du roi.

L'antagonisme de Port-Royal et des Jésuites est donc structurel et bien antérieur aux polémiques qui naissent vers 1650. Au contraire, il existe entre le milieu du monastère et le pouvoir royal une solidarité qui explique que l'attitude de Port-Royal pendant la Fronde fut essentiellement loyaliste envers le roi. Pascal, ennemi juré de toute guerre, afficha un soutien ostensible à la monarchie, tandis que les horreurs perpétrées par les soldats marquèrent profondément la mère Angélique. Le meilleur soutien de Vincent de Paul fut Charles Maignart de Bernières, très proche de Port-Royal. Mais, en dépit de cette cohérence, l'idéal de solitude des Messieurs et leur vision de l'action dans le monde n'en firent pas des soutiens très visibles. Ils conservèrent une position réservée, tandis que quelques familiers du monastère, dont Gondi, le futur cardinal de Retz, est le plus célèbre, prenaient fait et cause pour la Fronde. La réalité fut d'autant plus brouillée dans les esprits que, dans les années 1660, de nombreux frondeurs repentis rejoignirent Port-Royal, à l'instar de la duchesse de Longueville, de son frère le prince de Conti, dirigé par Nicolas Pavillon, l'évêque d'Alet, hostile au Formulaire, ou du chevalier de Sévigné. Ces faits suffisaient-ils à provoquer l'acharnement dont Louis XIV fit preuve contre Port-Royal ?

Plus profondément, le monastère défend une conception de l'homme qui représente moins un danger pour la cohésion de l'État qu'elle ne contrarie de façon fondamentale le projet de monarchie absolue que Louis XIV mit personnellement en œuvre après la mort de Mazarin. La théologie augustinienne s'enracine dans la conscience du péché originel. À l'instant de la faute, l'homme a « abandonné » Dieu, qui l'a en retour abandonné. S'ensuit une chute irrémissible, sinon par le don de la grâce divine. Saint Augustin pose dans La Cité de Dieu que l'homme est sensible à deux amours : l'amour de Dieu et l'amour de soi. L'amour de Dieu l'emplit jusqu'au mépris de soi ; l'amour de soi l'aveugle jusqu'au mépris de Dieu. Dans l'exil du péché, la créature est soumise au règne absolu de l'amour de soi, en quoi Saint-Cyran voit un véritable « anti-Dieu », l'homme s'adorant à la place du Dieu qu'il devrait adorer. Aussi Augustin désigne-t-il dans l'humanité une « masse de perdition » et de boue. La créature est déchirée par ses passions et par des compulsions tyranniques, dont les Maximes (1665) de La Rochefoucauld et les Pensées (1670) de Pascal tracent le portrait affligeant : fantoche boursouflé par l'orgueil, égaré par une insatiable volonté de domination, éperonné de vaines concupiscences. Toutes les vertus, dans le monde terrestre, sont des ombres, des parades. L'amitié est de l'intérêt frelaté. L'héroïsme se réduit à une jouissance anticipée de grandeur. Les plaisirs sont des satisfactions volatiles qui laissent, une fois consommés, le cœur et l'esprit aussi inquiets qu'auparavant. L'homme s'invente des divertissements pour oublier l'angoisse qui le ronge ; il se rue après des illusions, quand il lui faudrait en réalité tomber le masque, dévoiler la laideur des mouvements intérieurs qui l'agitent, scruter l'abîme d'une existence temporelle qui n'a qu'elle-même pour horizon et, dans un sursaut, « parier » contre la corruption de la nature en faveur de la bonté insondable de Dieu. Impossible d'imaginer discours plus opposé à la grande fête curiale que Louis XIV organise. Loin de toute représentation lumineuse de l'être humain, les « disciples de saint Augustin », tels qu'ils se nomment, insistent sur le penchant spontané de l'homme au mal, sur l'impuissance des efforts qu'il peut déployer, seul, pour s'amender, sur sa faiblesse constitutive. Ni la volonté, ni l'intelligence, ni l'exaltation héroïque de soi ne suffisent à se gouverner : l'homme sans Dieu est aussi incapable de veiller sur soi que le nourrisson dans sa corbeille.

Or, les mêmes compulsions égoïstes, tyranniques, qui régissent la vie propre des individus gouvernent la vie de la cité : le désir du pouvoir, l'argent, la débauche y dominent. Les relations sociales, qui fondent la politique, s'établissent sur les mêmes pactes impurs et visent aux mêmes assouvissements d'une concupiscence effrénée. Port-Royal récuse toute notion d'une bonté naturelle sur laquelle les lois de la cité prendraient appui. Elles ne sont que le produit d'un équilibre instable imposé à la libido dominandi de chacun. Si Antoine Arnauld penche pour une certaine conscience non écrite de la justice, Pascal tient qu'elle est en soi une fable. Ce refus de toute sacralisation du politique rend délicate la position de Port-Royal à l'égard de la « religion royale française », qui voit dans le roi un élu particulier de Dieu, doté d'un pouvoir thaumaturgique et dont le sacre modifie l'essence. Portés à une conception fonctionnaliste des régimes politiques, qui consiste à reconnaître simplement le régime qui, dans des circonstances données, assure la paix, les auteurs de Port-Royal observent sur la question de la nature du roi en France un silence pesant. Par ailleurs, la primauté absolue accordée à la relation du chrétien à Dieu interdit de subordonner le religieux au politique. Saint-Cyran est ainsi l'avocat d'une monarchie tutélaire, juste, pacifique, bienfaisante, proche du peuple, non d'une monarchie de type absolutiste, centralisée et bureaucratique. Son modèle est saint Louis, pas Machiavel. Enfin, Port-Royal affirme le droit prééminent de la conscience sur toute autre logique. « L'homme, quelque petit qu'il soit, est si grand, qu'il ne peut, sans faire tort à sa grandeur, être serviteur que de Dieu seul », écrit Saint-Cyran. Cette conception d'une liberté à l'image de Dieu, par conséquent irréductible, est évidemment un facteur d'insoumission, d'autant que les Messieurs sont partisans de cultiver l'indépendance du religieux par rapport au politique, et non pas de subordonner le politique au religieux, comme les Jésuites le préconisent : la volonté de l'écart constitue finalement une transgression plus forte qu'une discussion sur la nature de liens considérés comme un fait. Nicolas Fontaine s'interroge, dans ses Mémoires, sur la liberté de s'exprimer, dont il dispose. Sa condition de Solitaire devient le gage d'une entière indépendance : « Puis-je dire ici librement ce qui me vient dans l'esprit, mais quelle liberté n'a pas un pauvre Solitaire, ô mon Dieu, qui n'écrit que pour s'édifier devant vous, qui cache dans le secret de sa solitude et sous cent serrures tout ce qu'il fait, et qui désavoue de tout son cœur tout ce qu'il y aurait dans ses réflexions qui ne serait pas conforme à la vérité, et selon les règles de la charité ? » Le conflit était donc inévitable dans un pays où la raison d'État, inspirée de la République et de l'Empire romains et de Machiavel, pour qui l'intérêt national prime, et l'absolutisme l'emportaient, exaspérant d'ailleurs peut-être la sensibilité de ses sujets. Deux logiques antagonistes s'affrontaient, même si Port-Royal ne tint jamais de discours politique explicite et n'engagea aucune lutte contre le roi.

