1

La scène qu'enfant, puis adolescente et enfin jeune femme elle s'efforcerait tant de garder en mémoire était assez claire au début. Elle avait été entraînée de force – tantôt portée, tantôt tirée par la main –, par une nuit noire, seules les étoiles étaient visibles, puis on l'avait poussée dans une chambre en lui ordonnant de se taire, et les gens qui l'avaient amenée avaient disparu. Elle n'avait pas prêté attention à leurs visages, à leur aspect, elle était trop effrayée, mais c'était son peuple, le Peuple, elle en était sûre. La chambre ne ressemblait à rien de ce qu'elle avait connu. C'était un carré, construit avec des rocs énormes. Elle se tenait dans une des maisons rocheuses. Elle les côtoyait depuis toujours. Les maisons rocheuses étaient là où vivaient « les autres », le peuple des Rochers. Pas son peuple à elle, qui les méprisait. Elle avait souvent vu le peuple des Rochers marcher sur les routes, s'écarter vite du chemin à la vue du Peuple, mais l'aversion qu'on lui avait inculquée à leur encontre lui interdisait de bien les regarder. Elle en avait peur, elle les trouvait laids.

Elle était toute seule dans la grande chambre de roche nue. Elle cherchait de l'eau. Il devait bien y avoir de l'eau quelque part, non ? Mais la chambre était vide. Au milieu se dressait un carré composé de blocs de pierre, une table, supposa-t-elle, sauf qu'il n'y avait rien dessus à part une chandelle scellée dans sa cire, dont la lumière baissait… et n'allait pas tarder à s'éteindre. À cet instant, elle pensa : Mais où est-il ? où est mon petit frère ? Lui aussi avait été emmené à la hâte dans les ténèbres. Elle l'avait appelé, tout au début, quand ils avaient été enlevés de la maison – sauvés, elle le savait maintenant –, puis une main s'était plaquée sur sa bouche : « Tais-toi ! » Ensuite, elle l'avait entendu crier son nom, et un silence soudain lui avait appris qu'une main avait étouffé ses cris de la même manière.

Elle avait de la fièvre, tout son corps était brûlant et déshydraté, mais il lui était difficile de distinguer le malaise physique qu'elle éprouvait de son inquiétude pour son frère. Elle se dirigea vers le pan de mur par où on l'avait précipitée à l'intérieur et tenta de pousser de côté le rocher servant de porte. Celui-ci glissa dans une rainure, rien qu'une dalle de pierre de plus, mais, juste au moment où elle allait renoncer parce que c'était trop lourd pour elle, la dalle s'écarta et son petit frère se rua dans sa direction, avec un hurlement qui la glaça de terreur et lui donna la chair de poule. Il se jeta sur sa sœur, qui l'entoura de ses bras en fixant l'embrasure de la porte, où un homme remuait silencieusement les lèvres en montrant l'enfant du doigt : « Silence, silence. » À son tour, elle pressa sa main sur la bouche ouverte, hurlante, et sentit les petites dents se planter dans sa paume. Sans émettre une plainte ni chercher à se dégager, elle chancela contre la paroi sous le poids de l'enfant. Elle le serra plus fort en chuchotant : « Chut ! ne fais pas de bruit. » Puis, recourant à une menace qui la terrifiait aussi : « Tais-toi ou le méchant va venir. » Il se tut sur-le-champ et se mit à trembler en se cramponnant à sa sœur. L'homme qui avait amené le petit garçon n'était pas parti. Il parlait à voix basse avec quelqu'un resté dehors, dans l'obscurité. Et puis ce quelqu'un entra et elle faillit crier, car elle le prit pour le méchant dont elle avait menacé son frère. Mais, ensuite, elle vit que non, ce n'était pas le même homme. Il lui ressemblait seulement. Elle avait commencé à crier en réalité, mais plaqua la main qui lui restait de libre sur sa propre bouche, celle qui ne pressait pas la tête de son petit frère contre sa poitrine.

— Je vous ai pris… je vous ai pris pour…, balbutia-t-elle.

— Non, c'était Garth, mon frère, répondit-il.

Il portait la même tenue que lui, une tunique noire ornée de rouge, et la retirait déjà. Il était nu désormais, comme elle avait déjà vu nus son père et ses frères, mais à l'occasion de cérémonies où ils étaient aussi parés de toutes sortes de bracelets, de pendentifs et d'anneaux de cheville en or, de telle façon qu'ils n'avaient pas l'air nus. Cet homme était aussi las et poussiéreux que son frère et elle ; et comme il se tournait pour revêtir l'autre tunique qu'il avait avec lui, son dos présentait des marques de coups de fouet, des zébrures, d'où le sang suintait encore, même si certaines avaient séché. Il enfila par la tête une tunique brune, pareille à un grand sac. Une fois de plus elle retint un cri, car c'était le costume du peuple des Rochers. Planté devant elle, il ceintura ce vêtement avec la même étoffe brune et les regarda fixement, d'abord elle, puis le petit garçon, qui choisit ce moment pour relever la tête. En voyant cet homme, il poussa un nouveau hurlement, exactement comme leur chien quand il hurlait à la lune. Elle lui referma la bouche avec sa main – pas celle qu'il avait mordue et qui saignait – et le laissa regarder par-dessus en murmurant :

— Ce n'est pas le même homme. C'est son frère. Ce n'est pas le méchant.

Mais elle sentait le petit trembler, par violents accès, et craignait qu'il n'ait des convulsions, ou même qu'il ne meure. Elle le força à tourner la tête, à l'enfouir contre elle, et le berça de ses deux bras.

