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La maison double

C’était une maison pour deux familles, avec une fontaine blanche à deux niveaux, et trois grandes statues de résine – un ours rose, un labrador noir avec des ailes, et une sirène. L’ours avait à moitié disparu sous le lierre. Ce lierre étrange, sombre, entortillé, s’enroulait autour de la queue dodue de la sirène, et rampait à l’assaut de la vieille maison, engloutissant les petits auvents violets comme une barbe sauvage. De l’épaisse masse de lierre au sol, surgissaient de grandes roses rouges et roses. Un drapeau espagnol rouge et or pendait déguenillé d’un poteau, et des pots de fleurs étaient posés de chaque côté du paillasson. Il y avait une sonnette à l’extérieur de la porte, au bout d’un câble, ma mère tira dessus, et comme elle ne l’entendait pas, elle finit par recourir à un lourd heurtoir doré.

D’abord je ne fis pas le lien entre l’homme fin et délié qui nous guida en haut de l’escalier, et le père du jour de la piscine. Je m’agrippai à la rampe de bois, par égard pour la recommandation de ma mère : selon elle, les marches, sinueuses, étaient « traîtres ». À un moment j’ai presque glissé parce que j’étais fascinée par les éléments de décor au mur de la cage d’escalier, des clefs dorées qui accompagnaient mon ascension, positionnées de façon à ce que chaque clef paraisse plus grosse que la précédente.

« Cet escalier est un tueur, dit l’homme en se tenant les reins. Je préférerais qu’on vive au rez-de-chaussée. Mais c’est trop petit pour nous tous. En plus, c’est plutôt dans un sale état. Impossible de le louer pour le moment. Je me dis toujours qu’il faut que j’y fasse des travaux, mais il y a déjà tellement à faire en haut. Vous allez voir. »

Sur le dernier palier, un miroir intrigua ma mère. L’homme expliqua : « C’est une girandole américaine, avec l’aigle des confédérés. Je le repeins en doré plus ou moins tous les ans, pour qu’il reste joli. Je l’ai eu au marché aux puces. C’est une antiquité. » Il rit : « Comme moi. »

Il continua : « Tout, dans notre maison, est une antiquité. Notre poêle est un Bengal au gaz, installé en 1955. Et nous avons une vieille baignoire à pattes de lion, la vraie baignoire, vraiment profonde, devenue introuvable. Et un évier double, très profond aussi : la vaisselle d’un côté, de l’autre le linge. »

Il s’était arrêté devant la porte en bois en haut de l’escalier et je sentais qu’il faisait exprès ; que, comme tous les adultes, il aimait faire attendre les enfants. Je me glissai entre lui et ma mère et lui adressai ma moue la plus sérieuse et la plus aimable à la fois. Je dis : « Euh, c’est quoi ton nom déjà ?

— Peter, tu ne te souviens pas ?

— Peter, tu peux ouvrir cette porte ? S’il te plaît ? »

Avec un sourire aussi gentil que celui du Pépito des biscuits, il posa sa main sur mes yeux, une main large et bonne. « Tu ne triches pas, d’accord ? Je vais enlever ma main d’un seul coup, et tu vas être épatée, tu vas voir. Promis, tu n’essaies pas de tricher ?

— Promis. »

J’entendis la porte s’ouvrir et j’essayai quand même de regarder, mais tout ce que je voyais, c’était la lumière qui filtrait entre ses doigts. « Prête ?

— Prête ! »

Un grand aquarium carré occupait le milieu de la pièce – il était d’environ la taille d’un petit sofa. Dedans, il y avait de grandes branches marron, et sur les branches, des iguanes à la tête couverte de piquants ; dans une petite mare d’eau sale, un poisson-chat, noir et moustachu. Sur des baguettes devant les fenêtres, des perruches et des canaris voletaient ; le sol était couvert de papier journal pour leurs déjections ; aux murs étaient fixées de petites mangeoires et des jouets pour oiseaux pendaient du plafond : des cloches et des colliers de cailloux colorés. Un gros chien poilu, toute langue dehors, vint vers moi quémander des caresses, et je plongeai la main dans son long pelage couleur d’automne. Il se coucha avec plaisir, et roula sur le dos pour que je frotte et gratte son ventre doux et blanc.

