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Une mauvaise habitude

Après trois lundis et vendredis de suite passés chez Peter (nous arrivions à dix heures et restions jusqu’à peu près quatre heures et demie, pour être de retour chez nous avant Papa), je me plantai devant Peter et commençai à jouer avec mes cheveux à la façon bizarre que Papa détestait – je m’emparais de mèches pour les tordre et les secouer entre mes doigts. Il m’était arrivé de le faire si frénétiquement que j’avais entortillé des pans de cheveux en d’impossibles paquets ; Maman avait renoncé à les démêler. Nous étions dans la cour, Maman étendue sur une chaise longue, moi debout près de la baignoire pour oiseaux. Je venais de jouer à la balle avec Papattes.

Ma mère dit hâtivement : « Oh, mon mari et moi nous avons tout tenté pour l’empêcher de faire ça. Nous l’avons dit et redit à Margaux. Mais j’aimerais que son père ne soit pas si critique à son égard. C’est seulement un tic nerveux, comme de se ronger les ongles.

— Bon Dieu, elle a seulement sept ans. Je trouve ça mignon. Elle se sent libre et heureuse quand elle fait ça. Je ne comprends pas que les adultes mettent une telle pression sur les enfants. » Maman haussa les épaules, et Peter dit : « Margaux, montre-moi, recommence. Tu es libre, ici dans cette cour, laisse-toi aller, fais ce que tu veux. Vas-y, sens-toi libre, joue avec tes cheveux. »

Je ne voulais pas. Jouer avec mes cheveux devant Peter, tout enchanté qu’il était par le spectacle, me faisait encore plus honte que quand Papa me grondait. La seule chose qui me déplaisait, chez Peter, c’était sa façon, parfois, de se montrer insistant. Alors je décidai de le distraire en m’affalant sur ses genoux, en travers, ce qui fit presque basculer sa chaise longue.

« Fais attention ! dit Maman. Tu sais que Peter a le dos fragile ! »

Mais Peter ne se mit pas en colère ; il se mit simplement à me chatouiller. À un moment, Ricky parut dans la cour et Peter lui tendit le tuyau de jardin pour qu’il m’arrose. Puis il nous coursa tous les deux jusqu’à ce que Ricky en ait assez et s’en aille. Les heures passèrent et la cour fut engloutie par de longues ombres. Au bout d’un moment, ma mère se mit à dire qu’il fallait sans doute que nous rentrions à la maison pour dîner. « Et si on se faisait un petit barbecue ? dit Peter. Vous disiez que le vendredi, Louie ne fait pas à manger, seulement des restes ?

— Oui, tous les vendredis après le travail c’est direct au bistrot », dit Maman, et Peter secoua la tête.

Pendant que Peter faisait griller des saucisses, Inès fit un tour dans la cour avec un sandwich sur une assiette en papier. « Tu ne veux pas plutôt un hot-dog ? lui demanda Peter.

— Bof, non, j’ai du pain aux olives », dit Inès, et elle s’allongea sur une serviette à fleurs et se mit à lire en grignotant son sandwich. « J’en ai fait aux garçons, aussi. » Elle appelait toujours ses fils « les garçons ».

Plus tard, Inès se leva pour passer un coup de fil, en laissant sur la serviette son sandwich à peine entamé, pendant que nous mangions des hot-dogs grillés et une boîte de porc froid aux haricots. Sur le chemin du retour, ma mère me dit qu’en s’approchant d’Inès, elle avait remarqué que de minuscules fourmis brunes avaient grimpé sur son sandwich et gigotaient dessus ; apparemment, Inès avait mordu dedans sans même s’en rendre compte.

« C’est une rêveuse, comme toi », dit Maman.

 

Parfois ma mère aimait lancer Peter sur le sujet de Papa, de combien il était pénible. Je m’étais prise au jeu, et un vendredi, en déjeunant au Blimpie de Bergenline Avenue, nous nous sommes moqués de Papa. Pendant que Maman mangeait ses tartines de seigle au thon, et que Peter et moi partagions du salami et du provolone avec du pain italien saturé d’huile et de vinaigre, Maman se lança sur une des obsessions de Papa, un certain petit placard de la cuisine.

