Je peux jouer avec toi ?
1985. C’était le printemps, et les pétales de cerisiers s’envolaient par rafales. Tout était en fleurs, tout poussait avec ardeur, le suc étourdissant du chèvrefeuille parfumait les épaules du vent, dans des bourrasques de fleurs de cerisier roses et blanches, éblouissantes et fraîches, et de duveteuses graines de pissenlit. C’était la saison de ces guêpes indolentes qui traînent autour des poubelles et des bouteilles de soda. Une de ces guêpes m’avait piquée sur le bout du nez quand j’avais trois ans et mon nez avait doublé de volume ; depuis, ma mère les a toujours férocement détestées.
« Dégage ! » Elle hurlait, agitant la main contre la guêpe qui s’était invitée à notre pique-nique à Liberty State Park, avec Maria et Pedro, les amis de mes parents, et Jeff, leur fils.
Papa recueillit une goutte de Pepsi au bout d’une paille et la posa sur notre plaid rouge et vert. Toutes les guêpes se précipitèrent sur la paille et Papa sourit de toutes ses dents.
« Tu vois, je résous les problèmes, avec bon sens. Elles aiment le sucre, donc aussi longtemps qu’elles auront du soda, elles resteront autour de cette paille. Pas vrai, Bissou ? »
Papa m’appelait Bisou depuis que j’étais toute petite (avec sa prononciation hispanique, ça donnait Bissou). Il m’avait montré comment lui embrasser les joues avant d’aller au lit, et j’avais eu une phase où j’embrassais tout : mes poupées, mes peluches, même mon reflet dans le miroir. C’était seulement quand Papa était content qu’il m’appelait Bissou, et, de temps en temps, Bébé Bonheur. Quand il était en colère, il ne m’appelait rien du tout ; il parlait de moi à la troisième personne. Papa utilisait rarement mon prénom, Margaux (prononcé avec un o ouvert), bien qu’il l’ait choisi pour moi d’après un vin français, un cru de 1976. Il n’appelait jamais ma mère Cassie, et il ne l’embrassait jamais, il ne la prenait jamais dans ses bras. Je pensais que tout le monde était comme ça, jusqu’à ce que je voie d’autres parents s’embrasser, comme ceux de Jeff, et franchement, je pensais que c’était eux les bizarres.
Maria était la meilleure amie de ma mère et, occasionnellement, ma baby-sitter. Jeff avait sept ans, un an de plus que moi. Quand il était d’accord pour jouer aux Histoires, j’étais d’accord pour jouer aux G.I. Joe et aux Transformers. La guerre me fatiguait, et Jeff détestait jouer à Coccinelle et Chien Perdu, parce que ces histoires n’impliquaient pas de jouets. Mais ces négociations rendaient notre amitié possible.
Maman et Maria parlaient des trucs dont parlent les mères : des bienfaits de la vitamine C, de l’enfant kidnappé à Orchard Beach, du garçon qui venait de se tuer sur une montagne russe. « Quelle horreur », disait ma mère, et elle ajoutait : « Les voies de Dieu sont impénétrables. » Maman tenait un petit carnet à spirale, dans lequel elle notait, entre autres choses et par le menu, tous les désastres dont elle entendait parler à la radio ou à la télé. De cette façon, elle avait toujours quelque chose à raconter quand elle téléphonait à ses amis ou leur rendait visite. Elle parlait de son carnet comme de son Livre de Faits. Papa détestait le Livre de Faits. Chaque fois que ma mère tombait malade, elle devenait intarissable sur les enfants qui meurent de faim et autres choses horribles dans le monde. À la maison, elle passait et repassait son album Sunshine, la chronique d’une jeune femme en phase terminale d’un cancer des os, qui faisait des cassettes d’adieu à son mari et sa fille. Maman trouvait ça romantique.
