Abrégé de l'histoire de Port-Royal

par Jean Racine

<Un modèle de réforme>

Sur la fin du dernier siècle, ce monastère, comme beaucoup d'autres, était tombé dans un grand relâchement : la règle de saint Benoît n'y était presque plus connue, la clôture même n'y était plus observée et l'esprit du siècle en avait entièrement banni la régularité1 . Marie-Angélique Arnauld, par un usage qui n'était que trop commun en ces temps-là, en fut faite abbesse, n'ayant pas encore onze ans accomplis2 . Elle n'en avait que huit, lorsqu'elle prit l'habit, et elle fit profession à neuf ans entre les mains du Général de Cîteaux3 , qui la bénit dix-huit mois après. Il y avait peu d'apparence qu'une fille faite abbesse à cet âge et d'une manière si peu régulière eût été choisie de Dieu pour rétablir la règle dans cette abbaye. Cependant, elle était à peine dans sa dix-septième année que Dieu, qui avait de grands desseins sur elle, se servit, pour la toucher, d'une voie assez extraordinaire. Un capucin, qui était sorti de son couvent par libertinage et qui allait se faire apostat dans les pays étrangers, passant par hasard à Port-Royal, fut prié par l'Abbesse et par les Religieuses de prêcher dans leur église4 . Il le fit, et ce misérable parla avec tant de force sur le bonheur de la vie religieuse, sur la beauté et sur la sainteté de la règle de saint Benoît, que la jeune Abbesse en fut vivement émue. Elle forma dès lors la résolution, non seulement de pratiquer sa règle dans toute sa rigueur, mais d'employer même tous ses efforts pour la faire aussi observer à ses Religieuses. Elle commença par un renouvellement de ses vœux et fit une seconde profession, n'étant pas satisfaite de la première5 . Elle réforma tout ce qu'il y avait de mondain et de sensuel dans ses habits, ne porta plus qu'une chemise de serge, ne coucha plus que sur une simple paillasse, s'abstint de manger de la viande et fit fermer de bonnes murailles son abbaye, qui ne l'était auparavant que d'une méchante clôture de terre éboulée presque partout. Elle eut grand soin de ne point alarmer ses Religieuses par trop d'empressement à leur vouloir faire embrasser la règle. Elle se contentait de donner l'exemple, leur parlant peu, priant beaucoup pour elles et accompagnant de torrents de larmes le peu d'exhortations qu'elle leur faisait quelquefois. Dieu bénit si bien cette conduite qu'elle les gagna toutes, les unes après les autres, et qu'en moins de cinq ans la communauté de biens, le jeûne, l'abstinence de viande6 , le silence, la veille de la nuit et enfin toutes les austérités de la règle de saint Benoît furent établies à Port-Royal de la même manière qu'elles le sont encore aujourd'hui7 .

Cette réforme est la première qui ait été introduite dans l'ordre de Cîteaux : aussi y fit-elle un fort grand bruit et elle eut la destinée que les plus saintes choses ont toujours eue, c'est-à-dire qu'elle fut occasion de scandale aux uns et d'édification aux autres. Elle fut extrêmement désapprouvée par un fort grand nombre de moines et d'abbés même, qui regardaient la bonne chère, l'oisiveté, la mollesse et, en un mot, le libertinage, comme d'anciennes coutumes de l'ordre, où il n'était pas permis de toucher. Toutes ces sortes de gens déclamèrent avec beaucoup d'emportements contre les Religieuses de Port-Royal, les traitant de folles, d'embéguinées, de novatrices, de schismatiques même, et ils parlaient de les faire excommunier. Ils avaient pour eux l'assistant du Général, grand chasseur et d'une si profonde ignorance qu'il n'entendait pas même le latin de son Pater. Mais, heureusement, le Général, nommé Dom Boucherat8 , se trouva un homme très sage et très équitable et ne se laissa point entraîner à leurs sentiments.

Plusieurs maisons non seulement admirèrent cette réforme, mais résolurent même de l'embrasser. Mais on crut partout qu'on ne pouvait réussir dans une si sainte entreprise sans le secours de l'abbesse de Port-Royal. Elle eut ordre du Général de se transporter dans la plupart de ces maisons et d'envoyer de ses Religieuses dans tous les couvents où elle ne pourrait aller elle-même. Elle alla à Maubuisson, au Lys, à Saint-Aubin9 , pendant que la mère Agnès Arnauld, sa sœur, et d'autres de ses Religieuses, allaient à Saint-Cyr, à Gomer-Fontaine, à Tard, aux îles d'Auxerre10 , et ailleurs. Toutes ces maisons regardaient l'abbesse et les Religieuses de Port-Royal comme des anges envoyés du ciel pour le rétablissement de la discipline. Plusieurs abbesses vinrent passer des années entières à Port-Royal pour s'y instruire à loisir des saintes maximes qui s'y pratiquaient11 . Il y eut aussi un grand nombre d'abbayes d'hommes qui se réformèrent sur ce modèle. Ainsi, l'on peut dire avec vérité que la maison de Port-Royal fut une source de bénédictions pour tout l'ordre de Cîteaux, où l'on commença de voir revivre l'esprit de saint Benoît et de saint Bernard qui y était presque entièrement éteint.

De tous les monastères que je viens de nommer, il n'y en eut point où la Mère Angélique trouvât plus à travailler que dans celui de Maubuisson, dont l'abbesse, sœur de Mme Gabrielle d'Estrées12 , après plusieurs années d'une vie toute scandaleuse, avait été interdite et renfermée à Paris dans les Filles pénitentes13 . À peine la Mère Angélique commençait à faire connaître Dieu dans cette maison que Mme d'Estrées, s'étant échappée des Filles pénitentes, revint à Maubuisson avec une escorte de plusieurs jeunes gentilshommes accoutumés à y venir passer leur temps et une des portes lui en fut ouverte par une des anciennes Religieuses14 . Aussitôt, le confesseur de l'abbaye, qui était un moine grand ennemi de la réforme, voulut persuader à la Mère Angélique de se retirer. Il y eut même un de ces gentilshommes qui lui appuya le pistolet sur la gorge pour la faire sortir. Mais, tout cela ne l'étonnant point, l'Abbesse, le confesseur et ces jeunes gens la prirent par force et la mirent hors du couvent avec les Religieuses qu'elle y avait amenées et avec toutes les novices à qui elle avait donné l'habit. Cette troupe de Religieuses, destituée de tout secours et ne sachant où se retirer, s'achemina en silence vers Pontoise et en traversa tout le faubourg et une partie de la ville, les mains jointes et leur voile sur le visage, jusqu'à ce qu'enfin quelques habitants du lieu, touchés de compassion, leur offrirent de leur donner retraite chez eux. Mais elles n'y furent pas longtemps, car, au bout de deux ou trois jours, le Parlement, à la requête de l'abbé de Cîteaux, ayant donné un arrêt pour renfermer de nouveau Mme d'Estrées15 , le prévôt de l'Île16 fut envoyé avec main forte pour se saisir de l'Abbesse, du confesseur et de la Religieuse ancienne qui était de leur cabale. L'Abbesse s'enfuit de bonne heure par une porte du jardin. La Religieuse fut trouvée dans une grande armoire pleine de hardes où elle s'était cachée et le confesseur, ayant sauté par-dessus les murs, s'alla réfugier chez les Jésuites de Pontoise. Ainsi, la mère Angélique demeura paisible dans Maubuisson et y continua sa sainte mission pendant cinq années.

<Institution du Saint-Sacrement et premiers Solitaires>

Elles se dévouèrent donc avec une joie incroyable à l'adoration perpétuelle du mystère auguste de l'Eucharistie et prirent le nom de Filles du Saint-Sacrement, mais elles ne quittèrent pas l'habit de saint Bernard : elles changèrent seulement leur scapulaire noir en un scapulaire blanc, où il y avait une croix d'écarlate attachée par-devant, pour désigner par ces deux couleurs le pain et le vin, qui sont les voiles sous lesquels Jésus-Christ est caché dans ce mystère17 . M. du Saussay18 , leur supérieur, alors official de Paris et depuis évêque de Toul, célébra cette cérémonie (en 1647) avec un grand concours de peuple19 . L'année suivante, M. de Gondi20 bénit leur église, dont le bâtiment ne faisait que d'être achevé et la dédia aussi sous le nom du Saint-Sacrement.

Pendant cet état florissant de la maison de Paris, les Religieuses n'avaient pas perdu le souvenir de leur monastère des Champs21 . On n'y avait laissé qu'un chapelain pour y dire la messe et y administrer les sacrements aux domestiques. Bientôt après, M. Le Maistre22 , neveu de la mère Angélique, ayant à l'âge de vingt-neuf ans renoncé au barreau et à tous les avantages que sa grande éloquence lui pouvait procurer, s'était retiré dans ce désert pour y achever sa vie dans le silence et dans la retraite. Il y fut suivi par un de ses frères qui avait été jusqu'alors dans la profession des armes23 . Quelque temps après, M. de Sacy24 , son autre frère, si célèbre par les livres de piété dont il a enrichi l'Église, s'y retira aussi avec eux pour se préparer dans la solitude à recevoir l'ordre de la prêtrise. Leur exemple y attira encore cinq ou six autres, tant séculiers qu'ecclésiastiques, qui, étant comme eux dégoûtés du monde, se vinrent rendre les compagnons de leur pénitence. Mais ce n'était point une pénitence oisive : pendant que les uns prenaient connaissance du temporel de cette abbaye et travaillaient à en rétablir les affaires, les autres ne dédaignaient pas de cultiver la terre comme de simples gens de journée. Ils réparèrent même une partie des bâtiments qui y tombaient en ruine et, rehaussant ceux qui étaient trop bas et trop enfoncés, rendirent l'habitation de ce désert beaucoup plus saine et plus commode qu'elle n'était. M. d'Andilly25 , frère aîné de la Mère Angélique, ne tarda guère à y suivre ses neveux et s'y consacra, comme eux, à des exercices de piété qui ont duré autant que sa vie.