Durant plusieurs jours – combien de temps ? elle l'ignorait – les deux enfants étaient restés dans une salle de leur maison, pendant que « l'autre », celui qui ressemblait à cet homme, les interrogeait. « L'autre », le méchant, mais aussi d'autres personnes présentes dans la salle, des hommes et des femmes, portaient les longues tuniques noires ornées de rouge. Les deux enfants étaient au centre de l'attention. Toutes les questions avaient été posées par le méchant, dont le visage, encore maintenant, lui semblait flamboyer là, au fond de ses yeux, si bien qu'elle devait sans cesse battre des paupières pour le chasser et distinguer à sa place les traits de cet homme, qui était un ami, elle le voyait bien. Le méchant n'avait pas arrêté de la questionner sur sa famille proche, pas sur la Famille. Au début, elle avait répondu, parce qu'elle ne savait pas qu'ils étaient ennemis, mais le méchant avait empoigné un fouet et menacé de les battre s'ils ne continuaient pas. À ces paroles, une femme, puis une autre avaient protesté, et il les avait réduites au silence d'un regard courroucé, suivi d'un claquement de fouet dans leur direction. Le problème, c'est qu'elle ne connaissait pas la réponse aux questions. Or c'était à elle de répondre, parce que le petit garçon avait braillé à la vue du fouet et s'était accroché à sa sœur, comme il le faisait en ce moment, le visage blotti contre elle. Ces méchants qui, elle commençait à l'entrevoir, étaient probablement des parents, mais pas en ligne directe –, certains visages lui étaient familiers –, voulaient savoir qui fréquentait leur maison, qui dormait là, de quoi leurs parents parlaient avec leurs hôtes, quels étaient leurs projets. Elle n'en savait rien. Depuis, elle s'était souvenue de tout : des allées et venues, et puis des serviteurs qui étaient comme des amis. Une fois, pendant l'interrogatoire, il y avait eu un moment de confusion et d'effervescence quand elle avait répondu à une question par quelque chose sur l'intendant de la maison, qui prenait ses ordres auprès de sa mère. Mais le méchant ne pensait pas du tout à lui, et il s'était penché en avant pour la gronder, le visage (en tout point semblable à celui qu'elle fixait en ce moment) si proche du sien qu'elle avait senti sa mauvaise haleine et vu une veine battre à son front. Elle avait eu si peur que son esprit s'était obscurci un moment. Ce trou noir avait duré très longtemps et, lorsqu'elle avait recouvré la vue, elle avait les yeux levés vers l'homme qui la regardait de toute sa hauteur. Tout le monde était en alerte et silencieux, lui aussi. Ensuite, elle n'avait plus pu parler : sa langue était devenue un vrai morceau de bois. Et elle avait si soif… Il y avait une cruche à eau sur la table et elle l'avait montrée du doigt, en balbutiant avec toute la politesse qu'on lui avait apprise :

— De l'eau, s'il vous plaît.

À ce moment-là, ravi de la nouvelle bonne idée qui lui était venue, le méchant s'était mis à verser de l'eau dans une tasse, encore et encore, en la faisant gicler, de sorte que la fillette brûlait de boire par tous ses pores déshydratés, mais il ne lui en avait pas donné une goutte. Et le cirque avait continué : le fouet tantôt dans la main de l'homme, tantôt posé sur la table devant ses yeux, l'eau qui giclait, et l'homme qui la versait exprès et la buvait, une gorgée après l'autre, posant et reposant des questions dont elle ignorait la réponse. Et puis un grand tapage avait retenti dehors, des éclats de voix et des bruits de querelle. Les gens présents dans la salle avaient poussé des exclamations et s'étaient regardés les uns les autres, puis ils avaient repassé la porte en vitesse et s'étaient sauvés dans les resserres, laissant les deux enfants seuls. Elle s'apprêtait juste à tendre la main vers l'eau quand une foule entière s'était ruée dans la salle. Au début, comme tous portaient les robes sac brunes, elle avait cru que c'était le peuple des Rochers, mais elle s'était ensuite rendu compte, à leur taille, à leur minceur et à leur beauté, que c'était le Peuple. Son peuple. Puis, elle et le petit garçon avaient été soulevés de terre, avec la recommandation de se taire, et ils avaient voyagé des heures dans le noir, tandis que les étoiles cahotaient au-dessus de leurs têtes. À la fin, on l'avait jetée toute seule dans cette chambre, la chambre rocheuse.

En ce moment, elle implorait cet homme :

— J'ai tellement soif.

À ces mots, le visage de ce dernier eut une drôle d'expression, comme s'il avait envie de rire, du rire qu'on suscite quand on demande l'impossible. Elle lisait dans ses pensées, elle avait l'esprit si clair à ce moment-là. Avec le recul, elle revoyait ce visage, le gentil – comme celui de ses parents, bienveillant – ainsi que son sourire « Oh non ! ce n'est pas possible », parce que tout était si dangereux et plus important que l'eau. Mais la partie claire de ses souvenirs s'arrêtait là.

— Attends, murmura-t-il, se dirigeant vers le coin où la dalle de la salle avait été refermée pour tenir à distance la nuit remplie d'ennemis. Il la fit glisser dans sa rainure et dit à voix basse quelque chose à propos de l'eau. Combien étaient-ils dehors ? Il revint avec une tasse d'eau.

— Fais attention, recommanda-t-il. Il n'y en a pas beaucoup.

À cet instant, le petit garçon s'extirpa des bras de sa sœur, attrapa la tasse, se mit à ingurgiter l'eau en reniflant. La tasse lui échappa des mains et ce qui restait se répandit sur le roc. Il éclata en sanglots. Elle reposa sa main sur sa bouche et pressa sa tête contre elle. Elle n'avait pas avalé une seule gorgée, mais l'homme n'avait rien remarqué. Au moment où le petit garçon buvait, il s'était détourné pour s'assurer que la dalle avait repris sa place. Elle avait la bouche et les yeux qui lui brûlaient, elle avait envie de pleurer mais ses larmes s'étaient taries. Tout son être était desséché, elle brûlait de déshydratation. L'homme s'accroupit alors devant elle et se mit à parler. Et voici la partie qu'elle allait tenter ensuite de se rappeler des années durant en grandissant, tant elle désirait désespérément savoir ce qu'il lui avait dit.

Le début, elle le comprenait. Elle savait – n'est-il pas vrai ? – que les choses allaient mal depuis longtemps, que tout se dégradait. Elle devait bien le savoir. Oui, elle le savait. Ses parents en parlaient et elle était effectivement au courant, comme cet homme ne cessait de le répéter, que le climat changeait. Il devenait de plus en plus sec, mais pas de manière régulière : tantôt il pleuvait comme il le fallait, tantôt pas du tout ou très peu. Il y avait aussi des tas de problèmes avec le peuple des Rochers. Et puis une guerre faisait rage entre les différentes grosses familles, et même au sein des familles, puisque, comme elle le voyait, son frère et lui n'étaient pas du même camp et…