« Tout dans son petit placard est parfaitement rangé, chaque stylo à sa place. Il a aussi un mouchoir impeccablement plié, il dit qu’il vient de Madrid, et il a des boîtes d’allumettes de tous les pays qu’il a visités quand il était à l’armée, il les empile minutieusement. Un jour, Margaux avait trois ans et – Dieu sait qu’elle peut être diable – elle est montée sur le comptoir, elle s’est glissée dans ce petit placard, et a tout mis en bazar. Quand il est rentré – notez bien que je n’avais pas idée de ce qu’elle avait fait – il a jeté un œil là-dedans, et il est allé chercher sa ceinture dans sa penderie. Je sais combien Margaux a peur de sa ceinture alors j’ai essayé de m’interposer, et c’est moi qui ai fini par tout prendre, mais au moins Margaux n’a rien eu. Imaginez, Peter, rendez-vous compte, il a une paire de nunchakus, des vrais – vous avez déjà rencontré quelqu’un qui est équipé en nunchakus dans sa propre maison ? Il fait des trucs avec pour épater la galerie ; il est d’un frimeur… »

Et là, en plein milieu du Blimpie, devant Maman et Peter, je me suis moquée des mouvements les plus parfaits de Papa aux nunchakus, et je les ai fait mourir de rire. Ce soir-là, quand j’ai vu Papa, je me suis sentie un peu coupable. Je savais qu’il ne faisait ces trucs que pour m’amuser, moi, et pour me convaincre qu’il pouvait nous protéger en cas d’intrusion.

 

Papa, Maman et moi étions assis à l’ombre d’un grand parasol sur la terrasse du restaurant Westchester. Papa aimait faire une pause autour d’un panier de beignets, quand nous partions en balade vers City Island ; au retour, pour dîner, on mangeait des homards ou des fritures de clams dans des emballages en papier rouge et blanc, Chez Tony, devant l’océan. Chez Tony il y avait des jeux vidéo, alors je venais constamment voir Papa pour qu’il me donne des pièces qu’il tirait du fond de ses poches. Il buvait des Heineken, fumait des cigares et parlait avec Maman. À la maison il ne lui parlait pas beaucoup, sauf pour lui hurler dessus, mais si nous mangions au restaurant il se mettait à parler de toutes sortes de sujets avec elle. Peut-être simplement qu’il n’aimait pas l’appartement, ou qu’il était heureux le week-end parce qu’il n’avait pas à travailler. Quoi qu’il en soit, quand nous sortions, il pouvait être très gentil avec ma mère, il lui achetait des piña colada sans rhum (elle ne pouvait pas boire, à cause de son traitement) et son plat préféré, des crevettes sautées trempées dans de la sauce tartare avec du coleslaw. Il la traitait toujours comme un bébé, il lui attachait une serviette autour du cou comme un bavoir et il lui essuyait même le visage. J’avais remarqué que ça semblait lui plaire, même si elle pleurnichait souvent auprès de Peter : « Ça m’est insupportable, qu’il me traite comme si j’étais sa fille et pas sa femme. »

Il y avait autre chose qui semblait lui plaire, c’était de couvrir Papa de louanges : « Oh, Louie, ta cuisine est digne d’un restaurant cinq étoiles », ou « Louie, tu peux me remontrer la photo de toi à San Juan ? Tu ressembles tellement à Robert Redford là-dessus. » Cela me sautait aux oreilles, tout d’un coup, à cause du contraste avec ce qu’elle disait de Papa à Peter. Papa adorait les compliments. À la maison, nous avions un jeu : « Décris-moi encore ton Pa-pa-pa. » Je me blottissais contre lui et je lui disais tout ce qu’une fille pense de son père – qu’il est le plus grand et le plus beau, le plus intelligent, le meilleur. Mais moi, j’étais rarement la meilleure, aux yeux de Papa.

Nous étions là, assis au restaurant, j’avais dû m’éloigner un peu et je jouais sûrement avec mes cheveux, parce que Papa dit : « Regarde-la. À se donner en spectacle. Cette enfant ne comprend rien à rien. Ni la vie, ni moi, ni rien. » Son ton n’était pas de colère, mais de regret. Il se tut pendant une minute, presque méditatif. Puis il reprit : « Il n’y a rien de pire qu’une mauvaise habitude. Une mauvaise habitude », répéta-t-il en regardant Maman. « Est-ce que tu vois quelque chose, quelque chose, qui pourrait mettre fin à cette mauvaise habitude qu’elle a ? Cette habitude de… »