Comme les Religieuses se trouvaient alors au nombre de plus de cent, la même raison qui les avait obligées, vingt-cinq ans auparavant, de partager leur communauté les obligeant encore de se partager, elles obtinrent de M. de Gondi la permission de renvoyer une partie des sœurs dans leur premier monastère26 , en telle sorte que les deux maisons ne formassent qu'une même abbaye et une même communauté, sous les ordres d'une même abbesse. La Mère Angélique, qui l'était alors par élection (en 1648), y alla en personne avec un certain nombre de Religieuses, qu'elle y établit27 . M. Vialart, évêque de Châlons, en rebénit l'église, qui avait été rehaussée de plus de six pieds, et y administra le sacrement de Confirmation à quantité de gens des environs. Ce fut vers ce temps-là que la duchesse de Luynes28 , mère de M. le duc de Chevreuse29 , persuada au duc son mari de quitter la cour et de choisir à la campagne une retraite où ils pussent ne s'occuper tous deux que du soin de leur salut. Ils firent bâtir pour cela un petit château dans le voisinage et sur le fonds même de Port-Royal des Champs30 . Ils firent aussi bâtir à leurs dépens un fort beau dortoir pour les Religieuses. Mais la duchesse ne vit achever ni l'un ni l'autre de ces édifices, Dieu l'ayant appelée à lui dans une fort grande jeunesse.

Les Religieuses des Champs étaient à peine établies que, la guerre civile s'étant allumée en France31 et les soldats des deux partis courant et ravageant la campagne, elles furent obligées (en 1652) de chercher leur sûreté dans leur maison de Paris. Plusieurs Religieuses de divers monastères de la campagne s'y venaient aussi réfugier tous les jours et y étaient toutes traitées avec le même soin que celles de la maison. Mais, la guerre finie (en 1653), on retourna dans le monastère des Champs, qui n'a plus été abandonné depuis ce temps-là. Plusieurs personnes de qualité s'y venaient retirer de temps en temps pour y chercher Dieu dans le repos de la solitude et pour participer aux prières de ces saintes filles. De ce nombre étaient le duc et la duchesse de Liancourt32 , si célèbres par leur vertu et par leur grande charité envers les pauvres : ils contribuèrent même à faire bâtir dans la cour du dehors un corps de logis qui est celui qu'on voit encore vis-à-vis de la porte de l'église. La princesse de Guéméné33 , la marquise de Sablé34 et d'autres dames considérables par leur naissance et par leur mérite firent aussi bâtir dans les dehors de la maison de Paris, résolues d'y passer leur vie dans la retraite et attirées par la piété solide qu'elles voyaient pratiquer dans ce monastère35 .

En effet, il n'y avait point de maison religieuse qui fût en meilleure odeur que Port-Royal. Tout ce qu'on en voyait au-dehors inspirait de la piété. On admirait la manière grave et touchante dont les louanges de Dieu y étaient chantées, la simplicité et en même temps la propreté de leur église, la modestie des domestiques, la solitude des parloirs, le peu d'empressement des Religieuses à y soutenir la conversation, leur peu de curiosité pour savoir les choses du monde et même les affaires de leurs proches : en un mot, une entière indifférence pour tout ce qui ne regardait point Dieu. Mais combien les personnes qui connaissaient l'intérieur de ce monastère y trouvaient-elles de nouveaux sujets d'édification ! Quelle paix ! Quel silence ! Quelle charité ! Quel amour pour la pauvreté et pour la mortification ! Un travail sans relâche, une prière continuelle, point d'ambition que pour les emplois les plus vils et les plus humiliants, aucune impatience dans les sœurs, nulle bizarrerie dans les Mères, l'obéissance toujours prompte et le commandement toujours raisonnable.

Mais rien n'approchait du parfait désintéressement qui régnait dans cette maison. Pendant plus de soixante ans qu'on y a reçu des Religieuses, on n'y a jamais entendu parler ni de contrat ni de convention tacite pour la dot de celles qu'on recevait36 . On y éprouvait les novices pendant deux ans. Si on leur trouvait une vocation véritable, les parents étaient avertis que leur fille était admise à la profession et l'on convenait avec eux du jour de la cérémonie. La profession faite, s'ils étaient riches, on recevait comme une aumône ce qu'ils donnaient et on mettait toujours à part une portion de cette aumône pour en assister de pauvres familles et, surtout, de pauvres communautés religieuses. Il y a eu telle de ces communautés à qui on transporta tout à coup une somme de vingt mille francs qui avait été léguée à la maison et, ce qu'il y a de particulier, c'est que, dans le même temps qu'on dressait chez un notaire l'acte de cette donation, le pourvoyeur de Port-Royal, qui ne savait rien de la chose, vint demander à ce même notaire de l'argent à emprunter pour les nécessités pressantes du monastère.

Jamais les grands biens ni l'extrême pauvreté d'une fille n'ont entré dans les motifs qui la faisaient, ou admettre, ou refuser. Une dame de grande qualité avait donné à Port-Royal, comme bienfaitrice, une somme de quatre-vingt mille francs37 . Cette somme fut aussitôt employée, partie en charités, partie à acquitter des dettes, et le reste à faire des bâtiments que cette dame elle-même avait jugés nécessaires. Elle n'avait eu d'abord d'autre dessein que de vivre le reste de ses jours dans la maison, sans faire de vœux. Ensuite, elle souhaita d'y être Religieuse. On la mit donc au noviciat et on l'éprouva pendant deux ans avec la même exactitude que les autres novices. Ce temps expiré, elle pressa pour être reçue professe. On prévit tous les inconvénients où l'on s'exposerait en la refusant, mais, comme on ne lui trouvait point assez de vocation, elle fut refusée tout d'une voix. Elle sortit du couvent outrée de dépit et songea aussitôt à revenir contre la donation qu'elle avait faite. Les Religieuses avaient plus d'un moyen pour s'empêcher en justice de lui rien rendre, mais elles ne voulurent point de procès. On vendit des rentes. On s'endetta. En un mot, on trouva moyen de ramasser cette grosse somme, qui fut rendue à cette dame par un notaire en présence de M. Le Nain38 , maître des requêtes, et de M. Palluau, conseiller au Parlement, aussi charmés tous deux du courage et du désintéressement de ces filles que peu édifiés du procédé vindicatif et intéressé de la fausse bienfaitrice.

Un des plus grands soins de la Mère Angélique, dans les urgentes nécessités où la maison se trouvait quelquefois, c'était de dérober la connaissance de ces nécessités à certaines personnes qui n'auraient pas mieux demandé que de l'assister. « Mes filles, disait-elle souvent à ses Religieuses, nous avons fait vœu de pauvreté : est-ce être pauvres que d'avoir des amis toujours prêts à vous faire part de leurs richesses ? »

Il n'est pas croyable combien de pauvres familles, et à Paris, et à la campagne, subsistaient des charités que l'une et l'autre maison leur faisaient. Celle des Champs a eu longtemps un médecin et un chirurgien39 qui n'avaient presque d'autre occupation que de traiter les pauvres malades des environs et d'aller dans tous les villages leur porter les remèdes et les autres soulagements nécessaires. Et, depuis que ce monastère s'est vu hors d'état d'entretenir ni médecin ni chirurgien, les Religieuses ne laissent pas de fournir les mêmes remèdes. Il y a, au-dedans du couvent, une espèce d'infirmerie où les pauvres femmes du voisinage sont saignées et traitées par des sœurs dressées à cet emploi et qui s'en acquittent avec une adresse et une charité incroyables. Au lieu de tous ces ouvrages frivoles où l'industrie de la plupart des autres Religieuses s'occupe pour amuser la curiosité des personnes du siècle, on serait surpris de voir avec quelle industrie les Religieuses de Port-Royal savent rassembler jusqu'aux plus petites rognures d'étoffes pour en revêtir des enfants et des femmes qui n'ont pas de quoi se couvrir et en combien de manières leur charité les rend ingénieuses pour assister les pauvres, toutes pauvres qu'elles sont elles-mêmes. Dieu, qui les voit agir dans le secret, sait combien de fois elles ont donné, pour ainsi dire, de leur propre substance et se sont ôté le pain des mains pour en fournir à ceux qui en manquaient, et il sait aussi les ressources inespérées qu'elles ont plus d'une fois trouvées dans sa miséricorde et qu'elles ont eu grand soin de tenir secrètes.