J’entendais Maria dire qu’il fallait supplémenter mon régime alimentaire en poulet et yucca, et ma mère prenait note dans son carnet. Elles hésitaient entre le poulet et le bœuf, comme viande la plus riche. Appuyé sur Pedro, Papa disait : « Qu’est-ce qu’elles y connaissent, ces bonnes femmes ? Moi, je sais. La viande, il faut y aller doucement pour les filles, sinon les hormones des vaches leur entrent dans le corps. Des haricots noirs et du riz, des fruits, des spaghetti : c’est le mieux. Une enfant trop maigre, ça ne va pas, parce que les gens vont croire que tu l’affames. Mais une petite fille qui a l’air plus âgée que son âge, ça ne va pas non plus. Alors pas trop de steak ou de porc, pour les filles. Du poisson – OK. Les garçons, par contre, il faut qu’ils soient costauds. Les fils – beaucoup de porc. Peut-être même que le tien, tu lui donnes trop de porc. » Papa souriait ; c’était tout lui, d’insulter les gens tout en se préservant leurs bonnes grâces. « Pour ma part, je mange de la salade. Je mange beaucoup de pistaches, et de temps en temps, une papaye. Vitamine A. Je ne suis pas en train de dire que ton fils est gros. Je dis qu’il ne fait pas pitié ; j’espère que tu ne le prends pas mal. Je dis la vérité à mes amis. Mais c’est un garçon costaud, un garçon en bonne santé, un beau garçon ! »
Jeff se pencha et chuchota à mon oreille : « Mollets de coq de coq de coq ! Cot cot cot codec !
— Tais-toi !
— Cot cot cot codec ! »
Il agitait les bras comme des ailes.
« Tu cours comme un poulet, aussi ! Cot cot cot codec ! »
Avoir des mollets de coq, ça ne m’embêtait pas trop, mais courir comme un poulet – je le giflai.
« Tais-toi, gros lard ! Meurs et va en enfer ! »
Tout le monde me regarda, et quand Maria vit mes yeux, elle se détourna.
Papa eut un grand sourire éclatant :
« Attention les garçons, gare à ma fille !
— Louie ! cria ma mère. Ne l’encourage pas à frapper ! »
Une guêpe passa en bourdonnant juste sous le nez de ma mère, et Jeff, jouant au héros, entreprit de la chasser avec un bâton. Il écrasa la guêpe, et avec un énorme cri de joie, chargea les autres guêpes à grands coups de bâton. Les guêpes se retournèrent contre lui et il lâcha son arme. Tous les adultes se mirent à hurler, et les guêpes, affolées, se jetèrent sur nous. J’en avais partout, sur la tête, les bras, les mains, la poitrine. Papa me regarda dans les yeux et me dit : « Ne bouge pas, Bissou, ne bouge pas, ou elles vont te piquer. » Je sentais leurs petites pattes noires, le duvet de leur ventre. J’obéis. Papa et moi fûmes les seuls à ne pas être piqués.
Les sept premières années de ma vie, mes parents et moi vécûmes dans un immeuble de brique orange situé sur la 32e Rue. Notre minuscule deux-pièces était infesté de cafards, dont Papa n’arrivait pas à se débarrasser malgré sa batterie de Raid et autres bombes contre les rampants. « Ils viennent des appartements des autres. Ils viennent en passant sous la porte. Les gens dans cet immeuble sont des sauvages. Tous des sales sauvages, à ce bout de la ville. Vers le haut d’Union City, c’est mieux. Ici, des drogués, des paumés. Vivement qu’on déménage. »
Papa détestait les graffiti, les échelles extérieures, les terrains vagues pleins de déchets, les adolescents qui sifflaient entre leurs dents, leurs énormes boom boxes, la façon dont les gens balançaient partout leurs ordures. Mais il aimait marcher à quelques rues de là sur Bergenline Avenue pour s’acheter un expresso et un petit pain roulé au beurre (il m’en mettait des bouts dans la bouche, il me laissait même tremper les lèvres dans son expresso). Il aimait le fait que presque tout le monde parlait espagnol, parce qu’il trouvait extrêmement humiliant de mal prononcer un seul mot d’anglais quand il commandait à manger. À l’époque où ils commençaient à sortir ensemble, ma mère s’est amusée à l’imiter une fois, elle s’est moquée de son « saussures » au lieu de « chaussures », et il n’a plus voulu lui parler de la journée.