Maman prit la parole à la hâte, avec l’espoir de couper court à ce discours qui se tendait comme un ressort, parce qu’elle savait – nous savions toutes les deux – qu’une fois qu’il avait commencé, il y en avait pour très longtemps avant qu’il ne s’arrête. « Je suis sûre qu’en grandissant, ça lui passera. Le docteur Gurney dit toujours qu’il y a des enfants plus nerveux que d’autres, et que nous ne devrions pas nous faire de souci pour une petite chose aussi ridicule que Margaux qui joue avec ses cheveux. Il m’a dit, vraiment, que se ronger les ongles était bien pis et que nous devrions nous estimer contents qu’elle n’ait pas cette manie-là ; on n’y gagne que des panaris et des envies. Et P… » Je savais que c’était le début du nom de Peter ; Maman avala le son avec une grande gorgée de jus d’orange supplémenté en vitamine C. Elle savait que Papa n’aimait pas qu’on parle de Peter, sauf quand il s’agissait de ses conditions de logement. Papa avait demandé à Maman de lui décrire à quoi « cette maison » ressemblait, et il avait souri au récit de Maman sur les toilettes qui ne se vidaient pas toujours, ou sur les fourmis qui envahissaient les appuis de fenêtre, ou sur les meubles récupérés sur le trottoir les soirs de dépôt des encombrants, ou sur la confiance de Peter en la SuperGlue ou en la pâte à bois pour tout réparer. La description d’un évier plein d’assiettes sales – souvent même pas débarrassées des restes – voilà qui ravissait Papa. « L’odeur de ces animaux doit être insupportable »,  ajoutait-il.

Les yeux de Papa rétrécirent au son « P », mais il ne dit rien.

« Enfin, dit Maman en regardant ailleurs, comme a dit le docteur Gurney : ce n’est pas un état permanent. Il a dit exactement ceci : “Les enfants grandissent et ça leur passe.” Margaux grandira et ça lui passera, de jouer avec ses cheveux.

— Ça leur passe » dit Papa, pas très fort, mais avec une sévérité qui indiquait que s’il avait été responsable de la langue anglaise, il aurait supprimé cette expression-là de la grammaire. Puis, comme s’il accordait à ces mots méprisables une chance de se réformer, il essaya de les prononcer légèrement différemment, sur un ton plus doux, en attrapant un beignet entre son pouce et son index.

L’orage des nerfs de Papa semblait s’être calmé.

Il se racla la gorge et dit : « Bissou, je vais te raconter l’histoire d’une petite fille de Porto Rico qui avait de mauvaises habitudes ; c’étaient des habitudes différentes des tiennes, mais tout aussi destructrices. Sa mère et son père se faisaient du souci parce que les enfants de l’école pensaient qu’elle était folle. Mais cette enfant, elle ne se rendait pas compte que les autres se moquaient d’elle, ni de la peine et de l’humiliation qu’elle infligeait à ses pauvres parents. » Il but une gorgée de bière. « Bref, elle était dans son rêve, elle ne regardait jamais où elle allait. Un jour, en tout cas c’est ce que dit l’histoire, la jeune fille partit pour une longue promenade. Elle chantonnait et sifflotait en marchant. Elle arriva à une voie ferrée et s’assit avec les jambes en travers des rails, chantant toujours, dans les nuages. Tellement prise par son rêve, qu’elle n’entendit pas le train. Le conducteur actionna le sifflet, mais la fille ne regardait toujours pas. Les trains ne peuvent pas s’arrêter une fois lancés. Le train passa droit sur ses jambes et les coupa, les deux, à peu près ici. » Il montra ses hanches. « Oui, Bissou, il ne faut pas avoir l’air si choquée. Ses jambes étaient sectionnées, au milieu des voies, abandonnées aux vautours. Et la pauvre enfant – au désespoir de sa mère et de son père – n’avait plus que deux moignons sanglants.

— Louie, mais c’est une histoire horrible ! On ne raconte pas des histoires comme ça à une enfant !

— Qu’est-ce qu’elle est devenue après, Papa ? Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

— Ta mère a raison ; c’est une histoire pénible. Si je t’en racontais davantage, tu ferais des cauchemars. »

Le serveur apparut, prit les bouteilles de Heineken vides et apporta à mon père une bière fraîche. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser à ces deux morceaux sanglants abandonnés sur les voies. « Papa, s’il te plaît ! Tu ne peux pas raconter une histoire sans dire la fin !

— Tu as beaucoup d’imagination. Tu te feras la fin toute seule, Bissou.

— Tu es ivre, Louie ! Tu es ivre, c’est tout, et par 32 degrés ! Il fait 32 degrés ! Tu vas attraper une insolation ! » Ma mère se débrouillait pour crier en chuchotant. Elle savait dans quelles colères il pouvait entrer quand il était publiquement humilié. « Il y a un téléphone à pièces, là. Je vais appeler le docteur Gurney. Je vais lui dire ce que tu fais pour effrayer ta fille !