Les tensions entre le monastère et le pouvoir devinrent visibles à la fin des années 1630. Elles concernèrent au premier chef Saint-Cyran, que Richelieu fit emprisonner à Vincennes. Le cardinal lui reprochait de tenir un discours susceptible de détourner les fidèles de la communion et de la confession à force d'insister sur l'authenticité des dispositions intérieures qu'ils devaient ressentir avant d'accomplir ces gestes forts de la vie du chrétien. Partisan farouche de la contrition, au contraire de Richelieu qui défendait que l'attrition suffisait pour recevoir l'absolution, Saint-Cyran risquait en effet de brouiller les frontières entre conceptions catholique et protestante. Cette divergence doctrinale, dans la pensée du cardinal et ministre de Louis XIII, était lourde de résonances politiques à l'heure où la guerre de Trente Ans (1618-1638) déchirait l'Europe : Richelieu incrimina les relations de l'abbé avec le cardinal de Bérulle, introducteur en France du Carmel, un ordre fondé en Espagne, et Jansenius, un professeur de Louvain, ville qui appartenait aux Pays-Bas espagnols. La création des Petites Écoles et le mouvement représenté par les Solitaires aiguisaient également les préventions du ministre. Ces groupes pouvaient devenir des foyers de trouble. Ils échappaient à la surveillance exercée sur les institutions constituées et les Solitaires, par leur exil volontaire, affichaient un dédain des puissances temporelles plein d'insolence. Leur crise de conscience n'aboutissait-elle pas à un refus accusateur de l'ordre établi ? La résistance des religieuses sur la question du Formulaire, fondée sur les droits de la conscience individuelle, acheva de persuader le roi que Port-Royal rassemblait une communauté menaçante pour l'intérêt général de l'État. La mère Agnès Arnauld déclarait le 24 novembre 1664 : « Je n'ai pas cru qu'il fallût régler sa conscience sur celle des autres, ni rien faire par imitation ; que c'était à Dieu à donner la force dont on avait besoin, et que ce serait s'appuyer sur un bras de chair que de la prendre en une créature. » Quel camouflet que ce refus de ses usages pour une politique d'inspiration réaliste, prête à jouer des concupiscences qui prospèrent dans le monde !

Il n'est pas jusqu'à l'application ecclésiologique des principes fondamentaux de l'augustinisme à laquelle les Messieurs procèdent qui n'ait pu paraître un facteur de sédition et de trouble. D'abord, Port-Royal y faisait preuve de moins de prudence que dans la formulation de ses vues politiques. Pour ses théologiens, l'Église est une communauté de frères appelés à vivre l'amour authentique de Dieu dans l'exercice de leur liberté. Hanté par l'idée de l'Église des premiers âges, le groupe de Port-Royal était hostile à la hiérarchisation absolutiste de l'Église, qui rompt le rapport immédiat de chaque créature à Dieu, et, plus que tout, au concordat de Bologne (1516), qui confiait la nomination des évêques au roi et leur investiture canonique au pape, revenant sur son caractère démocratique originel, et permettant au roi de combler les convoitises des grandes familles avec des biens spirituels. Port-Royal défend au contraire l'idée d'une « vocation » intérieure de chacun, qui implique une indépendance foncière de l'État et de l'Église. Il encourage de la sorte des formes originales de consécration à Dieu, comme celle que les Solitaires choisirent : ces idées allaient à contresens de la politique royale.

Aussi est-ce essentiellement la volonté du politique de dominer le religieux qui signa la perte de Port-Royal. Louis XIV prit l'initiative d'une nouvelle persécution en 1679 par souci de l'unité de l'État, comme il se résolut à révoquer l'édit de Nantes, hanté par le souvenir de la Fronde, influencé par ses confesseurs jésuites, sentant sans doute l'incompatibilité de sa vision de l'ordre qui devait régner en France avec la pensée défendue par Port-Royal. La destruction du monastère est une condamnation de la spiritualité augustinienne, mais les violences employées – prison, exil, monastère rasé, sépultures violées, corps jetés à la fosse commune, persécution contre des religieuses sans pouvoir réel et innocentes de tout crime effectif – trahissent un affrontement politique. Philippe Sellier n'a-t-il pas vu dans le mythe de Port-Royal le scénario d'une Antigone en terre chrétienne ? Le roi et la force ont gagné dans les faits. Mais Port-Royal, dont les parlementaires révolutionnaires du XVIIIe siècle sont de lointains héritiers, n'en finit pas de proclamer les droits de la conscience individuelle, d'exhorter à l'intelligence, d'inciter la créature, même corrompue et abaissée, à choisir, contre le faste et l'ostentation des biens du monde, l'exigence spirituelle. Port-Royal est un flambeau éclatant de la France chrétienne du XVIIe siècle ; il figure aussi un soulèvement de l'esprit contre la tyrannie politique.

Esprit de mortification ou esprit de joie ?

La polémique sur le jansénisme, la disqualification à terme de l'augustinisme associé à Port-Royal, puis un vigoureux anticléricalisme ont répandu la vision d'une communauté enfiévrée de pénitence, enfoncée dans une austérité morbide et desséchante. C'est brouiller la réalité et se priver de connaître aussi bien l'apport intellectuel de Port-Royal à son siècle que la vitalité de la relation à Dieu promue par le monastère.

L'anthropologie augustinienne est sévère, mais elle n'implique aucune abdication de l'homme face à son destin. L'urgence du salut l'interdit, et toute l'œuvre du monastère et des Messieurs consiste, au contraire, à ranimer la foi défaillante, les consciences obscurcies, à conférer un nouvel élan aux volontés abdiquées sous le joug de l'habitude, du doute ou de l'incertitude. Saint-Cyran, Pierre Nicole, La Rochefoucauld ou Pascal s'emploient à convaincre leurs lecteurs de la nécessité impérieuse de se réformer et de parier, plutôt que de se condamner sûrement par laisser-aller. Port-Royal ne s'abîme pas dans la nuit du péché ; il exhorte au réveil. Il scrute passionnément la Passion, mais à la lumière du pardon et de la Pentecôte. Dès 1642, avant sa retraite aux Champs, Robert Arnauld d'Andilly traduisit en français le Discours de la réformation de l'homme intérieur que Jansenius avait publié en 1628. Le chrétien doit se détacher des réalités éphémères : voluptés, pouvoir, argent, connaissances inessentielles. Il doit rompre avec les chaînes que le monde jette sur chacun et se convertir intérieurement, s'ouvrir au secours de Dieu, qui, seul, lui donnera la force de surmonter les faiblesses de sa chair et la fragilité de sa volonté. La réforme consiste à passer de l'amour de soi à l'amour rédempteur de Dieu : nul texte qui se complaise dans la haine ou la mortification de soi pour elles-mêmes. Directeur spirituel accompli, Saint-Cyran a laissé dans sa correspondance des témoignages de la révolution intime qu'il proposait au chrétien pénitent. Deux ouvrages en illustrent également les principales articulations. La Théologie familière, publiée une première fois sans l'accord de l'auteur en 1639, puis revue par ses soins en 1642, énonce de façon très simple son enseignement à l'intention des élèves des nouvelles Petites Écoles : elle connut une bien plus large diffusion. Son message est modulé dans Le Cœur nouveau, ou Exercice pour une personne engagée dans le monde et dans le mariage, nouvellement convertie à Dieu, écrit en 1628, mais qui parut à partir de 1639 dans le même volume que la Théologie familière. Ces textes loin de tout formalisme mettent l'accent sur le rôle du cœur. Il est le lieu des expériences essentielles de l'homme, et non pas la raison ou l'imagination : « C'est le cœur qui sent Dieu, et non la raison : voilà ce que c'est que la foi, Dieu sensible au cœur, non à la raison », affirme à son tour Pascal (Pensée 680, éd. Philippe Sellier). En parlant du cœur, celui-ci désigne l'âme agissante, l'affectivité et la connaissance intuitive. La véritable conversion est donc un retournement du cœur. Comment honorer Dieu ? « Il n'est besoin que d'avoir le cœur net pour le servir », écrit Saint-Cyran dans Le Cœur nouveau, empruntant une expression d'Ézéchiel (XVIII, 31). Ce discours est accessible à tous et implique que tous, indépendamment de leur condition ou de leur éducation, disposent des ressources pour se sauver. Les nombreux récits des vies des religieuses de Port-Royal collectés par Angélique de Saint-Jean et ses compagnes le montrent avec éclat s'agissant des plus humbles d'entre elles, converses illettrées qui surent en elles-mêmes autant que les esprits les plus forts.