Papa ne nous a jamais encouragées, ni ma mère ni moi, à apprendre l’espagnol. Elle pensait que c’était très conscient de sa part. Il refusait toujours que nous écoutions ses conversations téléphoniques. Je lui en voulais. Ne pas parler espagnol, ça voulait dire être incapable de lire la plupart des enseignes, ou de passer commande dans les restaurants et les bodegas du coin. À Union City, les gens pensaient toujours que j’étais d’origine cubaine ou espagnole à cause de mon teint clair, et pas à moitié portoricaine. Ma mère était un mélange de Norvégienne, de Suédoise et de Japonaise. J’avais des yeux que je tenais sans doute de mon grand-père à moitié japonais, un visage en forme de cœur et des cheveux raides châtain foncé.
Quand j’étais toute petite, je frappais les femmes au hasard, dans le bus ou dans la rue. Ma mère disait que c’était parce que j’avais vu mon père la battre. Elle disait que j’avais été témoin d’une scène où il lui avait cassé sur le dos une grande photo encadrée. J’avais trois ans. J’étais trop petite pour me souvenir. Ce dont je me souviens, oui, c’est mon père jouant à allumer et éteindre les lumières pour se moquer de la maladie mentale de ma mère. Mon père, ma mère et moi dormions dans un gigantesque lit King-Size parce que j’avais sans cesse des cauchemars et que dormir seule me terrifiait. Pour pouvoir dormir, mon père se couvrait les yeux d’un morceau de tissu découpé dans un de ses vieux tricots de peau ; je trouvais qu’il ressemblait à un bandit, avec sa barbe auburn et ses cheveux un peu longs. Le matin, quand il était de bonne humeur, il me racontait les histoires d’un singe malicieux, d’une méchante grenouille et d’un stoïque éléphant blanc, qui se passaient à Carolina, sur l’île de Porto Rico, où il avait grandi. Ou parfois il me parlait de son enfance. Il grimpait aux grands cocotiers en lovant tout son corps autour de l’écorce rugueuse et en se hissant à la force des bras, centimètre par centimètre.
Mon père adorait raconter des histoires. Il aimait exagérer et parler avec les mains. C’est lui qui faisait la cuisine et le ménage dans notre foyer, il disait que ma mère n’était capable que de descendre faire des lessives dans les machines à laver du sous-sol de notre immeuble, et de s’occuper des courses de base au supermarché du coin, le Met. Elle rapportait la nourriture à la maison dans un petit chariot rouge parce qu’elle ne conduisait pas. Mais elle achetait toujours trop et dépensait toujours trop, et Papa piquait des crises.
Papa était un homme tellement nerveux que je n’ai jamais compris comment il pouvait supporter un travail qui l’obligeait à rester assis toute la journée. Il était joaillier, spécialisé dans la façon et le travail à la main. Il savait aussi tailler, monter et polir les pierres précieuses, en plus de son travail de réparation. Dans les années quatre-vingt, les joailliers n’avaient pas d’établi ergonomique, ils passaient toute la journée à se casser le dos.
Quand Papa rentrait à la maison, il était dans un tel état d’excitation qu’on aurait dit un chien libéré de sa laisse. Parfois, c’était une excitation joyeuse, et il descendait ses Heineken en tournoyant dans la cuisine, il chantait en jonglant avec les épices qu’il attrapait dans les tiroirs et les placards, et quand c’était prêt il me faisait goûter du bout d’une cuillère, ou bien il me tendait la gamelle à riz pour que je gratte les petits grains craquants, légèrement brûlés, qui collaient au fond et qu’il appelait le « riz pop-corn ». Il touchait beaucoup mon nez, quand il était d’humeur joyeuse – c’était sa marque d’affection, vu qu’il m’embrassait rarement. Ma mère était dans la chambre à écouter ses 45-tours de John Lennon, sa BO de West Side Story, son album Sunshine, ou Simon et Garfunkel. Elle ne se montrait que quand le dîner était prêt. Elle savait que dès qu’il la verrait, son humeur se gâterait. Elle m’a dit qu’un jour, elle se déshabillait devant la fenêtre, et mon père a tiré les rideaux en disant : « Tu n’es pas une jolie fille, tu es une grosse vache, personne n’a envie de te regarder. »
Quand Papa rentrait à la maison de mauvaise humeur, je me ruais dans la chambre avec Maman et je tournais à fond le volume de son tourne-disque Gibson, en amassant les coussins autour de nous comme une sorte de mini-fortin, et je jetais le dessus-de-lit sur nos têtes. Dans notre semblant de tente, je suçais ma tétine (même à cinq ou six ans) et je collais contre mon visage un chien en peluche jaune, dont l’oreille en tartan était déchirée à force de trituration. Papa hurlait – son patron qui le rabaissait, le marché qui était en crise. Papa restait sans travail au moins une fois par an : les ventes de joaillerie baissaient beaucoup après Noël. Ses tirades finissaient par atteindre leur paroxysme et se transformaient en rages incontrôlables qui pouvaient durer plusieurs heures. Quand il était comme ça, c’était un homme possédé, et nous étions terrifiées à la seule idée de l’approcher. Il hurlait que nous l’avions condamné à une vie de malheur, qu’il ne pourrait jamais redevenir libre, Dieu ne l’enverrait pas en enfer puisqu’il y était déjà, et qu’avait-il fait pour mériter le fardeau de deux damnations : une femme malade, et une fille qui était une bête sauvage ? J’aurais préféré qu’il gueule en espagnol pour qu’on ne comprenne pas ce qu’il disait.