« Lui, c’est Papattes, dit Peter. C’est le plus gentil chien du monde, moitié golden retriever, moitié colley.

— Oh, c’est des races vraiment sympa », dit ma mère, et malgré ses allergies, elle ne put s’empêcher de le caresser.

Peter nous conduisit ensuite à la cuisine : une petite tortue de Floride nageait dans un aquarium. La tortue mangeait des vers, dit Peter, et il me montra les cubes gris, qui étaient vraiment des vers écrasés et séchés. Il ôta le couvercle grillagé de l’aquarium, et je jetai un cube à l’intérieur. La tête plate et ridée jaillit pour l’attraper. L’aquarium de la tortue et celui de l’autre pièce dégageaient une forte odeur fauve qui se mêlait aux autres odeurs : les déjections d’oiseaux et les plumes et les vieux journaux et le pelage de Papattes, qui avait l’odeur chaude et sale des chiens. Il nous suivait partout et nous fixait de ses yeux humides. Le pépiement des oiseaux se mêlait au cliquetis des griffes du chien sur le linoléum de la cuisine, et au frottement de sa queue folle qui balayait tout joyeusement. L’arrière-train entier de Papattes swinguait et bruissait. « On dirait qu’il danse », dis-je.

On passa au salon, moquetté de rouge, avec un canapé de velours rouge et des chaises rouges, des coussins rouges, des rideaux rouges, et trois énormes bibliothèques débordantes de livres. Sur le sol était posée une cage grillagée avec un gros hamster marron et blanc, et à la fenêtre, dans un grand aquarium qui faisait à peu près la moitié de celui de la première pièce, nageaient des poissons – orange, noirs, et tachetés. Ils dérivaient parmi des plantes aquatiques, une maisonnette en pierre, une sirène en pierre, et un crapaud en pierre. Il y avait un moulin dont les ailes soufflaient des bulles. À gauche de l’aquarium se trouvait un autre aquarium plus petit, et Peter, avec un sourire, pointa le doigt vers un petit alligator.

« C’est un caïman – moitié alligator, moitié crocodile », expliqua Peter. En longueur il ne faisait que la moitié de mon bras, peut-être à peine plus. Sa peau était pleine de plis, ses yeux antiques ne cillaient pas, et il se tenait aussi immobile que les créatures de pierre.

« Comment peut-il être aussi minuscule ? demandai-je.

— Eh bien, s’il était dans la nature, il grandirait davantage, dit Peter. Mais ici, en captivité, il grandit selon la taille de l’aquarium. Son corps sait, instinctivement, que s’il devient plus grand, il débordera de son environnement. Il est heureux ici, tu vois, avec le petit ruisseau et la poutre pour s’asseoir dessus : il ne deviendra jamais vraiment plus grand qu’il n’est. À moins que je ne trouve un aquarium plus grand.

— Tu le feras ? » Je levai les yeux vers son visage souriant. « De trouver un aquarium plus grand ?

— Peut-être un jour. Mais je l’aime comme il est. Tu veux voir un truc, un truc vraiment cool ?

— Ouais ! »

Peter mit sa main dans l’aquarium ; ma mère retint sa respiration, comme moi. Mais il continua à sourire et fit basculer le petit alligator sur le dos. Je m’approchai pour voir le ventre plissé, blanc et doux, et les pattes courtes et dodues, écartées comme en signe de totale soumission ; et ce museau à la forme bizarre, avec sa bouche incurvée en une sorte de sourire serein, ouverte sur les minuscules triangles de ses dents. Ces dents, même minuscules, semblaient capables de faire mal, et mon cœur battit de peur pour la main de Peter. Je songeai aux livres que j’avais lus à la bibliothèque, sur les tigres et autres gros chats, un sujet de fascination sans fin pour moi. Il paraît que les crocodiles, cachés sous la surface des marécages, peuvent jaillir d’un seul coup et sauter à la gorge d’un tigre en train de boire, ils tirent le tigre vers les profondeurs avec ces méchantes petites dents enfoncées dans l’épaisse fourrure orange, et les pattes arrière du tigre luttent désespérément pour rester accrochées à la terre.