L'immédiateté de la relation à Dieu que Port-Royal préconise, fût-elle acquise avec l'assistance d'un directeur spirituel, est sans doute un des points les plus saisissants de son enseignement. Saint-Cyran et ses disciples préconisent un « ressourcement mystique » par le retour aux Évangiles, aux Pères de l'Église, par la méditation des prophètes, du Deutéronome, de saint Jean et saint Paul. Leurs textes sont émaillés de citations, quand il ne semble pas que les réminiscences scripturaires guident la méditation, plus qu'elles ne viennent l'illustrer. C'est dans ce contexte que s'inscrit l'œuvre immense de traduction des Solitaires. Ils entendent fournir à la communauté des chrétiens dans son ensemble les maîtres livres de son histoire. Toute leur attention est tendue vers un retour aux sources vives du christianisme. Ainsi Pascal est-il l'auteur d'une instructive Comparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux d'aujourd'hui qui doit permettre aux derniers de se ressaisir de leur cheminement. Le thème si puissant à Port-Royal du christianisme primitif n'est aucunement la marque rétrograde d'un esprit de réaction. Il correspond à la volonté de délaisser gloses et casuistique (six cents traités de casuistique parurent entre 1564 et 1663), qui impliquent une permanente interprétation et une permanente médiation entre le croyant et les Écritures, au bénéfice d'une réappropriation par chacun des fondements de la foi.

Si la créature éprouve, tandis qu'elle découvre l'amour de Dieu, un vif sentiment de ses médiocrités passées et un regret déchirant de ses défaillances, le radicalisme de la contrition prônée à Port-Royal, la douleur et l'horreur de la faute doivent provoquer un sursaut intérieur dont le dynamisme l'emporte sur les effets de l'attrition, d'autant plus que la casuistique jésuite menaçait, par ses raffinements, de faire pencher celle-ci vers un art de l'argutie. Associée par les partisans de Port-Royal à une confrontation adoucie à son indignité, elle pouvait paraître coupable, à force d'amortissements entre la brutalité des conduites et leur sanction, d'entretenir les pécheurs dans l'immobilisme et le marais des résolutions moyennes. La Dixième Provinciale refuse sans ambages « tout ce badinage, où l'esprit de l'homme se joue si insolemment de l'amour de Dieu ». Port-Royal combat le caractère routinier et dérisoire de la pratique des sacrements dérivée de la casuistique, s'insurge contre la tépidité d'une relation prudente à Dieu. Il propose plutôt un approfondissement et un élan spirituel permanents, sans cesse redéfinis et redéployés. Pascal fit l'expérience de trois conversions successives : en 1646 à Rouen, en 1654, où la nuit de feu du Mémorial consigne un sommet, et en 1660, quand il décida de vendre sa bibliothèque et prit la décision de travailler pour les pauvres. Il ne représente pas une exception. Le sort de la mère Angélique se joua brutalement en 1609, mais, pendant plusieurs années, elle guetta encore le directeur qui l'engagerait sûrement dans la voie d'une perfection qui se dérobait. Saint-Cyran éprouva une première révolution de ses dispositions intérieures en 1618, au moment de son ordination, puis en 1638, lorsqu'il fut emprisonné. Angélique de Saint-Jean, emmenée en captivité en 1664, connut une crise refondatrice comparable. Port-Royal offre un modèle de spiritualité profondément énergique et tout entier tourné vers la conquête. Les textes des religieuses et des Messieurs (correspondances, mémoires, journaux, placets innombrables, déclarations et professions à l'heure des grandes persécutions) témoignent des combats, des vexations, des souffrances physiques et morales, jusqu'au vertige, mais aussi et peut-être surtout d'une indicible énergie, d'une aptitude à la constance, d'une ardeur immaculée, que la notion d'opiniâtreté caricature et rapetisse indûment.

Port-Royal ne résiste pas par principe ou par une vertu purement réfléchie. Ces réactions s'ancrent dans le don et le surpassement de soi, dans un rayonnement intime de la charité. L'amour de Dieu, à la différence de l'amour de la créature, est sans borne, rappelle Pascal le 17 octobre 1651 dans une lettre à sa sœur Gilberte et à son beau-frère : « Dieu a créé l'homme avec deux amours, l'un pour Dieu, l'autre pour soi-même, mais avec cette loi que l'amour pour Dieu serait infini, c'est-à-dire sans aucune autre fin que Dieu même, et que l'amour pour soi-même serait fini et rapportant à Dieu. » L'humiliation du « vieil homme » et la conversion sont des libérations. Elles délient des pesanteurs du monde. « Nul n'est heureux comme un vrai chrétien », dit encore Pascal, en dépit de ses maladies et des tourments intérieurs qu'il éprouva. Si Dieu est difficile à trouver, cette quête, comme la rencontre qu'elle vise, est fondamentalement un acte de joie. Claude Lancelot et Nicolas Fontaine racontent comment Saint-Cyran lisait le psaume XXXIV, en 1642, « avec un cœur tout de feu et des yeux trempés de larmes ». Le même feu et la même sensibilité palpitante rayonnent dans le Mémorial de Pascal. Cette joie anime Port-Royal tout entier. Elle en détermine la fécondité, la spontanéité, le courage – ce soulèvement incessant qui porte ses religieuses et ses ermites.

Les Constitutions de Port-Royal du Saint-Sacrement (1665) font obligation aux religieuses de la « prière perpétuelle ». Les moniales doivent, disent-elles, entretenir un « continuel souvenir de Dieu ». Loin de tout quiétisme ou de tout dolorisme, la mère Agnès, qui rédigea l'ouvrage, si elle ancre sa réflexion dans la déchéance de la créature face à Dieu, n'incite pas à une fusion à Dieu qui annihilerait libre arbitre ou responsabilité, remplissant l'âme d'indifférence pour son sort, mais tire argument de ce que la personne humaine, image de Dieu et pour laquelle le Dieu d'amour est mort, n'est pas un pur néant, afin de proposer les degrés concrets d'une régénérescence et de retrouvailles avec le Souverain renié. L'espérance est la pierre angulaire sur laquelle la geste de Port-Royal se construit. Le rappel est important pour éviter toute méprise, alors que le monastère vécut en butte aux persécutions et pourrait paraître ne songer qu'à se défendre.