Son petit frère avait l'air endormi, affalé contre elle. Elle savait qu'il ne dormait pas, mais s'était évanoui ou avait trouvé refuge dans une forme d'inconscience parce qu'il était incapable d'en supporter davantage ; ces quelques gorgées d'eau avaient suffi à le détendre et à lui apporter un repos provisoire, même s'il sursautait et tremblait, agrippé lourdement à elle, tout flasque, les bras traînant à terre. Elle avait l'impression qu'elle allait tomber. Cet état durait depuis des jours, depuis qu'en cet autre lieu, sa propre maison, l'enfant s'était accroché à elle avec des frissons, tout en pleurant, d'abord bruyamment, puis silencieusement car le méchant l'avait frappé pour le faire taire. Et maintenant il était toujours là, contre elle. Par-dessus sa tête, elle fixait le visage de son interlocuteur qui était osseux, émacié par la faim, elle le voyait parce qu'il était très proche du sien, et crispé de douleur aussi, car son dos devait le faire souffrir. Il lui parlait vite, les yeux dans les yeux ; ses lèvres remuaient et elle ne pouvait s'empêcher de les regarder : on eût dit que chaque mot roulait dans sa bouche avant d'en sortir de force… Il était fatigué, si fatigué qu'il avait du mal à s'exprimer et à expliquer toutes ces choses. Il était question de son frère, Garth, le méchant, et de ses comparses. Il était question de leurs parents, qui étaient partis quelque part parce que les méchants avaient voulu les tuer. Et elle devait veiller à s'occuper du petit garçon…. Elle crut ne plus pouvoir tenir debout. Elle tenta bien de parler, mais s'aperçut qu'elle ne pouvait pas ouvrir la bouche, que la langue lui collait au palais. Elle scruta le visage de l'homme, leur sauveur – de cela au moins elle était sûre – et remarqua une écume grisâtre aux coins de ses lèvres. Voilà pourquoi il avait du mal à parler. Il avait soif, comme elle. À ce moment-là, il l'empoigna par les épaules et la regarda droit dans les yeux ; il attendait une réponse – pas pour l'effrayer, cette fois-ci, comme l'autre – une forme de oui de sa part, signifiant qu'elle avait compris. Mais elle n'avait pas compris parce qu'elle était obsédée par l'eau. Les bruits d'eau semblaient omniprésents, elle entendait la pluie crépiter sur le toit rocheux et les rochers extérieurs, et savait que c'était le fruit de son imagination. Soudain, sur son visage sombre, épuisé, si proche du sien, elle lut qu'il avait compris. Elle réussit à lever une main et à montrer sa bouche du doigt. Il chercha la tasse des yeux et la vit renversée par terre, avec la tache formée par l'eau répandue. Il ramassa la tasse et se leva lentement, alla tout aussi lentement à la porte parce qu'il était raide à cause des plaies de son dos, poussa la dalle, donna un ordre, en s'appuyant au mur d'une main. L'attente fut longue. Puis la tasse revint. Il la lui rapporta. Elle n'était qu'à moitié pleine. La fillette se jura de ne pas la boire d'un trait, comme son petit frère, mais ne put s'empêcher de plonger le nez dans la tasse avec avidité. Cependant elle n'en gaspilla pas, même pas une goutte, et pendant qu'elle avalait les précieuses gorgées, elle vit la bouche proche de la sienne frémir, tandis que les yeux de l'homme observaient ses moindres mouvements de déglutition. Il lui reprit la tasse, la fourra dans sa tunique à hauteur de la ceinture, posa ses grandes mains robustes de chaque côté d'elle, la serra doucement, puis la prit dans ses bras avec son petit frère et les tint tous les deux serrés quelques instants. Jamais elle n'oublierait ce qu'elle avait alors éprouvé, ce sentiment de protection et de sécurité, et le désir de ne jamais s'éloigner de ces bras aimants. Ensuite, il la lâcha délicatement et, accroupi devant elle, comme un peu plus tôt, lui demanda :

— Comment t'appelles-tu ?

Au moment où elle lui répondait, elle vit se peindre sur son visage une lassitude et une déception qui lui donnèrent envie de s'agripper à lui en disant : « Je suis désolée, je suis tellement désolée… » Mais elle ne savait pas de quoi. Rapprochant encore son visage du sien au point qu'elle voyait le réseau de petits vaisseaux rouges de ses yeux et son épiderme encrassé, il insista :

— Mara, je te l'ai dit. Mara, je viens de te le dire.

Elle s'en souvenait maintenant, oui. C'était une des choses qu'il lui avait dites pendant qu'elle n'écoutait pas. Il lui avait dit d'oublier son nom, son vrai nom, et qu'elle s'appelait désormais Mara.

— Mara, répéta-t-elle, docile, avec la sensation que ces nouvelles sonorités n'avaient aucun rapport avec elle.

— Encore, exigea-t-il, ferme. Et elle comprit qu'il ne la croyait pas capable de s'en souvenir, puisqu'elle ne s'en était pas souvenue jusqu'ici.

— Mara, je m'appelle Mara.

— Bien. Et cet enfant que voici… ?

Mais impossible de se rappeler ce qu'il lui avait dit. À son air désespéré, il vit qu'elle ne le savait pas.

— Il s'appelle Dann maintenant. Il doit oublier son nom.

Il alla à la porte, très raide, à pas lents. Là, il se retourna et la regarda longuement. Et elle répéta :

— Mara, je m'appelle Mara.

Il sortit. Cette fois-ci, la porte de pierre ne se referma pas. Dehors, elle entrevoyait les ténèbres et des silhouettes sombres. Alors elle lâcha son frère, qui se réveilla.

— C'est un homme gentil, lui dit-elle. Il est notre ami, il nous aide. Celui dont tu as peur, lui c'est le méchant. Tu comprends ? Ils sont frères.

Il la regardait avec des yeux écarquillés, essayant de comprendre. Elle était plus grande, il avait trois ans de moins qu'elle, il en avait quatre, c'était son petit frère qu'elle protégeait et soignait depuis qu'il était né. Elle répéta ses paroles. Celui-ci était bon. L'autre était méchant. Elle s'appelait Mara désormais et il devait oublier son vrai nom. Et il s'appelait… un instant de panique. Avait-elle oublié ? Non.

— Tu t'appelles Dann.

— Non, c'est pas vrai. Je m'appelle pas Dann.

— Si, tu t'appelles Dann. Tu dois oublier ton vrai nom, c'est dangereux.

Sa voix chevrota, elle l'entendit se muer en un sanglot. Le petit garçon leva alors la main pour lui caresser le visage. Ce geste donna à la fillette envie de hurler et de pleurer, parce qu'elle sentait qu'il lui était revenu, son petit frère adoré, après cette horrible période où une sorte de petit étranger s'était accroché à elle. Elle ne savait pas s'il avait compris, mais voici qu'il disait :

— Pauvre Mara.

Elle le serra fort en l'embrassant, et ils pleuraient, cramponnés l'un à l'autre, quand entrèrent deux inconnus, habillés comme le peuple des Rochers. Sauf qu'ils n'appartenaient pas au peuple des Rochers. Ils avaient des ballots de tuniques brunes sous les bras et en tirèrent deux, une pour elle et l'autre pour Dann. Elle détesta le contact fin et glissant de la tunique qu'on lui passa par la tête, et le petit garçon s'enquit :

— Je dois mettre ça ?

— Vite, il faut se dépêcher, dit alors l'homme en les poussant vers la porte.

Il se rappela que la chandelle brûlait toujours, l'attrapa et la tint en l'air afin de passer la chambre en revue et s'assurer de ne rien oublier.

La petite fille, qui s'appelait désormais Mara, se retourna aussi dans l'intention de se remémorer les lieux, ou ce qu'elle pourrait, car ses oublis la préoccupaient déjà beaucoup.

Quant au petit garçon, plus tard, il ne se souviendrait que de la chaleur et de la sécurité du corps de sa sœur, contre lequel il s'était blotti.

— On rentre à la maison maintenant ? demanda-t-il.