L’été de mes sept ans, nous vivions toujours sur la 32e Rue. Il fallait marcher longtemps pour aller à la piscine de la 45e. Elle était fortement javellisée, des insectes morts flottaient à la surface, et elle ne faisait guère plus d’un mètre vingt de profondeur. Les gamins les plus grands l’appelaient la Piscine Pisse. J’ai honte de reconnaître que je participais à son surnom, en dérivant nonchalamment vers ses bords bleus, jetant des coups d’œil de côté pour m’assurer que personne ne regardait.
L’eau de la piscine était d’un bleu clair, grand ouvert, qui se déployait pour accueillir la fusée de mon corps, mon corps mouillé avec ses poings fermés et ses pieds serrés et ses jambes arquées comme de longues nageoires ; ma bouche scellée pour retenir l’air comme un sac à main bien fermé ; mon moi-sirène, mon moi-poisson rouge, mon moi-dauphin, mon moi sans poids. Quand je sortais d’un coup la tête pour respirer, mon cerveau était tout étourdi de plaisir. Et puis je regardais ma mère, assise avec son grand sac à main noir solidement tenu en bandoulière. Elle ne l’enlevait jamais, par peur des voleurs. Ce que je faisais parfois, quand mes jeux commençaient à m’ennuyer, c’était me tenir au milieu de la piscine et regarder autour de moi. Je m’arrêtais pour contempler. C’était comme si tout le monde – les bandes de jeunes, les mères avec leurs nourrissons, les gosses avec des flotteurs autour des bras, les garçons qui plongeaient sous la pancarte « interdit de plonger » – comme s’ils surgissaient de nulle part. Le son arrivait d’un coup, éclaboussures, cris, sifflets, oiseaux et voitures derrière la barrière de planches vertes.
Le jour où j’ai rencontré Peter, j’ai vu deux garçons et leur père qui se battaient à l’autre bout de la piscine, dans des éclats de rire et d’eau. Un des garçons était très beau. C’était le plus petit des deux, peut-être neuf ou dix ans, maigre, avec une frange châtaine qui lui tombait sur les yeux. Il n’était pas seulement beau : il respirait le bonheur. Son visage et sa peau rayonnaient, ses jambes, ses bras et ses mains étaient souples et rapides, et il y avait une douceur dans ses yeux et son visage, rare chez un garçon. Son frère aîné avait l’air heureux aussi, mais sans cet éclat si vif.