La théologie augustinienne de l'histoire récuse l'existence du progrès : les sciences et les techniques accomplissent sans doute des avancées, mais elles sont dépourvues de valeur intrinsèque. Cette pensée n'ignore pas la grandeur, néanmoins, car seule l'aventure de la sainteté y est digne d'intérêt pour l'homme. D'un discours sévère, Port-Royal tire la conclusion la plus pressante et la plus grandiose qui puisse être. La « recherche du Dieu caché » n'est pas une mortification sans fin, mais une relance infinie de la créature, un arrachement à ses ratiocinations et ses ressassements, une invitation à l'exigence, à une grandeur scrupuleuse et adorante. Une telle requête relève d'un humanisme aussi pénétré de rigueur et d'humilité que d'audace et d'ambition. Consacré à l'adoration perpétuelle du mystère eucharistique, rempli de méfiance pour les pompes et la gloire du monde, Port-Royal convoite, chaque jour, le feu d'une joie éternelle.

Port-Royal, foyer rayonnant de la modernité

La révision de l'image trop longtemps conventionnelle de Port-Royal implique de prendre aussi la mesure de son œuvre et de la modernité dont les religieuses et les Messieurs firent preuve. Louis XIV écrasa le monastère, mais cette conclusion due à la disproportion des forces en présence n'a rien d'une sanction darwinienne contre un groupe retardataire. À bien des égards, la constellation à laquelle correspond Port-Royal fit des choix qui anticipent l'évolution à venir de la société française.

Vouées au silence et à l'humilité, des religieuses ne doivent pas se mêler d'écrire. La mère Angélique fut une observatrice zélée de cette règle. Sa volumineuse correspondance ne constitue pas un démenti, puisqu'elle relevait de fins religieuses (soutenir ses destinataires dans leurs épreuves, les aider dans leur cheminement) et qu'elle ressortissait à un type d'écriture privé. La lettre, au XVIIe siècle, comme la plupart des textes manuscrits, connaît une diffusion certaine, mais celle-ci ne procède pas d'une intention déclarée de l'auteur et se limite en principe aux cercles les plus proches de la personne à qui le document est adressé. C'est par fraude que le Chapelet secret du Saint-Sacrement de la mère Agnès sortit du cercle de ses destinataires autorisés. Or, les religieuses, outre des ouvrages qui se rapportent directement à la gestion du monastère et ont une vocation utilitaire, lesquels furent d'ailleurs souvent commandés aux sœurs qui les écrivirent, comme les Constitutions de Port-Royal (1665) ou le remarquable Règlement pour les enfants (1657) de Jacqueline Pascal sur l'éducation des pensionnaires confiées aux moniales, ont composé une somme fascinante d'œuvres d'une ampleur et de desseins extrêmement divers.

La majorité de cette production est postérieure aux Provinciales. La mort en 1661 de la mère Angélique en autorise probablement l'émergence : elle n'en voyait pas l'essor d'un œil favorable. La crise du Formulaire impose d'autre part la nécessité de se défendre. Une grande partie des textes permettent en effet aux religieuses de s'indigner et de dénoncer le sort qui leur est fait, de protester de manière argumentée contre les accusations portées contre elles, de se justifier et de se protéger par des déclarations qui anticipent les reproches qu'elles savent encourir. Ces œuvres de circonstance n'en ont pas moins d'intérêt. Elles montrent que les religieuses qui prennent la plume disposent d'une solide formation intellectuelle, étonnante même au regard de l'âge très tendre à partir duquel beaucoup d'entre elles entrèrent au monastère. Le phénomène suppose que leur éducation, largement passée sous silence, n'en était pas moins une réalité et qu'elle dut être assurée par plusieurs de leurs aînées qui possédaient une culture exceptionnelle pour des femmes de leur temps (ainsi Jacqueline Pascal, poétesse admirée dès l'enfance, distinguée à Rouen par Corneille et qui joua des pièces dramatiques de sa composition devant Anne d'Autriche et Mazarin, ou Angélique de Saint-Jean, qui connaissait le latin et même le grec), voire que certains maîtres des Petites Écoles contribuèrent à cette tâche. Il faut aussi faire sa part à l'influence des parents des moniales, qu'elles rencontraient au cours de visites au parloir ou avec lesquels elles étaient en correspondance régulière. La tournure d'esprit très procédurière et le talent de juriste de la sœur Madeleine Briquet dénotent infailliblement l'influence du milieu dont elle était issue : elle était pourtant entrée au monastère à l'âge de trois ans… Le souci de l'intelligence et la culture des religieuses de Port-Royal sont des marques distinctives de la communauté. Les sœurs qui furent internées dans différents couvents parisiens de la fin de 1664 à l'été 1665 disent, dans leurs relations de captivité, leur étonnement (et leur exaspération) devant l'ignorance et l'incuriosité de leurs geôlières. Les rendant entièrement dépendantes des affirmations de leurs confesseurs et de leurs directeurs, elles leur ôtent le pouvoir de juger et de résoudre quoi penser par elles-mêmes, fût-ce humblement et dans une consultation permanente des Écritures, comme les moniales de Port-Royal y ont recours. C'est leur communication même avec Dieu qui se voit entravée. Port-Royal repose sur une autre vision.

De plus, les ouvrages des religieuses ne se limitent pas à des interventions utilitaires. Du vivant même de la mère Angélique, sa nièce Angélique de Saint-Jean s'appliqua au projet d'une œuvre de mémoire qui excédait la simple constitution d'archives, que d'autres monastères pratiquaient aussi. Elle s'explique de son ambition dans un texte placé en « Avant-propos » aux Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal et à la vie de la révérende mère Marie-Angélique de Sainte-Magdeleine Arnauld parus en 1742. Antoine Le Maistre, raconte Angélique de Saint-Jean, engagea dès 1648 les religieuses à recueillir toutes les informations qu'elles pourraient à propos de la mère Angélique, afin de préserver de l'oubli une vie aussi édifiante. Angélique de Saint-Jean sollicita les souvenirs des sœurs plus âgées. Marie-Dorothée de l'Incarnation Le Conte, qui était prieure, la seconda. Antoine Le Maistre, Antoine Arnauld, le père François Retart, curé de Magny, firent de même à l'extérieur du couvent. Chacun transcrivait ensuite sur le papier les entretiens qu'il avait eus, entretiens dont la raison était soigneusement tue. La marquise d'Aumont s'employa de son côté, avec la permission de Louise-Marie de Gonzague, devenue reine de Pologne, et de son confesseur, François Fleury, à rassembler le plus grand nombre des lettres que la mère Angélique lui avait envoyées. Les missives adressées à ses autres correspondants furent également recherchées. Bientôt, le parti fut même pris de décacheter le courrier de l'abbesse pour en prendre copie avant le départ de la poste. La mort d'Antoine Le Maistre en 1658 mit un terme à l'entreprise, mais celle de la mère Angélique, trois ans plus tard, signifia au contraire son regain. Angélique de Saint-Jean obtint en effet de la mère Agnès qu'elle donnât l'ordre « que toutes les sœurs écrivissent chacune à part ce qu'elles auraient pu savoir de particulier, afin que cela servît de mémoires, lorsqu'il plairait à Dieu de donner à quelqu'un la pensée d'en composer une Histoire tout entière ». Ces documents destinés à la rédaction d'un ouvrage en forme associant histoire et témoignage répondent à une intention exceptionnelle, et inédite, entre 1650 et 1670. Il n'est plus question de préserver seulement la figure d'une illustre réformatrice, mais d'assurer la survie de l'ensemble des faits et gestes de la maison. Les matériaux collectés furent soigneusement conservés : Racine dut avoir accès au moins à certains d'entre eux pour composer son Abrégé de l'histoire de Port-Royal.