Et la fillette pensait : « Bien sûr que oui », parce que pendant tout ce temps elle s'était répétée : « On rentre à la maison et les méchants seront partis et puis… » Pourtant, cet homme lui avait dit, oui, il lui avait bien dit – pendant qu'il se tenait accroupi devant elle pour lui parler et qu'elle ne pouvait pas écouter à cause de son envie de boire – qu'ils ne rentreraient pas à la maison. C'était la première fois que la petite fille prenait vraiment conscience qu'ils ne retourneraient pas chez eux. Une fois dehors, dans l'obscurité, elle leva les yeux pour observer le mouvement des étoiles. Son père lui avait appris à regarder les constellations. Elle tenta de repérer celle qu'on appelait les Sept Amies. C'étaient ses amies, ses étoiles à elle. Elle avait objecté à son père : « Mais il y en a huit… non, neuf. » Et il l'avait surnommée P'tits Yeux Brillants. Où était son père ? Et sa mère ? Elle allait tirer le coude de l'homme de haute taille qui était entré avec les tuniques pour lui poser la question quand elle comprit qu'il lui avait dit et qu'elle n'avait pas entendu du tout. Elle n'osa donc pas le redemander. Elle vit quatre silhouettes partir en silence, promptement, presque invisibles dans leur costume brun. Il en restait deux : l'homme et une femme. À leur respiration, trop bruyante, elle savait qu'ils étaient fatigués et avaient envie de se reposer, de dormir… oui, de dormir. Et au moment où elle-même s'assoupissait debout, elle sentit qu'on la secouait et secoua à son tour son petit frère, mou et lourd dans ses bras.

— Tu peux marcher ? demanda la femme.

— Bien, trancha l'homme, pendant que Mara hésitait à répondre. Alors, allons-y.

Tout autour se dressaient d'autres maisons rocheuses. En passant devant en hâte, elle voyait bien qu'elles étaient toutes vides. Pourquoi le village était-il abandonné ? Comment pouvait-on seulement entrer dans une maison de roc et traverser tout un village sans rencontrer un seul garde ?

— Où sont-ils tous passés ? chuchota-t-elle à la femme, qui lui répondit en chuchotant elle aussi :

— Ils sont tous montés vers le nord.

Peu après, ils s'arrêtèrent. Là-haut dans le ciel, juste au-dessus d'elle, Mara aperçut la tête d'un oiseau de trait qui virait et s'inclinait pour regarder en bas et voir qui approchait. Avec leurs becs pointus et leurs grosses pattes griffues qui pouvaient tailler n'importe qui en pièces, ces grands oiseaux la terrifiaient. Mais il était attelé à une voiture, dans laquelle elle devait monter. La voiture, qui servait dans les champs, était une structure peu solide et bringuebalante, réservée au transport de charges légères. Comme Mara n'y arrivait pas toute seule, on la porta à l'intérieur à bout de bras, puis Dann atterrit à côté d'elle, et au moment où les deux grandes personnes montaient à leur tour, toute la voiture grinça, donnant l'impression de s'enfoncer dans la terre. L'oiseau de trait attendit sans broncher. D'habitude, l'esclave chargé de l'oiseau de trait, baptisé l'« homme à l'oiseau de trait », prenait place juste derrière l'animal pour pouvoir lui ordonner d'avancer ou de s'arrêter d'un sifflement que Mara avait souvent entendu. L'homme et la femme avaient hâte que la carriole s'ébranle et ne cessaient de répéter :

— En avant, en avant !

Mais l'oiseau ne bougeait pas. Mara murmura :

— Il faut siffler.

— Siffler ?

— Comme ça.

Mara ne s'attendait pas vraiment à ce que son petit sifflement flûté donnât le signal du départ à l'oiseau. Pourtant, c'est ce qui arriva. La voiture bondit en avant et les grosses pattes de l'oiseau de trait s'enfoncèrent durement dans le sol, soulevant des nuages de poussière dont ils furent tous recouverts. Où allaient-ils ? Mara redoutait que ces deux grandes personnes qui tentaient de les aider ne le sachent pas, mais elles se parlaient fort à cause de tout le vacarme : « Il y a la grande montagne. – C'est le rocher noir qu'ils nous ont décrit. – Ce doit être l'arbre mort, je pense. » N'étaient-ils pas censés se taire à cause des ennemis ? Le bruit de la voiture résonnait à la ronde, même si les roues tournaient silencieusement dans la poudre du chemin. Le petit garçon pleurnichait. Elle savait qu'il avait mal au cœur, d'ailleurs elle aussi avait mal au cœur. A la fin Mara sombra dans le sommeil, mais, chaque fois qu'elle se réveillait, elle voyait l'énorme tête de l'oiseau de trait tressauter sur fond d'étoiles… Et puis, brusquement, la voiture s'immobilisa. L'oiseau de trait s'était arrêté d'épuisement. Il tomba à genoux, le bec ouvert. Il tenta bien de se relever, mais en vain, et finit par se coucher dans la poussière.

— Nous y sommes, de toute façon, annonça l'homme aux enfants.

Les deux grandes personnes les soulevèrent pour les descendre, et alors qu'ils les traînaient loin de la voiture, Mara lança :

— Attendez. L'oiseau de trait ! (Puis, voyant que ces gens ne connaissaient pas grand-chose à ces animaux, elle ajouta :) Si on laisse l'oiseau attaché à la voiture, il ne pourra pas bouger et il mourra.

— Elle a raison, acquiesça l'homme.

— Merci du conseil, dit alors la femme.

Tous deux se dirigèrent vers l'endroit où la corde de la voiture était attachée à l'attelage de l'oiseau, mais ils ne savaient comment la dénouer. L'homme sortit un poignard et trancha les rênes. L'oiseau se releva péniblement et gagna en chancelant le bord de la piste, où il retomba et resta assis, à tourner la tête et à claquer du bec. Il mourait de soif. Mara en eut la gorge encore plus sèche.

Ils suivaient à présent un chemin, le type de chemin utilisé par le peuple des Rochers : ni droit ni large comme les vraies routes, mais coupant à travers les fourrés et l'herbe chaque fois que c'était possible, et décrivant des boucles autour des sites rocheux. Il était doux sous les pieds, ce chemin qui n'était que poussière. Plusieurs fois, elle manqua trébucher parce que ses pieds disparaissaient sous des nuages poudreux et qu'elle tirait son petit frère. La femme dit quelque chose. L'homme revint sur ses pas et souleva l'enfant, qui émit une plainte mais s'arrêta à temps pour éviter qu'une main ne se plaque sur sa bouche. Ils s'efforçaient de parler doucement, cependant la petite fille songea que leur respiration était si bruyante que tout le monde pouvait l'entendre, et qu'ils étaient tous trop fatigués pour avancer sans bruit. Une fois ou deux, elle s'endormit en marchant et reprit ses esprits à la pression de la main de la dame. Maintenant qu'il faisait jour, Mara distinguait son visage. C'était un beau visage, mais terriblement las, les lèvres soulignées par l'écume grisâtre de la soif. La lumière était encore terne. Un souffle d'air frais, exhalé par le ciel rougeoyant, traversait les grandes étendues, annonçant que le soleil allait bientôt se lever. À l'instar du petit amas d'étoiles, ce froid matinal était son ami intime, et elle le connaissait bien. En effet, à la maison, elle aimait se lever tôt, avant les autres, pour venir se poster à la fenêtre, sentir la douce fraîcheur sur sa figure et regarder le monde devenir lumière et le ciel s'emplir de soleil.