Une des choses qui rendait cette maison plus recommandable, et qui peut-être aussi lui a attiré plus de jalousie, c'est l'excellente éducation qu'on y donnait à la jeunesse. Il n'y eut jamais d'asile où l'innocence et la pureté fussent plus à couvert de l'air contagieux du siècle, ni d'école où les vérités du christianisme fussent plus solidement enseignées. Les leçons de piété qu'on y donnait aux jeunes filles faisaient d'autant plus d'impression sur leur esprit qu'elles les voyaient appuyées, non seulement de l'exemple de leurs maîtresses, mais encore de l'exemple de toute une grande communauté uniquement occupée à louer et à servir Dieu. Mais on ne se contentait pas de les élever à la piété, on prenait aussi un très grand soin de leur former l'esprit et la raison et on travaillait à les rendre également capables d'être un jour, ou de parfaites Religieuses, ou d'excellentes mères de familles. On pourrait citer un grand nombre de filles élevées dans ce monastère qui ont depuis édifié le monde par leur sagesse et par leur vertu40 . On sait avec quels sentiments d'admiration et de reconnaissance elles ont toujours parlé de l'éducation qu'elles y avaient reçue et il y en a encore qui conservent, au milieu du monde et de la cour, pour les restes de cette maison affligée, le même amour que les anciens juifs conservaient, dans leur captivité, pour les ruines de Jérusalem. Cependant, quelque sainte que fût cette maison, une prospérité plus longue y aurait peut-être à la fin introduit le relâchement et Dieu, qui voulait non seulement l'affermir dans le bien, mais la porter encore à un plus haut degré de sainteté, a permis qu'elle fût exercée par les plus grandes tribulations qui aient jamais exercé aucune maison religieuse41 .

<Le miracle de la Sainte-Épine>

Il y avait à Port-Royal de Paris une jeune pensionnaire de dix à onze ans, nommée Mlle Périer, fille de M. Périer, conseiller à la cour des aides de Clermont, et nièce de M. Pascal42 . Elle était affligée depuis trois ans et demi d'une fistule lacrymale au coin de l'œil gauche. Cette fistule, qui était fort grosse au-dehors, avait fait un fort grand ravage en dedans. Elle avait entièrement carié l'os du nez et percé le palais, en telle sorte que la matière qui en sortait à tout moment lui coulait le long des joues et par les narines, et lui tombait même dans la gorge. Son œil s'était considérablement apetissé et toutes les parties voisines étaient tellement abreuvées et altérées par la fluxion qu'on ne pouvait lui toucher ce côté de la tête sans lui faire beaucoup de douleur. On ne pouvait la regarder sans une espèce d'horreur et la matière qui sortait de cet ulcère était d'une puanteur si insupportable que, de l'avis même des chirurgiens, on avait été obligé de la séparer des autres pensionnaires et de la mettre dans une chambre avec une de ses compagnes beaucoup plus âgée qu'elle, en qui on trouva assez de charité pour vouloir bien lui tenir compagnie. On l'avait fait voir à tout ce qu'il y avait d'oculistes, de chirurgiens et même d'opérateurs plus fameux, mais, les remèdes ne faisant qu'irriter le mal, comme on craignait que l'ulcère ne s'étendît enfin sur tout le visage, trois des plus habiles chirurgiens de Paris, Cressé, Guillard et Dalencé, furent d'avis d'y appliquer au plus tôt le feu. Leur avis fut envoyé à M. Périer, qui se mit aussitôt en chemin pour être présent à l'opération et on attendait de jour à autre qu'il arrivât.

Cela se passa dans le temps que l'orage dont j'ai parlé43 était tout prêt d'éclater contre le monastère de Port-Royal. Les Religieuses y étaient dans de continuelles prières et l'Abbesse d'alors, qui était cette même Marie des Anges qui l'avait été de Maubuisson44 , l'Abbesse, dis-je, était dans une espèce de retraite, où elle ne faisait autre chose, jour et nuit, que lever les mains au ciel, ne lui restant plus aucune espérance de secours de la part des hommes.

Dans ce même temps, il y avait à Paris un ecclésiastique de condition et de piété, nommé M. de La Poterie45 , qui, entre plusieurs saintes reliques qu'il avait recueillies avec grand soin, prétendait avoir une des épines de la couronne de Notre-Seigneur. Plusieurs couvents avaient eu une sainte curiosité de voir cette relique. Il l'avait prêtée, entre autres, aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, qui l'avaient portée en procession dans leur maison. Les Religieuses de Port-Royal, touchées de la même dévotion, avaient aussi demandé à la voir et elle leur fut portée le 24e de mars 1656, qui se trouvait alors le vendredi de la troisième semaine de carême, jour auquel l'Église chante à l'introït de la messe ces paroles tirées du psaume LXXXV : Fac mecum, etc. « Seigneur, faites éclater un prodige en ma faveur, afin que mes ennemis le voient et soient confondus. Qu'ils voient, mon Dieu, que vous m'avez secouru et que vous m'avez consolé46 . »

Les Religieuses, ayant donc reçu cette Sainte-Épine, la posèrent au-dedans de leur chœur sur une espèce de petit autel contre la grille et la communauté fut avertie de se trouver à une procession qu'on devait faire après vêpres en son honneur. Vêpres finies, on chanta les hymnes et les prières convenables à la sainte couronne d'épines et au mystère douloureux de la Passion. Après quoi, elles allèrent, chacune en leur rang, baiser la relique, les Religieuses professes les premières, ensuite les novices, et les pensionnaires après. Quand ce fut le tour de la petite Périer, la maîtresse des pensionnaires, qui s'était tenue debout auprès de la grille pour voir passer tout ce petit peuple, l'ayant aperçue, ne put la voir, défigurée comme elle était, sans une espèce de frissonnement mêlé de compassion et elle lui dit : « Recommandez-vous à Dieu, ma fille, et faites toucher votre œil malade à la Sainte-Épine47 . » La petite fille fit ce qu'on lui dit et elle a depuis déclaré qu'elle ne douta point, sur la parole de sa maîtresse, que la Sainte-Épine ne la guérît.

Après cette cérémonie, toutes les autres pensionnaires se retirèrent dans leur chambre. Elle n'y fut pas plus tôt qu'elle dit à sa compagne : « Ma sœur, je n'ai plus de mal. La Sainte-Épine m'a guérie. » En effet, sa compagne, l'ayant regardée avec attention, trouva son œil gauche tout aussi sain que l'autre, sans tumeur, sans matière et même sans cicatrice. On peut juger combien, dans toute autre maison que Port-Royal, une aventure si surprenante ferait de mouvement et avec quel empressement on irait en avertir toute la communauté. Cependant, parce que c'était l'heure du silence et que ce silence s'observe encore plus exactement le carême que dans les autres temps, que d'ailleurs toute la maison était dans un plus grand recueillement qu'à l'ordinaire, ces deux jeunes filles se tinrent dans leur chambre et se couchèrent sans dire un seul mot à personne.

Le lendemain matin, une des Religieuses employée auprès des pensionnaires vint pour peigner la petite Périer et, comme elle appréhendait de lui faire du mal, elle évitait, comme à son ordinaire, d'appuyer sur le côté gauche de la tête, mais la jeune fille lui dit : « Ma Sœur, la Sainte-Épine m'a guérie. – Comment, ma Sœur, vous êtes guérie ? – Regardez et voyez », lui répondit-elle. En effet, la Religieuse regarda et vit qu'elle était entièrement guérie. Elle alla en donner avis à la Mère Abbesse, qui vint et qui remercia Dieu de ce merveilleux effet de sa puissance, mais elle jugea à propos de ne le point divulguer au-dehors, persuadée que, dans la mauvaise disposition où les esprits étaient alors contre leur maison, elles devaient éviter sur toutes choses de faire parler le monde. En effet, le silence est si grand dans ce monastère que, plus de six jours après ce miracle, il y avait des sœurs qui n'en avaient point entendu parler.

Mais Dieu, qui ne voulait pas qu'il demeurât caché, permit qu'au bout de trois ou quatre jours, Dalencé, l'un des trois chirurgiens qui avaient fait la consultation que j'ai dite, vînt dans la maison pour une autre malade. Après sa visite, il demanda aussi à voir la petite fille qui avait la fistule. On la lui amena, mais ne la reconnaissant point, il répéta encore une fois qu'il demandait la petite fille qui avait une fistule. On lui dit tout simplement que c'était celle qu'il voyait devant lui. Dalencé fut étonné, regarda la Religieuse qui lui parlait et s'alla imaginer qu'on avait fait venir quelque charlatan, qui, avec un palliatif, avait suspendu le mal. Il examina donc sa malade avec une attention extraordinaire, lui pressa plusieurs fois l'œil pour en faire sortir de la matière, lui regarda dans le nez et dans le palais et, enfin, tout hors de lui, demanda ce que cela voulait dire. On lui avoua ingénument comme la chose s'était passée et lui courut aussitôt, tout transporté, chez ses deux confrères, Guillard et Cressé. Les ayant ramenés avec lui, ils furent tous trois saisis d'un égal étonnement et, après avoir confessé que Dieu seul avait pu faire une guérison si subite et si parfaite, ils allèrent remplir tout Paris de la réputation de ce miracle. Bientôt M. de La Poterie, à qui on avait rendu sa relique, se vit accablé d'une foule de gens qui venaient lui demander à la voir. Mais il en fit présent aux Religieuses de Port-Royal, croyant qu'elle ne pouvait pas être mieux révérée que dans la même église où Dieu avait fait par elle un si grand miracle. Ce fut donc, pendant plusieurs jours, un flot continuel de peuple qui abordait dans cette église et qui venait pour y adorer et pour y baiser la Sainte-Épine, et on ne parlait d'autre chose dans Paris.