Il faut revenir sur l'originalité de l'opération dirigée par Angélique de Saint-Jean. Quand elle fit décacheter les lettres de la mère Angélique avant leur expédition pour en conserver des copies, l'histoire appartenait encore strictement au canon des belles-lettres. Un tel souci, et le projet qui le justifiait, était sans exemple. Assurément, Angélique de Saint-Jean agit forte de l'expérience laborieuse que constitua le rassemblement des lettres de Saint-Cyran au moment où son père, Robert Arnauld d'Andilly, prépara leur publication. Mais, ayant pris en note conférences et entretiens de la mère Angélique, puis exigeant une vie de chaque religieuse, elle allait bien plus loin. Ces autobiographies avant la lettre, commandées par des personnes jouissant d'une autorité entière sur leurs auteurs ou composées après récit oral des intéressées, lorsqu'elles étaient illettrées ou trop simples pour écrire une telle relation, permirent la réunion d'une série de textes absolument uniques par leur nature, à une époque où l'autobiographie religieuse n'existait que sous la forme des Confessions de saint Augustin, c'est-à-dire dans le cadre très strict d'un éloge de Dieu, imposant des sélections dans les vies évoquées, sélections qui sont souvent négligées dans les écrits des moniales de Port-Royal. De plus, si les premiers mémorialistes prirent la plume à la même date, leurs ouvrages étaient encore inconnus du public. Ils ne pouvaient pas servir de modèles. Les religieuses obéirent à une impulsion qui leur était propre. À peine rentrée aux Champs avec les autres sœurs qui avaient été exilées en 1664 et 1665, Angélique de Saint-Jean leur intima de relater leur expérience. Cette somme d'écrits constitue un fonds sans équivalent : il ne s'agit pas de banals souvenirs, mais plutôt d'actes, au sens juridique, appelés à justifier de l'existence de Port-Royal devant la postérité, et ils relèvent simultanément d'un projet historique énoncé d'emblée. La multiplication des mémoires profanes, pendant la même période, répond à une évolution sociale qui confère plus d'importance à l'individu et lui permet de prendre conscience de sa voix propre à l'intérieur du groupe et de la succession dans laquelle il s'inscrit. L'intention dévotieuse des religieuses, toujours fortement affirmée dans leurs œuvres, rend remarquable le sens du particulier dont elles aussi firent preuve, leur intuition du rôle de la trace mémorielle face à l'intemporalité du salut et à l'éternité auxquelles elles avaient consacré leurs existences. Sous l'impulsion d'Angélique de Saint-Jean, Port-Royal ne se conçoit pas seulement dans l'histoire, mais manifeste qu'il s'en forge une conception autonome.

Le lieutenant de police d'Argenson, quand il procéda à l'éviction des dernières religieuses, en 1709, saisit l'énorme masse de papiers accumulée depuis le milieu du siècle précédent. Conscient de leur importance, il les remit à une ancienne pensionnaire du monastère, Mlle de Joncoux, qui veilla à leur conservation. Morte en 1715, elle fut relayée par Mlle de Théméricourt, qui se voua à un travail de copie et de classement essentiel jusqu'à sa propre disparition en 1745. Contrairement aux intentions d'Angélique de Saint-Jean, les œuvres ainsi sauvées de la destruction furent peu employées, sinon par Sainte-Beuve qui les consulta et en inséra, de façon déclarée ou non, un nombre très important d'extraits dans son Port-Royal. Plusieurs volumes furent imprimés au XVIIIe siècle : vies des religieuses, entretiens et conférences des abbesses, correspondances de la mère Angélique et de la mère Agnès, nécrologes. Confinés dans quelques bibliothèques et réservés à l'usage de spécialistes, ils n'ont pas encore rempli la mission qu'Angélique de Saint-Jean leur affectait. Le présent ouvrage est une première tentative pour pallier ce manque.

L'œuvre des Messieurs, publiée souvent dès le XVIIe siècle et apparemment moins novatrice dans ses desseins, fut mieux servie. La réputation de Port-Royal tient largement à celle d'Antoine Arnauld, de Pierre Nicole ou de la Bible que Louis-Isaac Le Maistre de Sacy mit en chantier. Encore l'ampleur du travail accompli par les « amis de la vérité » n'est-elle pas toujours appréciée, ni les principes qui guidèrent leur labeur. Le corpus théologique est immense, à l'image des quarante-deux volumes in-quarto des Œuvres d'Antoine Arnauld publiés de 1775 à 1783 à Lausanne. Ce dernier contribua également aux traités de Pierre Nicole, La Petite Perpétuité de la foi (1664) et La Grande Perpétuité de la foi (1669-1673). Ce massif est prolongé par de nombreux ouvrages de dévotion, comme les Traités de piété (1675) de Jean Hamon, sa Pratique de la prière continuelle (1702), son Explication du Cantique des cantiques (1708) ou sa méditation De la solitude (1734). L'ensemble de cette œuvre a la caractéristique d'être écrit en français, de façon à être accessible au plus vaste public, à l'exemple de De la fréquente communion (1643), qui fut un véritable succès de librairie. La volonté de porter les débats théologiques devant l'opinion publique et de compter sur la clarté d'exposition des auteurs, le retour aux sources et l'appel à l'intelligence des lecteurs pour dépasser les conflits séculaires des scoliastes sont typiques des écrivains de Port-Royal.

Les multiples traductions qu'ils publièrent relèvent du même désir de permettre à leurs contemporains d'accéder eux-mêmes, sans intermédiaire, aux textes fondateurs du dogme et de les goûter par l'usage d'une langue élégante et moderne qui ne fasse pas écran, mais qui rende hommage, par sa beauté intrinsèque, à la parole divine. Robert Arnauld d'Andilly publia notamment LesVies des saints pères du désert (1647-1653), L'Échelle sainte (1652) de saint Jean Climaque et les Confessions (1649) de saint Augustin ; Louis-Isaac Le Maistre de Sacy, les Homélies de saint Jean Chrysostome (1664-1666) ; Antoine Le Maistre, plusieurs traductions de saint Bernard ; Antoine Arnauld des œuvres de saint Augustin encore. Des auteurs modernes attirèrent également leur attention. Le Maistre de Sacy traduisit la Vie de Dom Barthelemy (1663) de Louis de Grenade ; Arnauld d'Andilly, le Traité du chemin de perfection (1659) et SeptMéditations (1660) de sainte Thérèse d'Ávila. Le Maistre de Sacy et ses amis s'employèrent à fournir des versions françaises des grands textes de la liturgie avec les Heures de Port-Royal (1650), recueil de prières et de méditations qui contient une partie du psautier, ainsi que L'Office de la Vierge (1659). Le Maistre de Sacy traduisit L'Imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ (1662). Mais l'œuvre la plus ambitieuse du groupe est sa traduction de la Bible : son cas manifeste mieux qu'aucun autre quels interdits les Messieurs renversaient et quelles intentions étaient les leurs.