Dann dormait sur l'épaule de l'homme qui le portait, titubant presque sous son poids. Pourtant Dann n'était pas lourd, elle-même le portait souvent. Il faisait déjà grand jour. Tout autour s'étendait cet immense pays plat et recouvert d'une herbe jaune, desséchée, qu'elle pouvait survoler facilement du regard. Pas d'arbres. Ici et là de petites éminences rocheuses, mais pas un seul arbre. L'enfant voyait bien que la dame, dont elle serrait fort la main, dormait debout. À chaque nouvelle alerte, la grande main sèche mollissait et la petite devait s'y cramponner. Elle savait qu'elle n'allait pas tarder à pleurer, il fallait qu'elle pleure, elle était si malheureuse, si terrifiée, mais elle n'avait plus de larmes.

En descendant d'une crête, ils découvrirent soudain des arbres, toute une rangée, et une odeur qui était familière à Mara, celle de l'eau. Elle poussa un cri, puis tous les quatre se mirent à courir en direction de l'odeur… Ils se tenaient au bord d'un grand trou – au milieu d'un chapelet d'autres – au fond duquel stagnait un peu d'eau boueuse. Des créatures s'affolaient en bas. Des poissons étaient en train de mourir dans cette flaque qui suffisait à peine à les recouvrir, et une forte odeur de charogne en émanait. Les quatre assoiffés sautèrent du bord dentelé du trou et atterrirent dans la vase séchée entourant l'eau. Malheureusement, ce n'était pas de l'eau, mais une boue épaisse, impossible à boire. Ils restèrent plantés là, à contempler la vase noire où des poissons et une tortue se débattaient. Mais il y avait autre chose, un nouveau bruit, un rugissement, un grondement, un mouvement impétueux, et l'odeur d'eau s'amplifia… La femme saisit alors vivement la fillette et l'homme prit Dann dans ses bras. Tous quatre remontèrent au bord du grand trou, puis, en trébuchant, coururent aussi vite qu'ils pouvaient. Et Mara répétait avec des hoquets secs : « Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? » Ils parvinrent à une des petites éminences rocheuses, grimpèrent un moment et se retournèrent pour regarder… La petite fille crut voir la terre se déplacer vers l'emplacement des trous d'eau, un mouvement brun et rapide, un courant brun, d'où montait une odeur humide. La femme soupira :

— Tout va bien, c'est une crue éclair. Et l'homme répondit :

— Il a dû y avoir un orage dans le Nord.

Mara, qui avait oublié sa fatigue et dont tout l'être vibrait de peur à cause de la proximité de l'inondation, ne voyait que du ciel bleu. Pas un nuage à l'horizon. Alors, comment un orage était-il possible ? Arrivés à la hauteur des trous, les flots bruns bondissants s'y déversèrent en cascade, mais une mince couche liquide s'étendait et avait déjà atteint la petite éminence. Dann se mit à se débattre et à brailler dans les bras de l'homme pour descendre. En un instant, tous les quatre pataugeaient dans l'eau, s'en arrosaient, la buvaient, tandis que Dann s'y roulait comme un petit chien, la lapait en riant.

— De l'eau ! de l'eau ! criait-il.

Mara s'assit dedans, avec la sensation que tout son corps s'en imbibait, et vit les deux adultes s'accroupir pour boire et s'éclabousser mutuellement, mais l'eau ne leur arrivait qu'à mi-mollets. Elle recouvrait déjà les épaules de Mara et continuait à monter. À ce moment-là, les deux adultes se relevèrent, regardèrent du côté d'où était venue la crue et échangèrent des propos rapides et inquiets, employant des mots inconnus de Mara. Qu'on manquait d'eau et que chacun devait faire tout le temps attention, elle le savait et ne se rappelait plus quand les choses avaient été différentes. C'était cependant la première fois qu'elle entendait parler de crues, de barrages, de gros orages et d'inondations. Puis elle se sentit une fois de plus soulevée de terre et vit que l'homme avait tiré Dann hors de l'eau. Ils étaient à mi-hauteur de la colline quand un autre mugissement retentit et qu'une seconde vague brune déferla. Mais maintenant elle ne faisait plus que mugir ; il y avait aussi des coups violents, des craquements, des grondements, des beuglements et des bêlements aussi, car cette seconde crue charriait toutes sortes d'animaux, dont certains qu'elle n'avait jamais vus, si ce n'est sur les fresques murales de la maison. Quelques-uns étaient rejetés par les remous d'un seul côté du courant principal et, s'apercevant qu'ils avaient pied, montaient sur le bord, puis gagnaient les hauteurs. Les gros animaux se débrouillaient, mais les plus petits étaient emportés au milieu des cris et des gémissements. Mara en vit un semblable à son animal de compagnie et ami, Shera, qui dormait sur son lit à la maison, passer sur un arbre aux branches duquel se raccrochaient une multitude de petits êtres. Mara pleurait maintenant sur le sort de ces pauvres bêtes. Mais, entre-temps, d'autres avaient dévalé des hauteurs et entraient tout droit dans l'eau pour y barboter, s'abreuver, s'abreuver encore et encore, et se rouler dedans, exactement comme tous les quatre avaient fait ; ils avaient tellement soif… Sous les yeux de Mara, l'oiseau de trait émergea de l'herbe en titubant, les pattes écartées, tant il était faible, et, une fois arrivé au bord, s'affala tout simplement et but assis, pendant que l'eau montait, de sorte que son cou pointa vite hors du courant tel un bâton ou un serpent. L'eau montait maintenant à toute vitesse autour de l'éminence sur laquelle ils avaient trouvé refuge. Le trou où, un instant plus tôt, ils avaient barboté, était devenu si profond qu'un grand cheval, comme ceux que montaient ses parents, était immergé jusqu'en haut des jambes. À ce moment-là, une autre vague jaillit du flux principal ; le cheval allongea le pas et se mit à nager. Puis l'oiseau de trait se redressa, et à présent qu'il était tout mouillé, avec ses huppes blanc et noir aplaties et clairsemées, on voyait bien que ce n'était qu'un sac d'os. Mara savait que partout la faune se mourait à cause de la sécheresse et, quand elle vit l'oiseau de trait si décharné et si affaibli, elle comprit. Elle avait un grand livre, avec des images d'animaux collées dedans, dont certains lui étaient inconnus, mais les voilà tous au bord de l'eau, occupés à boire. En ce moment, elle regardait un gros arbre passer à toute vitesse, en roulant et en se balançant, chargé de bêtes ; sous ses yeux, il se dressa soudain et se retourna… et, quand il s'abattit en arrière, les bêtes disparurent. Mara pleurait, croyant sentir sous ses paumes la douce fourrure de son animal de compagnie, et elle se demanda si quelqu'un soignait Shera. C'était la première fois qu'elle prenait conscience que les siens – le Peuple – avaient quitté à la hâte leurs foyers, s'étaient sauvés. Mais qu'étaient devenus les animaux de la maison, le chien et Shera ? Pendant ce temps, au-dessus de sa tête, l'homme et la femme discutaient à voix basse, avec angoisse. Ils n'étaient pas d'accord. L'homme obtint gain de cause et, en un instant, elle et Dann se retrouvèrent propulsés en l'air. Les deux adultes étaient plongés dans l'eau, qui leur arrivait désormais presque aux épaules, si bien que les enfants, eux, étaient immergés jusqu'à la taille. Ils marchaient aussi vite que possible en direction d'une autre éminence beaucoup plus haute et moins rocheuse, non loin de là. Celle-ci leur semblait reculer tandis que les flots montaient autour d'eux, et les touffes d'herbe leur tendaient d'invisibles croche-pieds. Une fois même, l'homme tomba et Dann dégringola de ses bras pour disparaître sous l'eau. Mara poussa un cri. Mais l'homme se releva et sortit Dann du courant. Lorsqu'un grondement dans leur dos annonça l'arrivée d'une nouvelle grosse vague, il tenta de courir et y parvint, avec de grands bonds accompagnés de gerbes d'écume, qui devinrent plus aisés à mesure que l'eau se faisait moins profonde. Ils abordèrent l'autre colline à l'instant précis où la deuxième vague les rattrapait. Tous se retrouvèrent la tête sous l'eau, puis gravirent le versant de la colline, escortés de toutes sortes d'animaux qui se traînaient, ruisselants, à moitié morts, la gueule ouverte et dégoulinante.