Mais Peter lui caressait le ventre, et les yeux pâles et clairs du reptile se dilataient. Et bientôt, à notre stupeur à ma mère et moi, les yeux du caïman se fermèrent complètement et Peter murmura : « Il dort. » Je murmurai à mon tour : « Je croyais qu’il allait te mordre. J’avais peur.

— Tous les animaux aiment qu’on leur caresse le ventre. Il n’y a aucune exception.

— Comment il s’appelle ?

— Vigie.

— Ça lui va bien, dit ma mère. Vu comme il a l’air éveillé, je veux dire. Peter, comment trouvez-vous le temps de vous occuper de tous ces animaux ? »

Peter alluma une King 100. Ma mère, je le savais, craignait pour moi le tabagisme passif, mais elle ne dit rien. « Je suis pensionné de guerre. Mon boulot, c’est de m’occuper de cette maison, parce que, comme vous pouvez voir, tout se déglingue tout le temps. Et comme j’ai une formation de charpentier, je sais réparer beaucoup de choses. » Il souffla quelques ronds de fumée et je plantai mon doigt au centre, en riant quand ils se dissolvaient.

« En fait, je travaillais comme charpentier du génie pendant la guerre de Corée, et un jour je conduisais sous la pluie, dans une descente, quand un camion m’a percuté par-derrière. Je m’en suis sorti avec un tassement de vertèbres. Parfois je dois porter une ceinture pour les reins, mais je ne me laisse pas abattre. Je ne reste jamais sans rien faire. Je me trouve des occupations, j’entretiens cette maison et je m’occupe des animaux. Sans ça, je m’ennuierais, c’est sûr. Mais dans une maison pareille, on trouve toujours de quoi faire. » Il marqua une pause. « Vous savez quel âge a cette maison ?

— Quel âge ? » demanda ma mère. Je me mis à tracer des cercles sur l’aquarium du caïman endormi.

« Plus d’une centaine d’années. Elle a été construite à l’époque de la Guerre civile ; c’est une des plus vieilles maisons de Weehawken. Inès la tient de son mari. Il est mort dans un accident de voitures quand ses gosses portaient encore des couches. »

Les yeux de ma mère s’agrandirent. « Savez-vous que plus de cent personnes par jour meurent dans des accidents de voiture ? C’est pour ça que je dis toujours à Margaux de mettre sa ceinture de sécurité. Mon mari s’y refuse. » Elle secoua la tête. « Ça a dû être terrible pour elle. Je ne peux même pas imaginer un truc pareil. »

Peter acquiesça. « Ça a été un traumatisme pour Inès, un très grand traumatisme. Enfin, Miguel et Ricky avaient vraiment besoin d’un père, et Inès – je ne sais pas si elle aurait pu s’en sortir ici sans quelqu’un pour l’aider. Croyez-moi, c’est dans un perpétuel état de… oh, quel est le mot ? Ça tombe en morceaux. Elle travaille au journal Pennysaver ; une partie de son travail, c’est de taper les petites annonces et ce genre de chose. Elle a décidé d’en mettre une pour elle-même, il y a eu un pataquès. L’annonce n’était même pas censée paraître ce jour-là, mais elle est parue. Parfois, il s’agit du destin, je crois. Enfin bref, votre nom, Cassie, ça vient de Cassandra, non ?

— Oui. Cassandra Jean. C’est mon père qui a choisi. Il m’appelait Sandy.

— Ça ne vous ennuie pas que je vous appelle Sandy, alors ? Je crois que c’est important de rester proche de notre enfance. L’enfance est la période le plus importante, vraiment.

— Oui, je suis d’accord. Appelez-moi Sandy.

— Il y a un petit poème que j’ai appris à l’école et dont je me souviens encore. C’est drôle, ce dont nous nous souvenons. Ça fait : “Je te rends grâce, petit bonhomme / Toi garçon aux pieds nus avec les joues dorées ! / Avec tes pantalons retroussés / Et ces chansons que tu fredonnes ; / De tes lèvres rouges, rendues plus rouges encore / Par les fraises des bois que tu cueilles à foison / Avec le soleil sur ton front / Et ton chapeau tout déglingué / De tout mon cœur je te salue bonhomme / Car j’ai été un garçon aux pieds nus !” John Greenleaf Whittier.