Il n'existait, au début du règne de Louis XIV, aucune traduction en français contemporain de la totalité de la Bible. L'humaniste Jacques Lefèvre d'Étaples avait publié en 1523 une traduction intégrale du Nouveau Testament d'après le texte de la Vulgate (la traduction latine de saint Jérôme, établie au IVe siècle sur le seul texte hébreu et répandue dans toute l'Église), mais avec une soixantaine de corrections suggérées par des originaux grecs antérieurs. Le Parlement et la Sorbonne s'étaient vigoureusement élevés contre son entreprise. Lefèvre d'Étaples dut, pour un temps, s'enfuir à Strasbourg. Lorsqu'il récidiva et publia en 1528 sa traduction de l'Ancien Testament, il le fit à Anvers, et c'est là que de nouveau parut, avec l'approbation des théologiens de Louvain, l'ensemble, La Sainte Bible de 1530. Cette traduction, modernisée en 1578 par Nicolas de Leuze et François Van Larben, et baptisée « Bible de Louvain », est encore celle sur laquelle Pascal travaillait, à considérer les citations des Écritures qu'il fait dans son Abrégé de la vie de Jésus-Christ et dans les Pensées. Avec plus de deux cents éditions, à Anvers, Paris, Lyon ou Rouen, elle fait seule pendant, pour la France, à la Vulgate. Pierre Robert Olivétan avait publié une autre traduction de la Bible en 1535 à Serrières, près de Neuchâtel, mais, œuvre d'un protestant, revue par des théologiens de Genève, son usage était réservé aux membres de la Religion réformée. Significativement, elle est désignée dans sa version de 1546 comme la « Bible de Genève ».

Loin d'assouplir l'interdit pesant sur la traduction des Écritures, le concile de Trente, dès le 8 avril 1546 lors de sa quatrième session, prit deux décrets qui en régissaient étroitement l'accès : la relation directe du croyant à Dieu et la lecture sans médiation de la Bible étaient deux revendications capitales de la Réforme protestante – laquelle apparaissait aussi comme la conséquence de cette approche non autorisée, qu'il était donc nécessaire de contrôler de près. Le premier décret donne la liste des livres bibliques considérés comme canoniques, c'est-à-dire inspirés par Dieu et régulateurs de l'existence de la communauté catholique. Le second décide de choisir comme texte de référence la traduction de saint Jérôme. Les Pères conciliaires gardent, en revanche, un silence absolu sur l'opportunité ou la légitimité de traductions vernaculaires. La possibilité de recourir aux originaux reste ouverte ; le texte rappelle cependant que l'interprétation de l'Écriture sainte ne procède pas du jugement privé, mais d'une réflexion communautaire et du consentement unanime des Pères. Cette position est durcie en 1564 par la publication d'un Index des livres censurés (Index librorum prohibitorum), assorti de règles dont la quatrième restreint singulièrement l'accès des catholiques aux livres saints en exigeant que chacun obtienne de son curé ou de son confesseur la permission écrite de les consulter, selon qu'il sera jugé que les solliciteurs pourront « fortifier leur foi et leur piété par cette lecture au lieu d'en éprouver du dommage ». En pratique, seuls les clercs jouissent à la fois de la capacité et de la permission de lire la Vulgate. En 1644, François Véron essaie de publier une édition révisée du Nouveau Testament, tel qu'il se trouvait dans la Bible de Louvain : il se heurte à l'opposition résolue de la faculté de théologie de Paris.

L'entreprise de Port-Royal constitue par conséquent une formidable transgression, d'autant qu'elle se réfère ouvertement aux originaux grecs. Les premiers Solitaires conçurent l'idée d'une nouvelle traduction dès le début de 1638, mais les travaux ne commencèrent véritablement qu'à partir de 1656 ou 1657, dans la foulée des Provinciales et du miracle de la Sainte-Épine. Les principes de l'opération furent définis au cours de conférences tenues au château de Vaumurier par le duc de Luynes, Antoine Arnauld, Pierre Nicole, Louis-Isaac Le Maistre de Sacy, Antoine Le Maistre et Blaise Pascal. Le Nouveau Testament parut en premier en 1667 sous la mention d'un libraire de Mons, Gaspard Migeot (ce qui valut à l'ouvrage le titre courant de « Nouveau Testament de Mons »), mais il fut en réalité imprimé par le grand Daniel Elzevier. La préface a valeur de manifeste, soutenant que la lecture de la Bible est un « devoir » pour tout chrétien rigoureux. Port-Royal milite pour une dévotion fondée sur l'écrit, sur la réhabilitation des pensées dans l'oraison, sur une méditation soutenue par l'intellect. Les Messieurs souhaitaient-ils encourager l'apparition d'un nouveau type de laïcs, accédant aux livres saints et aux textes liturgiques, participant selon un mode plus actif à la liturgie par l'insistance mise sur leur sacerdoce, bien qu'ils ne fussent pas des clercs ? Cette possibilité touche au fond de l'ecclésiologie catholique en infléchissant la distinction entre clerc et laïc – un peu à la façon dont l'étrange statut des Messieurs eux-mêmes, laïcs menant une existence quasi cénobitique, brouille les cartes qui définissaient la place de chacun dans l'Église. Les approbations d'abord accordées au « Nouveau Testament de Mons » lui furent, sans surprise, retirées à la découverte du texte. Ce désaveu n'entama pas la résolution des Solitaires. Le Maistre de Sacy, pourtant emprisonné entre 1666 et 1668, mit au point une traduction de l'Ancien Testament en dix volumes qui parurent régulièrement entre 1672 et 1684, date de sa mort. L'ouvrage, qui restait incomplet, fut poursuivi par Pierre Thomas du Fossé. La première édition complète fut publiée en trente-deux volumes en 1696. Elle fut très vite réimprimée à de nombreuses reprises, sous divers formats, avec ou sans notes, parfois illustrée. Son succès en pratique accordait à l'intuition des Messieurs une éclatante validation et donnait à la communauté catholique la possibilité de rencontrer nuement la parole de Dieu.

Si la traduction de la Bible apparaît comme la production la plus importante de Port-Royal, au regard de l'histoire intellectuelle et de l'histoire des belles-lettres, sa réalisation dépendait de la réflexion philosophique et pédagogique simultanément conduite par Antoine Arnauld et ses pairs. Les Messieurs s'y montrent de nouveau très sensibles aux conquêtes les plus récentes de l'esprit. Tandis que le duc de Luynes traduit en latin les Méditations métaphysiques de Descartes en 1647, permettant qu'elles atteignent l'ensemble de l'Europe, Antoine Arnauld élabore avec Pierre Nicole La Logique, ou l'Art de penser (1662), qui fut immédiatement traduite dans plusieurs langues. Claude Lancelot avait publié deux ans plus tôt sa Grammaire générale et raisonnée (1660), qui renouvelait les principes de la linguistique. Il signa également plusieurs méthodes qui révolutionnaient la façon d'apprendre le latin, le grec et les langues étrangères, mais aussi l'harmonie avec L'Art de chanter, ou Méthode facile pour apprendre les vrais principes du plain-chant et de la musique (1685).