Le bruit de ce miracle étant venu à Compiègne, où était alors la cour, la Reine mère se trouva fort embarrassée. Elle avait peine à croire que Dieu eût si particulièrement favorisé une maison qu'on lui dépeignait depuis si longtemps comme infectée d'hérésie et que ce miracle, dont on faisait tant de récit, eût même été opéré en la personne d'une des pensionnaires de cette maison, comme si Dieu eût voulu approuver par là l'éducation que l'on y donnait à la jeunesse. Elle ne s'en fia ni aux lettres que plusieurs personnes de piété lui en écrivaient, ni au bruit public, ni même aux attestations des chirurgiens de Paris. Elle y envoya M. Félix, premier chirurgien du roi, estimé généralement pour sa grande habileté dans son art et pour sa probité singulière, et le chargea de lui rendre un compte fidèle de tout ce qui lui paraîtrait de ce miracle. M. Félix s'acquitta de sa commission avec une fort grande exactitude. Il interrogea les Religieuses et les chirurgiens, se fit raconter la naissance, le progrès et la fin de la maladie, examina attentivement la pensionnaire et enfin déclara que la nature ni les remèdes n'avaient eu aucune part à cette guérison et qu'elle ne pouvait être que l'ouvrage de Dieu seul. Les grands vicaires de Paris, excités par la voix publique, furent obligés d'en faire aussi une exacte information. Après avoir rassemblé les certificats d'un grand nombre des plus habiles chirurgiens et de plusieurs médecins, du nombre desquels était M. Bouvard, premier médecin du roi, et pris l'avis des plus considérables docteurs de Sorbonne, ils donnèrent une sentence, qu'ils firent publier, par laquelle ils certifiaient la vérité du miracle, exhortaient les peuples à en rendre à Dieu des actions de grâces et ordonnaient qu'à l'avenir, tous les vendredis, la relique de la Sainte-Épine serait exposée dans l'église de Port-Royal à la vénération des fidèles48 . En exécution de cette sentence, M. de Hodencq, grand vicaire, célébra la messe dans l'église avec beaucoup de solennité et donna à baiser la sainte relique à toute la foule du peuple qui y était accourue.

Pendant que l'Église rendait à Dieu ces actions de grâces et se réjouissait du grand avantage que ce miracle lui donnait sur les athées et sur les hérétiques, les ennemis de Port-Royal, bien loin de participer à cette joie, demeuraient tristes et confondus, selon l'expression du psaume49 . Il n'y eut point d'efforts qu'ils ne fissent pour détruire dans le public la créance de ce miracle. Tantôt, ils accusaient les Religieuses de fourberie, prétendant qu'au lieu de la petite Périer elles montraient une sœur qu'elle avait et qui était aussi pensionnaire dans cette maison50 . Tantôt, ils assuraient que ce n'avait été qu'une guérison imparfaite et que le mal était revenu plus violent que jamais. Tantôt que la fluxion était tombée sur les parties nobles et que la petite fille en était à l'extrémité. Je ne sais point positivement si M. Félix eut ordre de la cour de s'informer de ce qui en était, mais il paraît par une seconde attestation signée de sa main qu'il retourna encore à Port-Royal et qu'il certifia de nouveau, et la vérité du miracle, et la parfaite santé où il avait trouvé cette demoiselle.

Enfin, il parut un écrit, et personne ne douta que ce ne fût du Père Annat, avec ce titre ridicule : Le Rabat-joie des jansénistes, ou Observations sur le miracle qu'on dit être arrivé à Port-Royal, composé par un docteur de l'Église catholique51 . L'auteur faisait judicieusement d'avertir qu'il était catholique, n'y ayant personne qui, à la seule inspection de ce titre, et plus encore à la lecture du livre, ne l'eût pris pour un protestant très envenimé contre l'Église. Il avait assez de peine à convenir de la vérité du miracle, mais enfin, voulant bien le supposer vrai, il en tirait la conséquence du monde la plus étrange, savoir que, Dieu voyant les Religieuses infectées de l'hérésie des Cinq propositions, il avait opéré ce miracle dans leur maison pour leur prouver que Jésus-Christ était mort pour tous les hommes. Il faisait là-dessus un grand nombre de raisonnements, tous plus extravagants les uns que les autres, par où il ôtait à la véritable religion l'une de ses plus grandes preuves, qui est celle des miracles. Pour conclusion, il exhortait les fidèles à se bien donner de garde d'aller invoquer Dieu dans l'église de Port-Royal, de peur qu'en y cherchant la santé du corps, ils n'y trouvassent la perte de leurs âmes.

Mais il ne parut pas que ces exhortations eussent fait une grande impression sur le public. La foule croissait de jour en jour à Port-Royal et Dieu même semblait prendre plaisir à autoriser la dévotion des peuples par la quantité de nouveaux miracles qui se firent en cette église. Non seulement tout Paris avait recours à la Sainte-Épine et aux prières des Religieuses, mais, de tous les endroits du royaume, on leur demandait des linges qui eussent touché à cette relique et ces linges, à ce qu'on raconte, opéraient plusieurs guérisons miraculeuses52 .

Vraisemblablement, la piété de la reine mère fut touchée de la protection visible de Dieu sur ces Religieuses. Cette sage princesse commença à juger plus favorablement de leur innocence. On ne parla plus de leur ôter leurs novices, ni leurs pensionnaires, et on leur laissa la liberté d'en recevoir tout autant qu'elles voudraient. M. Arnauld même recommença à se montrer ou, pour mieux dire, s'alla replonger dans son désert avec M. d'Andilly son frère, ses deux neveux et M. Nicole qui, depuis deux ans, ne le quittait plus et qui était devenu le compagnon inséparable de ses travaux. Les autres Solitaires y revinrent aussi peu à peu et y recommencèrent leurs mêmes exercices de pénitence.

<La mort de la mère Angélique>

Six semaines après qu'il eut été établi supérieur53 , M. de Contes et lui eurent ordre de faire la visite des deux maisons, et ils commencèrent par la maison de Paris54 . Ils y trouvèrent la célèbre Mère Angélique, qui était dangereusement malade et qui mourut même pendant le cours de cette visite. Mais, comme cette sainte fille a eu tant de part à tout le bien que Dieu a opéré dans ce monastère, je crois qu'il ne sera pas hors de propos de raconter ici avec quelle fermeté héroïque elle soutint cette désolation de sa maison et de toucher quelques-unes des principales circonstances de sa mort55 .

Elle avait passé tout l'hiver à Port-Royal des Champs avec une santé fort faible et fort languissante, ne s'étant point bien rétablie d'une grande maladie qu'elle avait eue l'été précédent. Il y avait déjà du temps qu'elle exhortait ses Religieuses à se préparer par beaucoup de prières aux tribulations qu'elle prévoyait qui leur devaient arriver. On lui avait pourtant écrit de Paris qu'on avait avis que les affaires s'adoucissaient, mais elle n'en avait rien cru et disait toujours que le temps de la souffrance était arrivé. En effet, elle apprit dans la semaine de Pâques les résolutions qui avaient été prises contre ce monastère. Malgré ses grandes infirmités et l'amour qu'elle avait pour son désert, elle manda à la Mère Abbesse56 que, si l'on jugeait à Paris sa présence nécessaire dans une conjoncture si importante, elle s'y ferait porter et le fit, en effet, sur ce qu'on lui écrivit qu'il était à propos qu'elle vînt. Elle apprit en chemin que, ce jour-là même, le lieutenant civil était venu dans la maison de Paris, et les ordres qu'il y avait apportés57 . Elle se mit aussitôt à réciter le Te Deum avec les sœurs qui l'accompagnaient dans le carrosse, leur disant qu'il fallait remercier Dieu de tout et en tout temps. Elle arriva avec cette tranquillité dans la maison et, comme elle vit des Religieuses qui pleuraient : « Quoi ? dit-elle, mes filles, je pense qu'on pleure ici. Et où est votre foi ? » Cette grande fermeté, néanmoins, n'empêcha pas que les jours suivants ses entrailles ne fussent émues, lorsqu'elle vit sortir toutes ces pauvres filles qu'on venait enlever les unes après les autres et qui, comme d'innocents agneaux, perçaient le ciel de leurs cris en venant prendre congé d'elle et lui demander sa bénédiction. Il y en eut trois, entre autres, pour qui elle se sentit particulièrement attendrir : c'étaient Mlles de Luynes et Mlle de Bagnols58 . Elle les avait élevées toutes trois presque au sortir du berceau et ne pouvait oublier avec quels sentiments de piété leurs parents, qui avaient fait beaucoup de bien à la maison, les lui avaient autrefois recommandées pour en faire des offrandes dignes d'être consacrées à Dieu dans son monastère. Elles étaient sur le point d'y prendre l'habit et attendaient ce jour avec beaucoup d'impatience. L'heure étant venue qu'il fallait qu'elles sortissent, la Mère Angélique, qui sentit son cœur se déchirer à cette séparation et que sa fermeté commençait à s'ébranler, tout à coup s'adressa à Dieu pour le prier de la soutenir et prit la résolution de les mener elle-même à la porte, où leurs parents les attendaient. Elle les leur remit entre les mains avec tant de marques de constance que Mme de Chevreuse, qui venait quérir Mlles de Luynes59 , ne put s'empêcher de lui faire compliment sur son grand courage. « Madame, lui dit la Mère d'un ton qui acheva de la remplir d'admiration, tandis que Dieu sera Dieu, j'espérerai en lui et je ne perdrai point courage. » Ensuite, s'adressant à Mlle de Luynes l'aînée, qui fondait en larmes : « Allez, ma fille, lui dit-elle, espérez en Dieu et mettez en lui votre confiance. Nous nous reverrons ailleurs, où il ne sera plus au pouvoir des hommes de nous séparer60 . »