Leur père avait des cheveux gris au bol, et une frange années soixante comme un Beatles. Les lèvres pleines, un nez long et pointu qui aurait pu être rebutant chez un autre, mais pas sur lui, et un menton charnu et affirmé. Quand il regarda dans ma direction, je vis que ses yeux étaient violemment turquoise. Il me sourit, le visage plein de rides – sur le front, au coin des yeux et de la mâchoire. Je savais qu’il devait être âgé, pour avoir ces rides et ces cheveux gris et cette peau molle sous le cou, mais il dégageait tellement d’énergie et de lumière qu’il n’avait pas l’air vieux. Il n’avait même pas l’air adulte, au sens de cette distance naturelle que les adultes mettent entre eux et les enfants. Les enfants sentent la séparation entre eux et les adultes comme les chiens se savent séparés des humains, et même si les adultes jouent parfois aux jeux des enfants, ce sentiment demeure, de ne pas être pareils. Lui, il aurait pu se tenir dans une file de cent hommes de même corpulence et allure, je l’aurais désigné entre tous et je lui aurais demandé : « Je peux jouer avec toi ? »
J’ai traversé toute la longueur de la piscine et je lui ai posé précisément cette question. Il a répondu : « Bien sûr », et il m’a immédiatement jeté de l’eau au visage, batifolant avec moi comme si j’étais son propre enfant. J’ai jeté de l’eau au visage des garçons, et ils ont fait pareil, car apparemment ça ne les embêtait pas de jouer avec quelqu’un d’à ce point plus jeune, et une fille en plus. À un moment celui qui était beau m’a, sans chercher à mal, tenu la tête sous l’eau, et quand je me suis relevée, j’ai tellement ri que pendant un moment c’était comme si tout ce que j’entendais était mon propre rire. Puis le père m’a doucement attrapée sous les bras et m’a fait tourner, hilare comme un grand gosse. Quand il a arrêté, le monde avait perdu son équilibre, et une étrange explosion de blanc nimbait ses traits, comme une auréole.
Puis les maîtres nageurs ont sonné la fermeture et ce père, qui s’appelait Peter, nous a présentées ma mère et moi à une femme hispanique du nom d’Inès, d’allure agréable, qui avait pataugé toute seule dans le coin le moins profond de la piscine pendant que nous nous amusions. Peter l’a taquinée sur son besoin de rester toujours près du bord, et a plaisanté auprès de ma mère et moi sur le fait qu’Inès était toujours nerveuse pour des choses à propos desquelles personne ne songeait à se faire du souci, comme faire du manège ou de la bicyclette. Inès avait une joliesse un peu gauche, des yeux somnolents et ridés de soleil, de longs cheveux bouclés qui étaient noirs au début mais, vers le milieu, prenaient une teinte abricot fanée, et le regard doux et désorienté d’un faon sauvage. Elle avait de faux ongles violets ; deux manquaient, et les autres étaient peints de petits peace and love.
Peter nous présenta les uns aux autres : l’aîné des garçons, Miguel, avait l’air d’avoir douze ou treize ans, et le plus jeune, Ricky, n’avait qu’un ou deux ans de plus que moi. À la fin de la journée j’avais oublié tous les noms mais je me souvenais des initiales des parents : P et I. Je continuai à penser à eux, P et I, et à leur promesse de nous inviter chez eux, ma mère et moi. Quelques jours passèrent et comme rien ne venait, je les oubliai.
Peut-être aurais-je oublié pour de bon, hormis une vague empreinte de joie laissée sur moi par cette journée. Nous étions dans la Chevy de Papa, celle de 1979, quand Maman déclara qu’ils l’avaient appelée, ou plutôt, que Peter l’avait appelée.
« Ils nous invitent à venir chez eux, c’est sympa, non ? » Comme Papa ne disait rien, elle continua. « Peter et Inès. Et les garçons, Ricky et Miguel. Miguel et Ricky. Des garçons vraiment sympa. Des garçons bien élevés, pas du tout agités. Une famille vraiment sympa.
— Chez eux ? C’est dans le coin ?
— Pas loin. Au téléphone, Peter m’a dit Weehawken, là où commence Union City. Je voulais juste que tu me dises. Ce que tu en penses.
— De quoi ?
— D’y aller. Vendredi, pendant que tu travailles.
— Ça m’est égal.
— Bon, je voulais juste que tu me dises.
— Ça m’est égal. Ils ne massacrent pas les gens à la hache, non ?
— C’est une famille vraiment sympa. Des gens vraiment sympa. Une famille adorable.
— Tout est vraiment sympa avec toi. Des gens vraiment sympa. Tout est vraiment adorable.
— Bon, c’est réglé alors. Vendredi à midi. »