Les Messieurs, enfin, firent œuvre de pionniers en matière de mémoires. Le genre naît en France au cours des années qui suivent la Fronde, lorsque plusieurs de ses acteurs se retrouvent emprisonnés ou écartés de force des affaires publiques, où ils avaient espéré tenir la première place. Ces hommes découvrent dans l'écriture mémorielle une manière de se réapproprier une histoire qui leur échappe et de camper le personnage qu'ils ont souhaité figurer. Animés de préoccupations plus traditionnelles et puisant davantage au modèle augustinien des Confessions, nombre de Messieurs s'engagèrent néanmoins aussi dans cette voie, qu'ils contribuèrent à enrichir. Robert Arnauld d'Andilly fit paraître ses Mémoires en 1666-1667, Pierre Thomas du Fossé entre 1676 et 1678 les Mémoires de Louis de Pontis, qu'il avait consignés d'après ses récits. Claude Lancelot composa entre 1663 et 1672 ses Mémoires touchant à la vie de M. de Saint-Cyran pour servir d'éclaircissement à l'histoire de Port-Royal, l'abbé Antoine Arnauld publia les siens en 1677. Le médecin Hamon élabora vers 1680 sa Relation de plusieurs circonstances de la vie de M. Hamon faites par lui-même. Brienne rédigea ses propres mémoires en 1683-1684, Nicolas Fontaine ses Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal en 1696-1700, Pierre Thomas du Fossé ses Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal en 1697-1698. Ainsi Port-Royal n'imprima-t-il pas sa marque seulement à l'histoire de la spiritualité en France, mais aussi à sa culture, et d'une manière qui interdit d'en négliger l'apport, sa source vînt-elle d'hommes qui refusèrent de faire carrière et d'appartenir au monde. Ce serait s'exposer à ne considérer du Grand Siècle qu'une part réduite et historiquement inexacte.

Port-Royal et l'exception classique

Les relations entre Port-Royal et presque tous les plus grands écrivains français du XVIIe siècle sont connues depuis longtemps. Elles structurent pour partie le maître livre que Sainte-Beuve a consacré au monastère. Génial mathématicien, Pascal vit sa gloire scientifique occultée par le succès des Provinciales. Sa résolution de se consacrer au projet d'une Apologie de la religion chrétienne, qu'il n'eut pas le temps d'achever mais qui devait lui assurer un renom définitif sous la forme posthume des Pensées (1670) qu'en publièrent ses proches, s'ancre dans une réflexion conduite dans l'entourage du monastère et affermie par le miracle de la Sainte-Épine. Dès 1665, La Rochefoucauld, neveu des Liancourt dont l'hôtel accueillait très libéralement les amis de Port-Royal, publia des Maximes, qui évoquent à bien des égards un tableau augustinien de la misère de l'homme sans Dieu. Originellement conçues entre Jacques Esprit, La Rochefoucauld et la marquise de Sablé, dans l'appartement qu'elle possédait attenant au monastère de Paris, ces pièces aussi appelées « réflexions » ou « sentences » purent être tenues par un Philippe Goibaut du Bois comme « une préparation à l'Évangile ». Mme de Lafayette, amie intime de La Rochefoucauld, est aussi très liée au monastère. Son beau-père, Renaud de Sévigné, y vécut retiré à partir de 1660. En 1693, elle mourut assistée par Marguerite Périer, alors âgée de quarante-sept ans. Symboliquement, elle publia la très augustinienne Princesse de Clèves en 1678, l'année où Louis XIV faisait entamer la construction de la galerie des Glaces. La coïncidence est saisissante, car toute l'œuvre de ces auteurs nourris de La Cité de Dieu ne cesse, à rebours de la grande célébration de soi et de sa gloire organisée par le roi, d'engager l'homme à se déprendre de lui-même, de sorte que les fleurons de la littérature française de la période célèbrent dans une large mesure une éthique opposée à celle du règne. Ils en sont peut-être à tort trop souvent cités comme des accomplissements exemplaires. Racine, ancien élève des Petites Écoles, après s'être opposé à ses maîtres, se réconcilia avec le monastère. Sa Phèdre (1677), admirable tragédie de la comparution, est nourrie de réminiscences des Heures de Port-Royal. Boileau, qui fut historiographe du roi en même temps que Racine, était un ami d'Antoine Arnauld. C'est lui qui soumit Phèdre à la lecture du théologien. La Fontaine patronna le Recueil de poésies chrétiennes et diverses (1671) qui réunit des vers des Messieurs au service de la défense et illustration d'une poésie authentiquement morale et chrétienne. Les mondains eux-mêmes participèrent à la célébration de Port-Royal. Mlle de Scudéry a donné dès le tome VI de sa Clélie (1657) une description idyllique de Port-Royal. Mme de Sévigné jugeait les Provinciales « divines » et se délectait de la lecture des Essais de morale (1670) de Pierre Nicole. Dans sa lettre du 4 novembre 1671, recommençant la lecture du traité Des moyens de conserver la paix avec les hommes, elle écrit : « Je voudrais bien en faire un bouillon et l'avaler », formulant ainsi le vœu d'une pleine innutrition. Mme du Plessis-Guénégaud tenait, dans son hôtel de Nevers, sur le quai du Pont-Neuf, un important salon : le jésuite Rapin y dénonçait un « réduit janséniste ». Mlle de Montpensier, cousine germaine du roi, rendit visite à Port-Royal des Champs en 1657 et témoigna dans ses Mémoires de son estime pour le monastère, ses religieuses, les Petites Écoles, qu'elle visita, Saint-Cyran et même Jansenius. Elle rêva d'une thébaïde à l'image de Port-Royal.

Le milieu de la robe entretenait depuis le XVIe siècle des relations avec les plus grandes familles de la vieille noblesse, relations souvent dues aux emplois que ses représentants remplissaient pour elles, autant qu'à leur culture. Antoine Arnauld le père avait été au service de la reine, tandis qu'Antoine Le Maistre, grâce à son oncle Robert Arnauld d'Andilly, fut tôt reçu dans les salons de l'aristocratie, notamment à l'hôtel de Rambouillet. Aussi contribua-t-il, avant sa retraite, par un sonnet à La Guirlande de Julie, le recueil poétique composé par les hôtes de la marquise à la gloire de sa fille. Mais les liens entre Port-Royal et l'élite des auteurs de la période sont bien plus que circonstanciels et mondains : ces œuvres sont pénétrées d'augustinisme et Port-Royal joua un rôle clé dans la naissance du classicisme français, saisissante exception culturelle dans l'Europe de la période.

Les œuvres de La Rochefoucauld, de Pascal, de Mme de Lafayette trahissent de façon appuyée l'influence de la vision de l'homme développée chez saint Augustin. Des romans idéalistes et fondamentalement aristotéliciens de Mlle de Scudéry et de La Calprenède, convaincus du pouvoir d'émulation des belles âmes qu'ils mettent en scène sur leur public, aux « petits romans » de Mme de Lafayette et à la « démolition du héros » observée par Paul Bénichou dans les textes de la génération de 1660, s'effectue moins un « tournant » qu'une véritable « conversion ». L'exemplarité le cède à une littérature du dévoilement, du démasquage, en même temps qu'un très augustinien discrédit de la fiction engage les écrivains à revendiquer l'historicité de leurs fables, se détournant même du genre du roman, lié à la fiction, pour écrire des nouvelles ou des mémoires qui se targuent d'évoquer une matière véritable. Quelques chefs-d'œuvre éclatants entraînèrent à leur suite et dans un contexte culturel profondément transformé une refonte de l'ensemble de la production littéraire. Mais ils contribuèrent également à poser la spécificité esthétique de la France dans l'Europe du XVIIe siècle.