— Vas-y, dis-lui ! Je vais te donner moi-même une pièce ! » Il fouilla dans ses poches. « Voilà de la monnaie ; appelle-le ! Ça me fera peut-être des vacances ! Je vais pouvoir rester tranquille à profiter de l’ombre ! Vas-y ! »

Ma mère quitta la table et j’entourai doucement de mes mains le pied du grand parasol qui surplombait nos têtes. Je me sentais plus en sécurité ainsi.

« Cette femme est comique. La chaleur lui monte à la tête. Qu’est-ce qu’elle croit ? Que c’est mal de boire une bière bien fraîche quand il fait chaud ? Cette femme est folle. Je n’aime pas me disputer quand il fait chaud. J’aime rester assis à l’ombre et boire une bonne bière bien fraîche sous un grand parasol. À croire qu’elle pense que j’ai du goût pour la chaleur. Je déteste la chaleur et l’humidité ! C’est pour ça que j’ai quitté Porto Rico ! Je suis venu ici pour fuir. Et il a fallu que je tombe sur cette femme.

— Papa, raconte-moi la suite.

— Bon », dit-il, et je contemplai ses cheveux auburn en songeant à un cafard que j’avais écrasé récemment, pour voir de quelle couleur était son sang. Le sang était orange et sentait mauvais ; j’avais été surprise que son sang ne soit pas rouge. Il poursuivit : « Personne ne sait vraiment. Il y a deux versions. Une version, c’est qu’elle est restée avec sa mère et son père, qui se sont occupés d’elle dans son lit jusqu’à ce qu’elle vieillisse et meure. L’autre version, c’est qu’une nuit elle a prié le diable pour qu’il lui rende ses jambes. Elle avait prié Dieu mais il n’avait jamais répondu. La légende dit qu’un jour sa mère ouvrit la porte de sa chambre, et elle avait disparu. On ne la revit jamais. Mais parfois sa mère croyait entendre sur le toit un étrange tapotement, qui n’était ni la pluie ni les branches heurtant le papier goudronné : on aurait dit des pieds. Et certains disent – même si on ne peut jamais être sûr, parce que les enfants mentent – certains enfants du temps de mon arrière-grand-père ont dit que la nuit, ils ont vu une fille avec une grande bête cornue et ils étaient sûrs que c’était le diable en personne. Ils dansaient ensemble ! » Mon père but une gorgée de bière. « Bon, moi-même je ne sais que croire. La première version est un peu plus plausible. Mais la seconde version peut aussi être vraie. »

Je fixai misérablement des yeux les confetti de serviette en papier ; j’avais déchiqueté serviette après serviette sans m’en rendre compte. Mon père se pencha par-dessus la table, toucha le bout de mon nez, et caressa ma joue.

« C’est pour ton bien que je te raconte ça, Bissou. On doit vivre dans la réalité et pas toujours la tête dans les nuages. Je veux que ma fille soit forte comme moi, et se tienne solidement dans la vie. »

Malgré la morale du conte, plus l’été avançait, plus je m’enfonçais dans mes rêveries ; histoires sur histoires se formaient dans ma tête. Non seulement Peter me demanda de les lui raconter, mais il m’aida à construire une histoire rien qu’à nous. L’histoire s’appelait : « Tigre Danger ». C’était un tigre ailé qui passait son temps à sauver les gens. Je ne me souviens pas de grand-chose, sinon que Peter jouait différents personnages, dont des méchants, pendant que je jouais un seul personnage, Tigre Danger lui-même. Tigre Danger était un garçon ; j’insistai là-dessus, sinon son nom aurait été Tigresse Danger. J’ignorais pourquoi, mais j’aimais jouer des personnages masculins quand je racontais des histoires avec Peter ; Peter répondait en prenant souvent les rôles féminins, avec une petite voix idiote et haut perchée qui me faisait beaucoup rire. J’étais contente que ma mère soit absorbée par l’écriture de son Livre de Faits, ou même juste posée dans sa chaise longue à nous regarder sans jamais se joindre à nous. J’étais contente aussi qu’Inès travaille à plein-temps et que les garçons soient souvent dehors à faire du skate, ou en virée au centre commercial ou dans le grenier à regarder la télé. Un jour, Peter dit à ma mère que j’étais plus que bienvenue dans la maison, parce que Ricky et Miguel grandissaient et n’avaient plus tellement envie de rester avec lui ; se réunir en famille le week-end, plaisantait-il, ne serait-ce que pour aller à la piscine de la 45e Rue, c’était comme essayer de faire asseoir un groupe de singes pour prendre le thé. Je jouais à la balle avec Papattes pendant qu’ils bavardaient dans leurs chaises longues. « Les garçons sont à un âge où ils ne pensent qu’à leurs copains, disait Peter. Ricky entre en sixième et Miguel en troisième, alors j’imagine que c’est normal. Je me sentais seul quand vous et Margaux êtes arrivées. Vous avez ré-enchanté ma vie, toutes les deux. »

Maman leva les yeux du Livre de Faits et abattit sa main sur une mouche. « Merci, Peter. Vous aussi, vous avez été un cadeau du ciel. »

Peter sourit, mais prit un air malheureux. « Ça va être triste, quand l’école reprendra en septembre. » Il alluma une cigarette.