Les enfants ne retouchèrent terre qu'au sommet, bien plus élevé que celui qu'ils avaient abandonné. En se retournant, ils virent que la crue arrivait déjà à mi-pente, au-dessus de la corniche où ils avaient marqué une halte, et les animaux qui les avaient suivis se pressaient tellement que leurs cornes et leurs trompes évoquaient le petit bosquet mort près de leur ancienne maison avec ses branches hérissées. Tout était recouvert désormais ; à perte de vue on voyait une eau brunâtre, des flots tumultueux et menaçants, et toutes les hauteurs étaient encombrées d'animaux. Juste à côté de l'endroit où se trouvaient les humains, les deux enfants cramponnés aux jambes de leurs sauveteurs, il y avait un gros rocher plat, grouillant de serpents. Mara n'en avait jamais vu de vivant, même si elle savait qu'il en restait encore quelques-uns. Ils étaient allongés ou lovés, bougeaient à peine, comme s'ils étaient morts, mais ils étaient seulement fatigués. D'autres nageaient vers la colline, à travers les remous, et après s'être mis au sec, se déroulaient puis demeuraient inertes.

— Encore une trombe d'eau, dit la femme.

Au-dessus d'eux, le ciel était bleu, sans un nuage, et le soleil brillait sur l'inondation.

— J'ai vu une rivière dévaler un jour, pareil, mais c'était il y a trente ans, répondit l'homme. J'avais à peu près l'âge de ces enfants. C'était là-haut dans le Nord. Un grand barrage avait lâché en altitude. Manque d'entretien…

— Ça, ce n'est pas un barrage, objecta la femme. Aucun barrage ne pourrait retenir de telles quantités d'eau.

— Non, acquiesça-t-il. La plaine au-dessus des vieilles gorges a dû être inondée et l'eau s'est engouffrée dans les gorges comme dans un entonnoir pour descendre jusqu'ici.

— Quel dommage que toute cette eau soit gaspillée…

Entre-temps, dans un rocher plat, Dann avait trouvé une sorte de vasque où coulait un filet d'eau, et s'y était assis. Mais il n'était pas seul : des lézards et des serpents lui tenaient compagnie.

— Dann ! appela Mara.

Le petit n'entendait rien. Il caressait un gros serpent gris, couché à ses côtés dans l'eau, et émettait des sons de contentement.

— Arrête, c'est dangereux, cria Mara, levant les yeux vers la femme pour qu'elle lui prête renfort.

Mais celle-ci n'écoutait pas. Elle regardait au loin, dans la direction que Mara savait être le Nord : un autre mur d'eau déferlait. Sans être aussi haut que les précédents, il l'était assez pour pousser devant lui des rochers et des cadavres de bêtes. Les grosses munies de trompes, de grandes oreilles et de défenses.

— Nous ne pouvons plus nous permettre de perdre encore beaucoup d'animaux, observa l'homme.

— Quelques cadavres de plus ne changent pas grand-chose, j'imagine, répliqua la femme.

Ils parlaient très fort pour couvrir le vacarme du courant, des rochers et des pierres qui s'entrechoquaient, et les cris des animaux.

Dann se leva, sortit de sa flaque en déroulant un gros serpent vert qui était venu se blottir contre son bras. Il grimpa vers eux, attentif à ne pas marcher sur un reptile ou un animal trop épuisé pour s'écarter de son chemin, et se planta devant les deux grandes personnes en geignant :

— J'ai faim, j'ai très faim…

Mara s'aperçut alors qu'elle aussi avait faim depuis longtemps. À quand remontait la dernière fois où ils avaient mangé ? Les méchants ne leur avaient pas donné de nourriture. Et avant… Mara avait l'esprit plein de vignettes très précises qu'elle tâchait de rattacher les unes aux autres : ses parents qui se penchaient pour lui dire : « Sois courageuse, sois courageuse et veille sur ton petit frère » ; le géant au visage sombre, hostile, et avant, le tranquille train-train de leur foyer qui avait précédé tous ces terribles événements. Elle ne se rappelait pas avoir mangé : les provisions manquaient depuis une éternité, mais il y avait bien eu des choses pour se nourrir. À ce moment-là, elle regarda Dann avec attention, ce qu'elle n'avait pas fait depuis des jours, tant elle avait été assoiffée et effrayée, et s'aperçut que son petit visage était hâve et jaune, alors qu'il avait été un enfant potelé, débordant de santé. Elle ne l'avait jamais vu ainsi. Elle remarqua autre chose : sa tunique, le sac brun du peuple des Rochers, était complètement sec. L'eau s'était évaporée au moment où il était remonté de la vasque. Sa tunique à elle aussi était sèche. Le contact fin et glissant, sans vie, de l'étoffe lui faisait horreur, mais celle-ci séchait vite.