Car l'Europe est alors baroque. Le mouvement continue de s'épanouir en Espagne et en Italie bien après le milieu du XVIIe siècle, ainsi qu'en Allemagne, où il converge avec le rococo. En France seulement, sa carrière, qui n'y a jamais atteint la luxuriance qu'elle connut dans le reste du continent, s'interrompt au début du règne de Louis XIV. Sans doute le poids de la Réforme protestante et l'expansionnisme musulman s'y font-ils moins sentir qu'ailleurs. L'édit de Nantes établit en France à partir de 1598 une tolérance et un pluralisme exceptionnels. Les Turcs prennent la Crète à Venise en 1669, combattent les Polonais en 1672 et assiègent Vienne en 1683, mais les frontières du royaume de Louis XIV le préservent de ces attaques. À l'inverse, le poids de l'augustinisme catholique et le rôle de Port-Royal, promouvant des principes opposés à ceux de l'art du far stupir (« faire s'ébahir ») qui commande l'esthétique baroque, sont uniques en France ; or, le plus haut épanouissement du classicisme se situe durant la période la plus faste que connaît Port-Royal, laquelle va, en dépit des persécutions, des Provinciales à la mort de Mme de Longueville et à l'exil d'Antoine Arnauld en 1679. Port-Royal participe étroitement de la naissance du classicisme en France.

Le baroque naît dans les pays où la Réforme catholique s'ancre avec le plus de vigueur, opposant à l'esthétique de la Réforme protestante des séductions fondées sur l'éblouissement des sens et une captivante virtuosité. Il s'agit de frapper d'étonnement pour mieux emporter la persuasion ou la croyance du chrétien, sans entrer dans un exposé dogmatique. L'art baroque recourt à une rhétorique de l'abondance et du spectacle destinée à frapper les esprits et ne cherche pas à convaincre par les outils de la raison. Il s'emploie à susciter l'essor de l'imagination par des spectacles chatoyants, par l'usage de la métaphore et d'une pompe grandiose. Il correspond ainsi à un art foncièrement préscientifique, notamment par le rôle qu'il accorde à l'image et à la métaphore, au détriment de l'observation, de l'analyse, de la discrimination. Cet asianisme illustré par Philostrate et son traducteur Blaise de Vigenère forme un contrepoint presque exact avec l'attention portée à l'intériorité, à la raison et à l'imprimé dans le milieu des gens de robe où se recrutent les proches de Port-Royal. Dans le monde du Parlement et de l'Université, l'imagination, subordonnée à la pensée et à la réflexion, est au contraire sobrement sollicitée. La science et l'Antiquité, étrangères au baroque, y sont profondément respectées. Port-Royal reprit ces principes et les porta à leur expression la plus rigoureuse. Ainsi Pascal fait-il l'éloge de l'exactitude et de la démonstration raisonnée dans le fragment « De l'esprit géométrique », tandis qu'il dénonce dans l'imagination une « folle ». Convaincus de la faiblesse de l'esprit, les écrivains qui se situent dans la mouvance de Port-Royal mettent en œuvre une esthétique capable de compenser cet obstacle par la combinaison d'une brièveté souveraine, qui laisse toujours à penser plus qu'il n'est dit et qui est profondément saisissante, de même que par l'art de la suggestion et par la maîtrise d'une langue épurée et rigoureusement dominée. Ils rejettent l'appel aux sens, la flatterie de pulsions qui procèdent fondamentalement des concupiscences et entretiennent l'homme dans ses mirages. Ces principes d'épurement sont ceux qui structurent le classicisme, sans le caricaturer, car il sait réserver une part au « je-ne-sais-quoi », comme les moralistes augustiniens reconnaissent l'empire, sur la créature, de mouvements inconscients qui échappent à sa volonté. Le goût du merveilleux, la méditation sur la mort et la vanité, l'usage de l'hyperbole, le mélange des genres et le clair-obscur privilégié par Mme de Lafayette et Racine les rapprochent du baroque. Un Balthasar Gracián, en plein Siècle d'or espagnol, avait déjà dénoncé la vanité du monde, pratiquant ellipse et art de la pointe, traquant l'agudeza, ce mélange de finesse et de mordant. Mais la manière dont la France cultive alors un art de la langue et des formes qui rejette les soubassements de l'esthétique baroque est inédite, et elle ne prend véritablement tout son sens qu'à la lumière de la contestation augustinienne des sens dont Port-Royal fut l'épicentre.

Le monastère, par son éclat au début du siècle, conféra à l'augustinisme sur lequel il était enté, quand il entreprit de se dresser contre sa dénonciation, une puissance exceptionnelle dans la société française qui explique, avec la force et la fécondité des auteurs réunis autour de lui, la façon dont il put imprégner la culture de son temps. L'idéal humain que Port-Royal soutenait se trouva heurter, au même moment, la politique du roi, qui utilisa la polémique religieuse pour l'écraser avec une violence inouïe. Le monastère succomba. Il n'est pas certain, en revanche, que la leçon que son histoire suggère soit dépourvue de pertinence et que, mythe ou fable, Port-Royal ne constitue pas un miroir privilégié dans lequel nous interroger sur notre propre monde.

La polémique antijanséniste, relayée par l'anticléricalisme de la IIIe République, puis par la pesanteur des usages, ont défiguré, depuis plus de trois cents ans, le visage de Port-Royal. Loin d'incarner un sectarisme fiévreux et réactionnaire, l'abbaye joua entre 1609 et 1709 un rôle essentiel dans le façonnement spirituel, intellectuel et esthétique de la France moderne. Dès le XVIIIe siècle, Saint-Simon écrivait dans ses Mémoires :

Le nom de jansénisme et de janséniste est un pot au noir de l'usage le plus commode pour perdre qui on veut, et […], d'un millier de personnes à qui on le jette, il n'y a peut-être pas deux qui le méritent ; […] ne point croire ce [qu'il] plaît à la cour de Rome de prétendre sur le spirituel, et même sur le temporel, ou mener une vie simple, retirée, laborieuse, serrée, ou être uni avec des personnes de cette sorte, c'en est assez pour encourir la tache de janséniste ; et […] cette étendue de soupçons mal fondés, mais si commode et si utile à qui l'inspire et en profite, est une plaie cruelle à la religion, à la société, à l'État.

La reconnaissance de l'apport de Port-Royal à l'école française de spiritualité au XVIIe siècle, de sa fonction dans la genèse de l'exception classique, la reconnaissance de son legs littéraire, moral, philosophique, théologique, scientifique, politique, l'exhumation de ses œuvres restituent tout un pan de la période dont l'ignorance grève la représentation d'ensemble. Elles constituent probablement, avec l'identification dans le XVIIe siècle d'un « siècle de saint Augustin » trop longtemps méconnu, une des conquêtes les plus décisives de l'historiographie contemporaine. Louis XIV voulut abolir une communauté où il discernait un ferment de discorde civile et un principe d'opposition à la politique par laquelle il entendait faire de la France une monarchie absolue. Au-delà de la légende dont le roi encouragea involontairement la naissance, la résistance de Port-Royal révèle une autre face du Grand Siècle et une réflexion morale qui prélude à la pensée républicaine de la Révolution. Religieuses et Messieurs furent le creuset d'une incomparable alliance entre spiritualité et culture. Sa dignité tout entière étincelle dans ce mot de Saint-Cyran à Antoine Arnauld le 8 mai 1642, que rapporte Sainte-Beuve : « Il faut aller où Dieu mène et ne rien faire lâchement » (II, 2). Il est temps de briser le silence et de rendre à ces voix leur fulgurance.

Laurence PLAZENET