— Bravo ! dit ma mère. Parfaitement en rythme. Vous n’avez pas raté un seul pied. »

Peter se racla la gorge. « Toute ma vie, j’ai essayé de maintenir cette attitude. Je ne veux pas renoncer à ma joie. Est-ce que vous sentez, Sandy, que malgré tout ce qui s’est passé dans votre vie adulte, vous avez gardé le cœur d’une petite fille ? Je peux le voir en vous. »

Maman rougit et mit un certain temps à répondre. Elle parlait à voix basse ; sans doute pensait-elle que j’étais tellement absorbée par la contemplation du caïman que je n’écoutais pas. « Oh, je pourrais aussi bien être une enfant, vu la façon dont mon mari me traite. Il répète à qui veut l’entendre que je ne sais rien faire. Quand j’étais petite, mon père me confiait des responsabilités. Je faisais la vaisselle tous les soirs et il me donnait une pièce. » Elle ajouta, toute fière : « J’étais la plus jeune, et la préférée de mon père.

— Je parie que vous étiez tout le portrait de Shirley Temple.

— C’est un zoo et tu es le gardien du zoo ! criai-je soudain.

— Oui, tu peux le dire comme ça. Tu veux voir d’autres animaux ?

— Ouais !

— Il y a un cochon d’Inde que je ne vous ai pas encore montré, au grenier. Le grenier, c’est la chambre de Miguel et Ricky. Et il y a des lapins, dehors, dans des clapiers.

— Où sont Miguel et Ricky ? demanda Maman. J’espérais que Margaux pourrait jouer avec eux.

— Probablement au centre commercial Big Mouth, à gâcher cette belle journée ensoleillée.

— Avec Inès ?

— Non, Inès ne rentre jamais du travail avant cinq heures et demie. Ces derniers temps elle fait des heures supplémentaires. Que ses patrons ne paient pas, mais elle ne dit jamais rien. » Il leva les yeux au ciel.

« Je veux voir les lapins maintenant ! » J’attrapai la main de Peter. « S’il te plaît, tu m’emmènes ?

— Allons-y ! »

Je lui filai entre les doigts, et j’entendis Peter dire : « J’adore ça. Quand les enfants s’échappent. Ce que quelqu’un peut faire de plus innocent, de plus insouciant, c’est de s’échapper. »

 

Quand on rentra chez nous, je m’emparai du téléphone à cadran, dans la cuisine. « On va appeler Peter ; on va lui demander si on peut retourner à sa maison.

— Bon, je vais te donner le numéro. Mais c’est toi qui appelles. Je ne voudrais pas paraître intrusive. » Au téléphone, je dis : « Peter, est-ce qu’on peut venir encore à ta maison, ce n’est pas poli de demander si vite, mais j’ai tellement adoré être là-bas et tu es tellement rigolo. Je me suis tellement amusée et j’ai tellement adoré Papattes, je l’adore complètement, et aussi Vigie, sauf qu’on dirait qu’il peut avoir des sautes d’humeur, et les lapins – ils sont tellement doux et j’aime leur petit nez de lapinot. J’adore Pêche et Porridge ! Je veux venir à ta maison tous les jours pour tout le reste de ma vie ! » Je m’arrêtai une seconde. Ma mère parlait tout le temps de l’importance d’un emploi du temps régulier. « Je veux que tu nous fasses un calendrier des jours où on peut venir à ta maison. »

Je n’aurais pas su expliquer pourquoi, mais je savais que c’était OK, d’avoir aussi peu de retenue avec Peter ; je le savais, c’est tout.

Peter se mit à rire. « Toi, quand tu veux quelque chose, tu l’obtiens, hein ? Passe-moi ta mère. »

Après ce qui me sembla une éternité, j’entendis ma mère rire et dire : « D’accord, les lundis et les vendredis, alors. C’est bon pour nous. C’est le week-end que mon mari aime nous sortir, alors ça marche. » Elle marqua un temps. « Vous êtes bon avec les enfants ; Margaux s’est prise d’une incroyable affection pour vous. Oh ! vous avez eu la garde d’enfants en placement ? Ah ! c’est bien. J’ai toujours admiré les gens qui font de bonnes actions ; j’aimerais faire de bonnes actions, moi aussi, mais mon mari ne croit pas au fait de donner de l’argent aux œuvres, à rien dans ce genre. Oui, faites aux autres… »