— Nous n'avons pas beaucoup de vivres, dit l'homme, et si nous les mangeons maintenant, on risque de ne plus en trouver.

— J'ai si faim… chuchota Mara.

L'homme et la femme échangèrent des regards anxieux.

— On n'est plus loin maintenant, objecta-t-il.

— Mais il y a toute cette eau.

— Elle va bientôt baisser.

— Loin d'où ? s'enquit Mara en tirant la femme par son insaisissable tunique brune. De la maison ? On est près de la maison ?

Au moment même où elle le disait, son cœur se serra parce qu'elle savait que c'était absurde ; ils ne rentraient pas à la maison. La dame s'accroupit afin que son visage soit au niveau du sien, tandis que l'homme faisait de même avec le petit garçon.

— Tu as sûrement compris à l'heure qu'il est ? murmura-t-elle.

Son visage large, tout en angles et en creux, aux yeux brûlants au fond de leurs cavités, trahissait une tristesse désespérée. Son compagnon tenait Dann par les bras en disant :

— Arrête de répéter ça, arrête.

Mais le petit garçon n'avait rien dit, il pleurait. Des larmes coulaient sur ses joues maigres, maintenant qu'il avait assez bu pour pouvoir verser des pleurs.

— Qu'est-ce que le seigneur Gorda t'a dit ? Il t'a sûrement dit quelque chose…

Mara ne put que hocher la tête, d'un air misérable, la gorge pleine de sanglots.

— Eh bien, alors ! s'écria la femme, se redressant.

L'homme aussi se releva et, une fois debout, tous les deux échangèrent un regard. Mara voyait bien qu'ils ne savaient pas quoi faire ni quoi dire.

— Tout ça les dépasse, reprit la femme. Ce n'est guère surprenant.

— Mais ils doivent comprendre.

— Mais je comprends. Vraiment, je comprends, protesta Mara.

— Bon, dit la femme. Qu'est-ce qui est le plus important ?

— Je m'appelle Mara, murmura la fillette après avoir bien réfléchi.

Alors, l'homme s'adressa au petit garçon :

— Et toi, comment t'appelles-tu ?

— Lui, c'est Dann, souffla Mara, au cas où il l'aurait oublié, ce qui était le cas, car il répondit :

— Je m'appelle pas comme ça, je m'appelle pas Dann.

— C'est une question de vie ou de mort, déclara l'homme. Vous devez vous en souvenir.

— Vous feriez mieux d'essayer d'oublier vos vrais noms, ajouta la femme.

Et Mara songea que ce ne lui serait pas difficile, car son nom appartenait à une autre vie, où les gens étaient bons et gentils, et où elle n'avait pas toujours soif.

— J'ai faim, répéta Dann.

Les deux adultes s'assurèrent que le rocher derrière eux n'abritait pas de serpent. Il y avait un couple de lézards et quelques scorpions qui n'avaient pas l'air découragés par l'inondation. Ils devaient avoir émergé des crevasses pour voir la cause de tout ce raffut. Prenant un bâton, l'homme le brandit délicatement en direction des lézards et des scorpions, qui disparurent dans les rochers.

Tous les quatre s'assirent sur le rocher. La femme avait un grand sac attaché à la taille. De l'eau y avait pénétré, mais les provisions à l'intérieur étaient si bien emballées dans des liasses de feuilles qu'elles étaient encore presque intactes, juste un peu mouillées. Il y avait deux tablettes d'une épaisse substance blanche et elle cassa chacune en deux pour que tout le monde ait sa part. Mara prit une bouchée et lui trouva un goût fade.

— C'est tout ce qu'il y a, prévint la dame.

Dann était si affamé qu'il mordit à belles dents, mâcha et avala, puis reprit une nouvelle bouchée. Mara suivit son exemple.

— Tout ce que vous ne finissez pas, vous me le rendez, ordonna la femme. (Elle ne mangeait pas, mais regardait les enfants s'alimenter.)

— Mange, lui dit l'homme. Il le faut. (Mais lui-même avait à peine touché à sa ration.)

— C'est la nourriture du peuple des Rochers ? demanda Dann, surprenant agréablement sa sœur, qui savait qu'il remarquait certaines choses, les enregistrait et les ressortait plus tard, alors même qu'on le croyait trop petit pour comprendre.

— Oui, répondit l'homme. Et vous avez intérêt à vous y habituer parce que je doute que vous trouviez autre chose… Du moins, pendant quelque temps.

— Pendant un bon moment sans doute, renchérit la dame. Au train où vont les choses…

L'homme et la femme se levèrent et allèrent se poster à l'extrême limite d'un rocher pour contempler l'eau. Elle était toujours au même niveau. Toutes les hauteurs étaient envahies, littéralement surpeuplées d'animaux qui attendaient la décrue, comme eux. En contrebas, la vaste étendue de flots bruns coulait à un débit rapide, charriant encore des buissons, auxquels s'agrippaient de petits êtres, et même des arbres, avec de gros animaux en équilibre dessus. Le courant semblait toutefois perdre de son impétuosité.

— Le pire est derrière nous, commenta la femme.

— S'il n'y a pas autre chose à venir, ajouta l'homme.

Le ciel était toujours d'un bleu dur, limpide, tel un couvercle posé sur toute chose. Le soleil était de plomb, et on n'apercevait pas de nouvelles grosses vagues en provenance du nord.

Dann s'était assoupi, un morceau de la substance blanche à moitié mangé à la main. La femme le lui reprit et le rangea dans son sac. Elle se rassit, ferma les yeux et piqua du nez. Les yeux de l'homme se fermèrent à leur tour et il s'écroula, endormi.

— Mais il faut rester éveillé, les implorait la fillette. Il le faut. Et si les méchants arrivaient ? Et si un serpent nous piquait ?

Puis elle aussi sombra dans le sommeil, mais n'eut conscience d'avoir dormi que plus tard, alors qu'elle se relevait tant bien que mal avec une seule pensée : Où est mon frère ? Où sont les autres ? La tête lui élançait, parce qu'elle était restée étendue au soleil, qui s'était à présent déplacé et déclinait à l'horizon, jetant des reflets roses sur les flots. L'eau qui avait recouvert la vallée avait baissé, se réduisant à un simple fleuve. Dann était réveillé et tenait la main de la femme. Tous deux étaient perchés plus haut, à un endroit d'où ils avaient une vue imprenable. Leur colline était désormais cernée de vase brune, et les herbes jaunes commençaient à relever la tête.

— Où allons-nous traverser ? demanda la femme.

— Je ne sais pas, mais il faut trouver, répondit l'homme.

Les rochers avoisinants n'étaient plus couverts d'animaux, car ces derniers regagnaient prudemment les hauteurs de la crête. Tous ne tarderaient pas à souffrir de nouveau de la soif, songea Mara. Nous aussi nous aurons soif. Et faim. Ils avaient dormi tout l'après-midi.