Mais, dans tous ces combats de la foi et de la nature, à mesure que la foi prenait le dessus, à mesure aussi la nature tombait dans l'accablement, et l'on s'aperçut bientôt que sa santé dépérissait à vue d'œil. Ajoutez à tous ces déchirements de cœur le mouvement continuel qu'il fallait qu'elle se donnât dans ce temps de trouble et d'agitation, étant obligée à toute heure, tantôt d'aller au parloir, tantôt d'écrire des lettres, soit pour demander conseil, soit pour en donner. Il n'y avait point de jour qu'elle ne reçût des lettres des Religieuses des Champs, chez qui il se passait les mêmes choses qu'à Paris et qui n'avaient recours qu'à elle dans tout ce qui leur arrivait. Elle était de toutes les processions qu'on faisait alors pour implorer la miséricorde de Dieu. La dernière où elle assista, ce fut à celle que l'on fit pour les sept novices, afin qu'il plût à Dieu d'exaucer les prières qu'elles lui faisaient pour demeurer dans la maison. On lui donna à porter une relique de la vraie croix et elle y alla nu-pieds comme toutes les Religieuses. Elle se traîna, comme elle put, le long des cloîtres dont on faisait le tour, mais, en rentrant dans le chœur, elle tomba en faiblesse et il fallut la reporter dans sa chambre et dans son lit, d'où elle ne se releva plus. Il lui prit une fort grande oppression, accompagnée de fièvre, et cette oppression, qui était continuelle, avait des accès si violents qu'on croyait à tout moment qu'elle allait mourir : en telle sorte que, dans l'espace de deux mois, on fut obligé de lui apporter trois fois le saint viatique.

Mais la plus rude de toutes les épreuves, tant pour elle que pour toute la communauté, ce fut l'éloignement de M. Singlin et des autres confesseurs, du nombre desquels étaient M. de Sacy et M. de Sainte-Marthe61 , deux des plus saints prêtres qui fussent alors dans l'Église. Il y avait plus de vingt ans que la Mère Angélique se confessait à M. Singlin et l'on peut dire qu'après Dieu elle avait mis en lui toute l'espérance de son salut. On peut juger combien il lui fut sensible d'être privée de ses lumières et de ses consolations dans un temps où elles lui étaient si nécessaires, surtout sentant approcher l'heure de sa mort. Cependant, elle supporta cette privation si douloureuse avec la même résignation que tout le reste et, voyant ses Religieuses qui s'affligeaient de n'avoir plus personne pour les conduire et qui se regardaient comme des brebis sans pasteur : « Il ne s'agit pas, leur disait-elle, de pleurer la perte que vous avez faite en la personne de ces vertueux ecclésiastiques, mais de mettre en œuvre les saintes instructions qu'ils vous ont données. Croyez-moi, mes filles, nous avions besoin de toutes les humiliations que Dieu nous envoie. Il n'y avait point de maison en France plus comblée des biens spirituels que la nôtre, ni où il y eût plus de connaissance de la vérité. Mais il eût été dangereux pour nous de demeurer plus longtemps dans notre abondance et, si Dieu ne nous eût abaissées, nous serions peut-être tombées. Les hommes ne savent pas pourquoi ils font les choses, mais Dieu, qui se sert d'eux, sait ce qu'il nous faut. »

Mais tous ces sentiments dont son cœur était si rempli paraîtront encore mieux dans une lettre qu'elle écrivit alors à un des amis de la maison62 , très vivement touché de tout ce qui se passait. Voici cette lettre : « Enfin, Monsieur, Dieu nous a dépouillées de pères, de sœurs et d'enfants : son saint nom soit béni. La douleur est céans, mais la paix y est aussi dans une soumission entière à sa divine volonté. Nous sommes persuadées que cette visite est une grande miséricorde de Dieu sur nous et qu'elle nous était absolument nécessaire pour nous purifier et nous disposer à faire un saint usage de ses grâces que nous avons reçues avec tant d'abondance. Car, croyez-moi, si Dieu daigne avoir sur nous de plus grands desseins de miséricorde, la persécution ira plus avant. Humilions-nous de tout notre cœur pour nous rendre dignes de ces faveurs si véritables et si inconnues aux hommes. Pour vous, je vous supplie d'être le plus solitaire que vous pourrez et de parler fort peu, surtout de nous. Ne racontez point ce qui se passe, si l'on ne vous en parle. Écoutez et répondez le moins que vous pourrez. Souvenez-vous de cette excellente remarque de M. de Saint-Cyran, que l'Évangile et la passion de Jésus-Christ est écrite dans une très grande simplicité et sans aucune exagération. L'orgueil, la vanité, l'amour-propre se mêlent partout et, puisque Dieu nous a unis par sa sainte charité, il faut que nous le servions dans l'humilité. Le plus grand fruit de la persécution, c'est l'humiliation, et l'humilité se conserve dans le silence. Gardons-le donc aux pieds de Notre Seigneur et attendons de sa bonté notre force et notre soutien63 . »

C'est dans ce même esprit qu'elle répondit un jour à quelques sœurs qui lui demandaient ce qu'elle pensait qu'elles deviendraient toutes, et si on ne leur rendrait point leurs novices et leurs pensionnaires : « Mes filles, ne vous tourmentez point de tout cela : je ne suis pas en peine, si on vous rendra vos novices et vos pensionnaires, mais je suis en peine si l'esprit de la retraite, de la simplicité et de la pauvreté se conservera parmi vous. Pourvu que ces choses subsistent, moquez-vous de tout le reste64 . » Il n'y avait presque point de jour qu'on ne lui vînt annoncer quelque nouvelle affligeante : tantôt on lui disait que le lieutenant civil était dans la clôture avec des maçons pour faire murer jusqu'aux portes par où entraient les charrois pour les nécessités du jardin et de la maison, tantôt que ce même magistrat faisait, avec des archers, des perquisitions dans les maisons voisines, pour voir si quelques-uns des confesseurs n'y seraient point cachés65 , une autre fois, qu'on viendrait enlever et disperser toutes les Religieuses. Mais elle demeurait toujours dans le calme, ne permettant jamais qu'on se plaignît, même des Jésuites, et disant toujours : « Prions Dieu pour eux et pour nous. » Cependant, comme il était aisé de juger par tous ces traitements si extraordinaires qu'il fallait qu'on eût étrangement prévenu l'esprit du Roi contre la maison, on crut devoir faire un dernier effort pour détromper Sa Majesté. Toute la communauté s'adressa donc à la Mère Angélique et on l'obligea d'écrire à la reine mère, dont elle était plus connue que du Roi et qui avait toujours conservé beaucoup de bonté pour M. d'Andilly, son frère. Comme cette lettre a été imprimée, je n'en rapporterai ici que la substance66 . Elle y représentait une partie des bénédictions que Dieu avait répandues sur son monastère et, entre autres, le bonheur qu'elle avait eu d'avoir saint François de Sales pour directeur et la bienheureuse Mère de Chantal pour intime amie. Elle rappelait ensuite toutes les calomnies dont on l'avait déchirée, et ses Religieuses, la protection que leur innocence avait trouvée auprès de feu M. de Gondi, leur archevêque et leur supérieur, et les censures dont il avait flétri les infâmes libelles de leurs accusateurs, qui n'avaient pas laissé de continuer leurs impostures. Elle rapportait les témoignages que ce prélat et tous les supérieurs qu'il leur avait donnés avaient rendus de la pureté de leur foi, de leur soumission au Pape et à l'Église et de l'entière ignorance où on les avait toujours entretenues touchant les matières contestées, jusque-là qu'on ne leur laissait pas lire le livre De la fréquente communion même, à cause des disputes auxquelles il avait donné occasion67 . Elle faisait souvenir la Reine de la manière miraculeuse dont Dieu s'était déclaré pour elles et la suppliait enfin de leur accorder la même protection que Philippe Second, roi d'Espagne, son aïeul, avait accordée à sainte Thérèse, qui, malgré son éminente sainteté, s'était vue calomniée, aussi bien que les Pères de son ordre, et noircie auprès du Pape par les mêmes accusations d'hérésie dont on chargeait les Religieuses de Port-Royal et leurs directeurs68 .