« On pourra quand même venir », dit Maman avec un geste tranquille de la main. « On sera ici à trois heures, au plus tard. Et on pourra rester aussi tard qu’on veut. Louie sera content d’être débarrassé de la cuisine un soir de plus. Et un soir de plus au bar… » Elle marqua une pause. « Mais qu’est-ce que ça va être stressant, la rentrée. C’est tellement dur… et il faut se procurer l’uniforme de Margaux, aller dans un magasin spécial, et il y a aussi les chaussures, un autre magasin. Et les livres ! Peter, chaque année c’est la même chose, couvrir les livres avec du film transparent, et Louie se met en rogne si je lui demande de le faire, et c’est d’un difficile ! Il faut le couper comme ci et comme ça, et je ne suis pas douée pour les travaux manuels, plus du tout.

— Je peux vous aider pour les livres de Margaux, dit Peter. Quand il faudra, apportez-les-moi ; je vous montrerai une méthode simple pour les couvrir.

— Oh, je ne voudrais pas vous embêter…

— Vous ne m’embêtez pas du tout, Sandy. »

 

Maman disait que la cour de Peter était l’endroit le plus apaisant de la terre, plus tranquille même que son salon. Ce qu’elle préférait, c’était câliner Papattes. Je crois que personne ne le câlinait autant que ma mère. « Pas de repos pour les braves », plaisantait-elle, et quand Papattes finissait par venir nous voir, Peter ou moi, elle se remettait à griffonner dans le Livre de Faits. Le petit carnet à spirale était maintenant complètement rempli, elle en était venue à écrire dans les marges et sur la couverture. Peter finit par lui donner un nouveau carnet, en la persuadant que deux livres séparés ne seraient pas de trop pour garder le fil. Alors elle reprit à neuf sa chronique des nouvelles locales et des catastrophes planétaires, ses listes de courses et ses comptines, ses listes de choses à faire et autres pense-bêtes ou gens à appeler. À l’occasion, elle demandait à Peter si ça ne l’embêtait pas qu’elle utilise son téléphone, et elle montait composer les numéros de son carnet d’adresses – des gens qu’elle avait rencontrés dans des services psychiatriques, le docteur Gurney, ou des amis d’école qui, se plaignait-elle, évitaient ses coups de fil. À la maison, elle menaçait toujours de faire une liste noire de ceux qui ne répondaient pas ; mais à ma connaissance, elle n’a jamais rayé le numéro de quiconque. Quand Maman avait épuisé tout son carnet d’adresses, elle appelait SOS Amitié ou SOS Suicide, ou le supermarché Pathmark pour poser une question sur le prix de ci ou ça, ou l’hôpital Sainte-Mary pour qu’ils lui envoient de la documentation sur le cancer ou quelque autre maladie qu’elle craignait d’avoir ou que j’aie.

En plus du Tigre Danger, Peter et moi jouions à beaucoup de jeux qu’il inventait. Il y en avait un qui était une version élaborée de « la petite bête ». Peter formait deux pattes avec ses mains, les agitait frénétiquement, et deux gentilles petites bêtes grimpaient partout sur mon corps en me chatouillant. Deux autres jeux étaient le Savant Fou et le Jardinier Fou, ce dernier joué dans la cour. Peter me chassait avec le jet d’eau, m’arrosant à pleine puissance quand je me retrouvais coincée. Le Savant Fou était un autre jeu impliquant des chatouilles : quand j’étais attrapée, j’étais maintenue fermement et soumise à ce que nous appelions la Minute Torture-Chatouille. Peter commençait par ce qu’il appelait le troisième degré, qui était doux – il ne chatouillait ni mon ventre, ni mes aisselles, ni la plante de mes pieds (ce qu’il appelait le premier degré) mais il y venait si je ne me rendais pas. Peter me dit qu’il n’avait jamais rencontré personne avant moi qui arrive direct jusqu’au premier degré sans demander grâce. Mon premier sentiment fut la fierté, et puis un peu de dépit et de jalousie : j’avais cru que le Savant Fou était notre jeu à nous et je ne pouvais m’empêcher de me demander avec qui il y avait déjà joué.