La Mère Angélique dicta cette lettre à plusieurs reprises, étant interrompue presque à chaque ligne par des syncopes et des convulsions violentes que lui causait sa maladie. La lettre étant écrite, elle ne voulut plus entendre parler d'aucune affaire et ne songea plus qu'à l'éternité. Bien qu'elle eût passé sa vie dans des exercices continuels de pénitence et n'eût jamais fait autre chose que de travailler à son salut et à celui des autres, elle était si pénétrée de la sainteté infinie de Dieu et de sa propre indignité qu'elle ne pouvait penser sans frayeur au moment terrible où elle comparaîtrait devant lui. La sainte confiance qu'elle avait en sa miséricorde gagna pourtant enfin le dessus. Son extrême humilité la rendit fort attentive, dans ces derniers jours de sa vie, à ne rien dire et à ne rien faire de trop remarquable, ni qui donnât occasion de parler d'elle avec estime après sa mort. Et, sur ce qu'on lui représentait un jour que la Mère Marie des Anges, qu'elle estimait et qui était morte il y avait trois ans, avait dit, avant que de mourir, beaucoup de choses dont on se souvenait avec édification, elle répondit brusquement : « Cette Mère était fort simple et fort humble et je ne la suis pas. »

Quelques cinq semaines avant sa mort, ses oppressions diminuèrent tout à coup et on la crut presque hors de péril. Mais, bientôt, les jambes lui enflèrent et ensuite tout le corps, et tous ses maux se changèrent en une hydropisie qui fut jugée sans remède.

Dans ce temps-là même, M. de Contes et M. Bail, qui commençaient leur visite69 , étant entrés dans sa chambre et M. de Contes lui ayant demandé comment elle se trouvait, elle lui répondit d'un fort grand sens froid : « Comme une fille, Monsieur, qui va mourir. – Eh, quoi ? Ma mère ! s'écria M. de Contes, vous dites cela comme une chose indifférente. La mort ne vous étonne-t-elle point ? – Monsieur, lui dit-elle, je suis venue ici pour m'y préparer à mourir. Mais je n'y étais pas venue pour y voir tout ce que j'y vois. » M. de Contes, à ces mots, haussant les épaules sans rien répliquer : « Monsieur, lui dit la Mère, je vous entends. Voici le jour de l'homme, mais le jour de Dieu viendra70 , qui découvrira bien des choses. »

Il est incroyable combien ses souffrances augmentèrent dans les trois dernières semaines de sa maladie, tant par les douleurs de son enflure que parce que son corps s'écorcha en plusieurs endroits. Ajoutez à cela un si extrême dégoût que la nourriture lui était devenue un supplice71 . Elle endurait tous ces maux avec une paix et une douceur étonnante et ne témoigna jamais d'impatience que du trop grand soin qu'on prenait de chercher des moyens pour la mettre plus à son aise. « Saint Benoît nous ordonne, disait-elle, de traiter les malades comme Jésus-Christ même, mais cela s'entend des soulagements nécessaires et non pas des raffinements pour flatter la sensualité. » On la voyait dans un recueillement continuel, toujours les yeux levés vers le ciel et n'ouvrant la bouche que pour adresser à Dieu des paroles courtes et enflammées, la plupart tirées des Psaumes et des autres livres de l'Écriture.

La veille de sa mort, les médecins jugeant qu'elle ne pouvait plus aller guère loin, on lui apporta, pour la troisième fois, comme j'ai dit, le saint viatique. Bien loin de se plaindre de n'être pas secourue en cette occasion par les ecclésiastiques en qui elle avait eu tant de confiance72 , elle remercia Dieu de ce qu'elle mourait pauvre de tout point et également privée des secours spirituels et des temporels. Elle reçut le viatique avec tant de marques de paix, de ferveur et d'anéantissement, que, longtemps après sa mort, les Religieuses disaient que, pour s'exciter à communier dignement, elles n'avaient qu'à se bien représenter la manière édifiante dont leur sainte Mère avait communié devant elles. Bientôt après, elle entra dans l'agonie, qui fut d'abord très douloureuse, mais enfin toutes ses souffrances se terminèrent en une espèce de léthargie, pendant laquelle elle s'endormit du sommeil des justes, le soir du sixième d'août, jour de la Transfiguration, âgée de soixante et dix ans moins deux jours73  : fille véritablement illustre et digne par son ardente charité envers Dieu et envers le prochain, par son extrême amour pour la pauvreté et pour la pénitence et, enfin, par les grands talents de son esprit d'être comparée aux plus saintes fondatrices.

Le bruit de sa mort s'étant répandu et son corps ayant été le lendemain, vers le soir, exposé à la grille, selon la coutume, l'église fut en un moment pleine d'une foule de peuple qui venait bien moins en intention de prier pour elle que de se recommander à ses prières. Ils demandaient tous avec instance qu'on fît toucher à cette Mère, les uns leur chapelet et leurs médailles, les autres leurs Heures, quelques-uns même leurs mouchoirs, qu'ils présentaient tout trempés de leurs larmes. On en fit d'abord quelque difficulté, mais, ne pouvant résister à leur empressement, deux sœurs ne firent autre chose tout ce soir et le lendemain, depuis le point du jour jusqu'à son enterrement74 , que de recevoir et de rendre ce qu'on passait et on voyait tout ce peuple baiser avec transport les choses qu'on leur rendait, l'appelant, les uns leur bonne mère, les autres la mère des pauvres. Il n'y eut pas jusqu'aux ecclésiastiques qui entrèrent pour l'enterrer qui ne purent s'empêcher, quoiqu'ils ne fussent point de la maison, de lui baiser les mains comme celles d'une sainte. Dieu a bien voulu confirmer cette sainteté par plusieurs miracles et on en pourrait rapporter un grand nombre75 , sans le soin particulier que les Religieuses de Port-Royal ont toujours eu, non seulement de cacher le plus qu'elles peuvent leur vie austère et pénitente aux yeux des hommes, mais de leur dérober même la connaissance des merveilles que Dieu a opérées de temps en temps dans leur monastère.

<La crise du Formulaire
et l'enlèvement des religieuses76 >

Celles pour qui l'ordonnance77 avait été faite et qui s'accommodaient le moins de ces distinctions, c'étaient les Religieuses de Port-Royal, persuadées qu'il ne fallait point biaiser avec Dieu et qu'on ne pouvait trop nettement dire sa pensée. L'Archevêque se flattait pourtant de les réduire. Aussitôt après la publication de son ordonnance, il s'était transporté lui-même chez elles et n'avait rien oublié, tant que dura sa visite78 , pour les engager à se soumettre à son mandement sur le Formulaire.

Sa première entrée dans cette maison fut fort pacifique. Il en admira la régularité et, non content d'en témoigner sa satisfaction de vive voix, il le fit même par un acte signé de sa main79 . En un mot, il déclara aux Religieuses qu'il ne trouvait à redire en elles que le refus qu'elles faisaient de signer le Formulaire et, sur ce qu'elles lui représentèrent que ce refus n'était fondé que sur la crainte qu'elles avaient de mentir à Dieu et à l'Église en attestant un fait dont elles n'avaient aucune connaissance, il leur répéta plusieurs fois une chose qu'il s'est bien repenti de leur avoir dite : c'est à savoir qu'elles feraient un fort grand péché de signer ce fait, si elles ne le croyaient point, mais qu'elles étaient obligées d'en avoir la créance humaine qu'il exigeait par son mandement. Là-dessus, il les quitta en leur disant qu'il leur accordait un mois pour faire leurs réflexions et pour profiter des avis de deux savants ecclésiastiques qu'il leur donnait pour les instruire80 .

Ces deux ecclésiastiques étaient M. Chamillard81 , vicaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, qu'il leur donna même pour être leur confesseur, et le Père Esprit82 , prêtre de l'Oratoire. Il ne pouvait guère choisir deux hommes moins propres à travailler de concert dans cette affaire, car M. Chamillard, convaincu que le pape ne peut jamais errer sur quelque matière que ce soit, était si attaché à cette doctrine de l'infaillibilité qu'il en fut même le martyr dix-huit ans après, ayant mieux aimé se faire exiler que de consentir en Sorbonne à l'enregistrement des propositions de l'assemblée de 1682. Le Père Esprit était, au contraire, là-dessus dans les sentiments où a toujours été l'Église de France, mais, comme c'était un bon homme, plein d'une extrême vénération pour ces filles, il eût bien voulu qu'elles se fussent un peu accommodées au temps et qu'elles eussent signé par déférence pour leur Archevêque. Cette diversité de sentiments était cause que ces deux messieurs se contredisaient assez souvent l'un l'autre en parlant aux Religieuses. Enfin, après plusieurs conférences, ils se réduisirent à leur proposer de signer avec certaines expressions générales, qui, sans blesser, disaient-ils, leur conscience, pourraient contenter M. l'Archevêque et ôter à leurs ennemis tout moyen de leur nuire. Mais elles persistèrent toujours à ne vouloir point tromper l'Église par des termes où il pourrait y avoir de l'équivoque et, de quelque grand péril qu'on les menaçât, ne purent jamais se résoudre à offrir à M. l'Archevêque que la même signature à peu près qu'elles avaient offerte aux grands vicaires du cardinal de Retz, c'est-à-dire un entier acquiescement sur le droit et, pour ce qui regardait le fait, un respect et un silence convenable à leur ignorance et à leur état83 .

L'Archevêque, fort surpris de la fermeté de ces filles, vit bien qu'il s'était engagé dans une affaire assez fâcheuse, et d'autant plus fâcheuse que les monastères de Religieuses n'ayant point été compris dans la dernière déclaration du Roi sur le Formulaire, il n'était pas en droit de les forcer à signer, mais, excité par les instances continuelles du Père Annat, qui ne cessait de lui reprocher sa trop grande indulgence, et d'ailleurs justement rempli de la haute idée qu'il avait de sa dignité, il crut qu'il y allait de son honneur de n'avoir pas le démenti. Il résolut donc d'en venir à tout ce que l'autorité peut avoir de plus terrible. Il se rendit à Port-Royal84 et, ayant fait venir à la grille toute la communauté, comme il vit leur résolution à ne rien changer à la signature qu'elles lui avaient fait offrir, il ne garda plus aucunes mesures. Il les traita de rebelles et d'opiniâtres et leur dit cette parole, qu'il a depuis répétée en tant de rencontres, qu'à la vérité elles étaient pures comme des anges, mais qu'elles étaient orgueilleuses comme des démons85 et, sa colère s'échauffant à mesure qu'on lui alléguait des raisons, il descendit jusqu'aux injures les plus basses et les moins séantes à un archevêque et finit en leur défendant d'approcher des sacrements : après quoi, il sortit brusquement en leur faisant entendre qu'elles auraient bientôt de ses nouvelles.

Il leur tint parole et, huit jours après, il revint, accompagné du lieutenant civil, du prévôt de l'Île, du chevalier du guet, de plusieurs, tant exempts que commissaires, et de plus de deux cents archers, dont une partie investit la maison et l'autre se rangea, le mousquet sur l'épaule, dans la cour86 . En cet équipage, il se fit ouvrir la porte du monastère et alla droit au chapitre, où il avait fait venir toutes les Religieuses. Là, après leur avoir tout de nouveau reproché leur désobéissance, il tira de sa poche et lut tout haut une liste de douze des principales religieuses87 , au nombre desquelles était l'Abbesse, qu'il avait résolu de disperser en différentes maisons. Il leur commanda de sortir sur-le-champ de leur monastère et d'entrer dans les carrosses qui les attendaient pour les mener dans les couvents où elles devaient être renfermées. Ces douze victimes obéirent sans qu'il leur échappât la moindre plainte et firent seulement leurs protestations contre la violence qui les arrachait de leur couvent, et tout le reste de la communauté fit les mêmes protestations. Il n'y a point de termes qui puissent exprimer l'extrême douleur de celles qui demeuraient : les unes se jetaient aux pieds de l'Archevêque, les autres se jetaient au cou de leurs Mères. Elles s'attendrissaient surtout à la vue de la Mère Agnès de Saint-Paul, qu'on enlevait ainsi à l'âge de soixante et treize ans, accablée d'infirmités et qui avait eu tout nouvellement trois attaques d'apoplexie. Tout ce qu'il y avait là de gens qui étaient venus avec l'Archevêque ne pouvaient eux-mêmes retenir leurs larmes. Mais l'objet, à mon avis, le plus digne de compassion, c'était l'Archevêque lui-même, qui, sans avoir aucun sujet de mécontentement contre ces filles et seulement pour contenter la passion d'autrui, faisait en cette occasion un personnage si peu honorable pour lui, et même si opposé à sa bonté naturelle.

Quelques-uns de ses ecclésiastiques le sentirent et ne purent même s'en taire à des Religieuses qu'ils voyaient fondre en larmes auprès d'eux. Pour lui, il était, au milieu de cette troupe de Religieuses en larmes, comme un homme entièrement hors de lui. Il ne pouvait se tenir en place et se promenait à grands pas, caressant hors de propos les unes, rudoyant les autres sans sujet, et, de la plus grande douceur, passant tout à coup au plus violent emportement. Au milieu de tout ce trouble, il arriva une chose qui fit bien voir l'amour que ces filles avaient pour la régularité. Elles entendirent sonner none88 et, en un instant, comme si leur maison eût été dans le plus grand calme, elles disparurent toutes du chapitre et allèrent à l'église, où elles prirent chacune leur place et chantèrent l'office à leur ordinaire.

Au sortir de None, elles furent fort surprises de voir entrer dans leur monastère six Religieuses de la Visitation que M. l'Archevêque avait fait venir pour remettre entre leurs mains la conduite de Port-Royal. La principale d'entre elles était une Mère Eugénie89 qui, étant une des plus anciennes de son ordre, avait été témoin de l'étroite liaison qu'il y avait eu entre la Mère Angélique et la Mère de Chantal. Mais les Jésuites, à la direction de qui cette Mère Eugénie s'était depuis abandonnée, avaient pris grand soin d'effacer de son esprit toutes ces idées et lui avaient inspiré, à elle et à tout son couvent, qui était celui de la rue Saint-Antoine, autant d'éloignement pour Port-Royal que leur saint fondateur et leur bienheureuse Mère avaient eu d'estime pour cette maison. Les Religieuses de Port-Royal ne les virent pas plus tôt qu'elles se crurent obligées de recommencer leurs protestations, représentant que c'était à elles à se nommer des supérieures et que ces Religieuses, étant des étrangères et d'un autre institut que le leur, n'étaient point capables de les gouverner. Mais M. l'Archevêque se moqua encore de leurs protestations. Ensuite, il fit la visite des cloîtres et des jardins, accompagné du chevalier du guet et de tous ces autres officiers de justice qu'il avait amenés. Comme il était sur le point de sortir, les Religieuses se jetèrent de nouveau à ses pieds pour le conjurer de permettre au moins qu'elles cherchassent dans la participation des sacrements la seule consolation qu'elles pouvaient trouver sur la terre. Mais il fit réponse qu'avant toutes choses il fallait signer, leur donnant à entendre que, jusqu'à ce qu'elles l'eussent fait, elles étaient excommuniées. Cependant, comme si Dieu l'eût voulu démentir par sa propre bouche, en les quittant il se recommanda avec instance à leurs prières.

Quoique les Religieuses ne fussent guère en état d'espérer aucune justice de la part des hommes, elles se crurent néanmoins obligées, pour leur propre réputation, et pour empêcher, autant qu'elles pourraient, la ruine de leur monastère, d'appeler comme d'abus de toute la procédure de M. l'Archevêque. À la vérité, il n'y en eut jamais de moins régulière ni de plus insoutenable. Il interdisait les sacrements à des filles dont il reconnaissait lui-même que la foi et les mœurs étaient très pures. Il leur enlevait leur Abbesse et leurs principales Mères, introduisait dans leur maison des religieuses étrangères, sans parler de tout le scandale que causait cette troupe d'archers et d'officiers séculiers dont il se faisait accompagner, comme s'il se fût agi de détruire quelque maison diffamée par les plus grands désordres et par les plus énormes excès : tout cela sans avoir fait aucun examen juridique, sans plainte et sans réquisition de son official et sans avoir prononcé aucune sentence. Et le crime pour lequel il les traitait si rudement était de n'avoir point la créance humaine que des propositions étaient dans un livre qu'elles n'avaient point lu et qu'elles n'étaient point capables de lire, et qu'il n'avait vraisemblablement jamais lu lui-même90 . Elles dressèrent donc dès le lendemain de l'enlèvement de leurs Mères un procès-verbal fort exact de tout ce qui s'était passé dans cette action91 . Elles en avaient déjà dressé un autre de la visite où M. l'Archevêque leur avait interdit les sacrements. Elles signèrent ensuite une procuration pour obtenir en leur nom un relief d'appel comme d'abus. Elles l'obtinrent, en effet, et le firent signifier à M. l'Archevêque, qui fut assigné à comparaître au Parlement. Il ne fut pas difficile à ce prélat, comme on peut penser, d'évoquer toute cette affaire au Conseil, où il les fit assigner elles-mêmes. Mais comment auraient-elles pu s'y défendre ? Il y avait des ordres très sévères pour leur interdire toute communication avec les personnes du dehors et on mit même à la Bastille un très honnête homme, qui, depuis plusieurs années, prenait soin par pure charité de leurs affaires temporelles. Ainsi, il ne leur restait d'autre parti que celui de souffrir et de prier Dieu. Il arriva néanmoins que, sans leur participation, quelques copies de leurs procès-verbaux tombèrent entre les mains de quelques personnes et bientôt furent rendues publiques. Ce fut une très sensible mortification pour M. l'Archevêque : en effet, rien ne lui pouvait être plus désagréable que de voir ainsi révéler tout ce qui s'était passé en ces occasions. Comme il n'y eut jamais d'homme moins maître de lui, quand il était une fois en colère, et que, d'ailleurs, il n'avait pas cru devoir être beaucoup sur ses gardes en traitant avec de pauvres Religieuses qui étaient à sa merci et qu'il pouvait écraser, pour ainsi dire, d'un mot, il lui était échappé dans ces deux visites beaucoup de paroles très basses et très peu convenables à la dignité d'un archevêque, et même très puériles, dont il ne s'était pas souvenu une heure après : tellement qu'il fut fort surpris, et en même temps fort honteux, de se voir dans ces procès-verbaux jouant, pour ainsi dire, le personnage d'une petite femmelette, pendant que les Religieuses, toujours maîtresses d'elles-mêmes, lui parlaient avec une force et une dignité toute édifiante. Il fit partout des plaintes amères contre ces deux Actes, qu'il traitait de libelles pleins de mensonges, et en parla au Roi avec un ressentiment qui fit contre ces filles, dans l'esprit de Sa Majesté, une profonde impression qui n'est pas encore effacée. Il se flatta néanmoins qu'elles n'auraient jamais la hardiesse de lui soutenir en face les faits avancés dans ces pièces et il ne douta pas qu'il ne leur en fît faire une rétractation authentique. Il les fit venir à la grille et leur tint tous les discours qu'il jugea les plus capables de les effrayer. Mais, pour toute réponse, elles se jetèrent toutes à ses pieds et avec une fermeté accompagnée d'une humilité profonde lui dirent qu'il ne leur était pas possible de reconnaître pour fausses des choses qu'elles avaient vues de leurs yeux et entendues de leurs oreilles. Cette réponse si peu attendue lui causa une telle émotion qu'il lui prit un saignement de nez, ou plutôt une espèce d'hémorragie, si grande qu'en très peu de temps il remplit de sang jusqu'à trois serviettes qu'on lui passa l'une sur l'autre. Les Religieuses, de leur côté, étaient plus mortes que vives et même il y en eut une, nommée sœur Jeanne de La Croix92 , qui mourut presque subitement de l'agitation que toute cette affaire lui avait causée. Elles ne furent pas longtemps sans recevoir de nouvelles marques du ressentiment de M. l'Archevêque et, dès l'après-dînée du jour dont nous parlons, il fit ôter le voile aux novices qui restaient dans la maison et les fit mettre à la porte. Il destitua toutes les officières qui avaient été nommées par l'Abbesse et mit de son autorité dans les charges toutes celles qui avaient commencé à se laisser gagner par M. Chamillard et fit encore enlever cinq ou six Religieuses qu'il croyait les plus capables de fortifier les autres.

De toutes les afflictions qu'eurent alors les Religieuses, il n'y en eut point qui leur causa un plus grand déchirement de cœur que celle de se voir abandonnées par cinq ou six de leurs sœurs qui commencèrent, comme je viens de dire, à se séparer du reste de la communauté et à rompre cette heureuse union que Dieu y entretenait depuis tant d'années93 . Elles furent surtout étonnées au dernier point de la défection de la sœur Flavie94 . Cette fille, qui autrefois avait été Religieuse dans un autre couvent, avait désiré avec une extrême ardeur d'entrer à Port-Royal et y avait été reçue avec une fort grande charité. Comme elle était d'un esprit fort insinuant et qu'elle témoignait un fort grand zèle pour la régularité, elle avait trouvé moyen de se rendre très considérable dans la maison. Il n'y en avait point qui parût plus opposée à la signature, jusque-là qu'elle ne pouvait souffrir qu'on se soumît pour le droit sans faire quelque restriction qui marquât qu'on ne voulait point donner atteinte à la grâce efficace. Là-dessus, elle citait les écrits que nous avons dit que M. Pascal avait faits pour combattre le sentiment de M. Arnauld95 et elle citait même de prétendues révélations, où elle assurait que l'évêque d'Ypres96 lui était apparu. Ce zèle si immodéré et ces révélations, auxquelles on n'ajoutait pas beaucoup de foi, commencèrent à ouvrir les yeux aux Mères qui, reconnaissant beaucoup de légèreté dans cet esprit, l'éloignèrent peu à peu de leur confiance. Ce fut pour elle une injure qui lui parut insupportable et, voyant qu'elle n'avait plus la même considération dans la maison, elle songea à se rendre considérable à M. Chamillard. Non seulement elle prit le parti de signer, mais elle se joignit même à ce docteur et à la Mère Eugénie pour leur aider à persécuter ses sœurs, dont elle se rendit l'accusatrice, donnant des mémoires contre elles et leur reprochant, entre autres, certaines dévotions qui étaient très innocentes dans le fond et à la plupart desquelles elle-même avait donné occasion. Nous verrons dans la suite l'usage que les ennemis des Religieuses voulurent faire de ces mémoires, et la confusion dont ils furent couverts, aussi bien que la sœur Flavie. Revenons maintenant aux Religieuses qui avaient été enlevées.

Dans le moment de l'enlèvement, M. d'Andilly, qui était dans l'église, s'approcha de la Mère Agnès, qui pouvait à peine marcher, et lui fit ses adieux. Il vit aussi ses trois filles, les sœurs Angélique de Saint-Jean, Marie-Thérèse et Marie de Sainte-Claire, qui sortirent l'une après l'autre97 . Elles se jetèrent à ses pieds et lui demandèrent sa bénédiction, qu'il leur donna avec la tendresse d'un bon père et la constance d'un chrétien plein de foi. Il les aida à monter en carrosse. L'Archevêque voulut lui en faire un crime auprès du Roi, l'accusant d'avoir voulu exciter une sédition, mais la Reine mère assura que M. d'Andilly n'en était pas capable. En dispersant ainsi ces Religieuses, il espérait les affaiblir en les tenant dans une dure captivité, privées de tout conseil et de toute communication98 .

Pendant qu'on tourmentait ainsi les Religieuses de Port-Royal de Paris pour la signature, on fut trois mois entiers sans rien dire à celles des Champs, quoiqu'elles eussent déclaré par divers Actes qu'elles étaient dans les mêmes sentiments que leurs sœurs et qu'elles eussent même appelé aussi comme d'abus de tout le traitement qu'on avait fait à leurs Mères. Quelques personnes crurent que l'Archevêque les ménageait à cause du cardinal de Retz, dont la nièce était supérieure de ce monastère99 , mais il y a plus d'apparence que, comme elles n'avaient point eu de part aux procès-verbaux, ce prélat, à qui tout le reste était assez indifférent, ne se pressait pas de leur faire de la peine. À la fin, pourtant, il leur fit signifier une sentence par laquelle il les déclarait désobéissantes et, comme telles, les privait des sacrements et de toute voix active et passive dans les élections100 . Sur cette sentence, elles se crurent obligées de lui présenter une requête pour le supplier de leur vouloir expliquer en quoi consistait la désobéissance qu'il leur reprochait et qu'il punissait si sévèrement. Car si, en exigeant la signature, il exigeait la créance intérieure du fait, elles le priaient de se souvenir qu'il leur avait fait entendre lui-même qu'elles feraient un fort grand crime de signer ce fait sans le croire et il était à souhaiter pour elles que toute l'Église sût que la seule raison pour laquelle on leur interdisait les sacrements, c'était pour avoir obéi à leur archevêque en ne voulant pas faire un mensonge. Si, au contraire, comme il l'avait déclaré depuis peu à plusieurs personnes et comme il l'avait même dit expressément dans sa lettre à l'évêque d'Angers101 , il ne demandait par la signature que le silence et le respect sur le fait, elles étaient toutes prêtes de signer en ce sens, pourvu qu'il eût la bonté de leur marquer qu'il n'avait point d'autre intention que celle-là.

Cette requête fut fort embarrassante pour l'Archevêque, qui en effet ne tenait pas toujours un langage fort uniforme sur la signature, disant aux uns qu'il en fallait croire la décision du Pape et aux autres qu'il savait bien que l'Église n'avait jamais exigé la décision des faits non révélés. Il y eut même quelques-unes des Religieuses de Paris qui ne s'engagèrent à signer que parce qu'il leur déclara qu'il leur permettait de demeurer dans leur doute et qu'il ne leur demandait leur souscription que comme une marque de la déférence et du respect qu'elles avaient pour l'autorité de leur supérieur. L'Archevêque, dans cet embarras, crut devoir prendre le parti de ne point répondre à cette requête et il fit semblant qu'il ne l'avait pas reçue. Mais les Religieuses des Champs n'en demeurèrent pas là et, ne pouvant supporter sans une extrême peine d'être privées des sacrements, surtout à la fête de Noël qui était proche, elles lui écrivirent lettre sur lettre pour le conjurer de les mettre en état de lui obéir. Enfin, il leur écrivit, mais, au lieu de leur donner l'explication qu'elles lui demandaient, il se contenta de leur reprocher en termes généraux leur orgueil et leur opiniâtreté, les traitant de demi-savantes qui avaient l'insolence de demander à leur archevêque des explications sur des choses si faciles à entendre et qu'elles entendaient aussi bien que lui. Mais cette réponse ne le tira point encore d'affaire. Elles lui présentèrent une seconde requête, plus pressante que la première, le conjurant au nom de Jésus-Christ de ne les point séparer des sacrements sans leur expliquer le crime pour lequel on les en séparait. Ces requêtes firent grand bruit et l'Archevêque, qui vit que la demande des Religieuses paraissait raisonnable à tout le monde, conçut bien qu'il ne lui était pas permis de demeurer plus longtemps dans le silence. Il écrivit donc aux Religieuses qu'il était juste de les satisfaire sur les difficultés qu'elles lui proposaient et qu'il y satisferait dès que les grandes affaires de son diocèse lui en donneraient le loisir. Mais cet éclaircissement ne vint point, non plus que les réponses qu'il avait promis de faire à l'évêque d'Alet et à d'autres prélats qui lui avaient écrit sur la même affaire et, cependant, les Religieuses des Champs demeurèrent séparées des sacrements aussi bien que leurs sœurs de Paris.