— À mon avis, on peut essayer sans danger, poursuivit l'homme. Entre les trous d'eau, la terre doit être ferme.

— Un peu risqué.

— Pas autant que de rester ici s'ils sont à nos trousses.

L'obscurité envahissait le ciel. Les étoiles firent leur apparition et une lune jaune vif entama son ascension. La vase miroitait. Les touffes d'herbe miroitaient. Le courant impétueux devenu fleuve miroitait également.

L'homme sauta à bas des rochers et descendit au pied de la colline, faisant flic flac en marchant.

— Le sol est ferme dessous, déclara-t-il.

Il prit dans ses bras le petit garçon endormi et silencieux, puis lança à Mara :

— Tu peux te débrouiller ?

Quand Mara se lança à son tour, elle s'enfonça dans une boue épaisse, mais dessous c'était dur. Le clair de lune était si fort que les rochers et les branchages fichés dans la boue jetaient de grandes ombres, et que les bêtes noyées qui gisaient un peu partout avaient des silhouettes sinistres. Leurs pieds se prenaient dans les herbes, mais ils poursuivirent leur chemin, passèrent devant la colline où ils étaient montés la première fois et où il n'y avait plus aucun animal, puis arrivèrent au bord du fleuve. L'autre rive semblait très éloignée. L'homme ramassa une branche cassée, la tint par la partie feuillue et s'avança prudemment à la limite de l'eau. Il plongea sa branche, qui disparut aux regards. Il pataugea le long du bord, tenta un nouvel essai et la branche disparut encore. Il refit la même chose plus loin et, cette fois-ci, son bout de bois ne s'enfonça que de la hauteur des genoux de l'enfant.

— Ici ! cria-t-il.

Et la femme de soulever Mara de terre. Les deux adultes entrèrent dans le courant brunâtre, qui était rapide, tourbillonnant et bruyant, mais peu profond.

— Pas à cet endroit !

L'homme marchait en tête avec Dann, plongeant sa branche dans les flots à chaque pas, et la femme le suivait de près, chargée de Mara. « S'il y a une nouvelle inondation, se disait celle-ci, nous allons nous noyer. » Et elle tremblait de peur. Ils étaient juste au milieu de la rivière, à ce moment-là ; tout luisait et miroitait à cause de la lune, qui ourlait d'or le moindre remous. Sur l'autre rive, la vase formait une bande jaunâtre phosphorescente. Ils progressaient très lentement, un pas suivi d'un arrêt, le temps que l'homme sonde la profondeur de l'eau, puis un autre pas suivi d'un autre arrêt, comme si cela ne devait pas avoir de fin. Soudain, ils se retrouvèrent au sec, sur la vase. Tout près se dressaient quelques arbres. Leurs troncs avaient été presque entièrement immergés, alors que, d'habitude, ils délimitaient le bord d'une mare. Ils avaient l'air frais et bien verts. C'était à cause de leur proximité avec l'eau, car la végétation autour de la maison de Mara était moribonde ou déjà morte. On apercevait des taches noires sur les branches. Des oiseaux. Ils avaient dû rester tranquillement perchés là pendant toute l'inondation.

À présent, ils étaient à bonne distance de l'eau. Mara sentit qu'on la reposait par terre, tandis que le corps entier de sa protectrice semblait se redresser, soulagé de ne plus avoir à porter le poids de Mara. « Elle doit être très fatiguée, et faible aussi, parce que je ne suis vraiment pas lourde », pensa une fois de plus Mara.

Ils cheminaient prudemment au milieu des touffes d'herbe mouillée et boueuse, à bonne distance du courant. Ils atteignirent l'éminence qui était aussi loin qu'ils l'avaient vu du haut de la grosse colline où ils s'étaient réfugiés. Une fois qu'ils l'eurent gravie, devant eux s'étalaient des arbres en assez grand nombre. On était loin de la maison – Mara avait eu la folle pensée, même si elle savait que ce n'était pas possible, qu'ils rentraient peut-être à la maison. Elle tenta de se rappeler si elle avait déjà vu tant d'arbres à la fois. Ceux-là avaient des feuilles, mais, en passant dessous, elle sentit leur sécheresse. Ces arbres assoiffés avaient dû rêver de toute cette eau qui coulait impétueusement, juste de l'autre côté de la crête, et qui leur était interdite.

L'homme trébucha et tomba, parce qu'il avait buté sur une grosse chose blanche. Un os. S'étant aussitôt relevé, il dit à Dann qui avait fait une nouvelle chute et braillait :

— Ne pleure pas, chut ! Tais-toi.

Devant eux coulait une nouvelle rivière aux flots rapides. L'humidité était remontée jusqu'ici, à la limite des arbres, et avait affouillé la terre sous une berge, creusant une grotte. Dans cette grotte se trouvait un tas de bâtons blancs : des ossements. Au moyen de sa branche, l'homme fourgonna les ossements, qui sortirent en s'entrechoquant.

— Tu te rends compte ?

— Oui, répondit la femme, qui, en dépit de sa fatigue, était intéressée.

— Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est ? demanda Mara, tirant la main de la femme puis celle de l'homme.

— C'est là que reposent les ossements des anciens animaux et l'inondation les a mis au jour… Regarde.

Mara vit des défenses si grandes et si épaisses qu'on aurait dit des arbres. Elle vit des os blancs énormes. Elle vit des cages faites d'os, mais savait que c'étaient des côtes. Elle n'avait jamais rien imaginé d'aussi gros.

— Ce sont des animaux dont la race est éteinte, expliqua l'homme. Ils ont disparu il y a des centaines d'années.

— Et pourquoi ?

— C'est la dernière fois où il y a eu une terrible sécheresse. Elle a duré si longtemps que tous les animaux sont morts. Les grands. Ils étaient deux fois plus grands que nos animaux à nous.

— Est-ce que cette sécheresse va durer aussi longtemps ?

— Espérons que non, répondit-il. Sinon nous aussi nous serons frappés d'extinction. (La femme éclata de rire. Elle riait vraiment, mais Mara ne trouvait pas cela drôle, plutôt affreux.) Il faudrait absolument recouvrir tous ces ossements et marquer l'endroit. Quand les choses s'arrangeront, on pourra revenir les examiner de près.

« Il croit que les choses vont s'arranger », pensa Mara.

— On n'a pas le temps maintenant, dit la femme.

L'homme fouillait toujours la terre humide avec sa branche et les ossements continuaient à tomber en vrac, en cliquetant.

— Pourquoi ici ? chuchota Mara.

— Une autre crue comme celle-ci a probablement charrié des charognes, et elles se sont entassées ici. À moins que ce ne soit un cimetière…

— Je ne savais pas qu'il y avait des cimetières d'animaux.

— Les grands animaux étaient très intelligents. Presque aussi intelligents que les êtres humains.

— Ce n'est pas un cimetière, dit la femme. Toutes les différentes espèces animales ensemble ? Non, c'est le résultat d'une crue. Nous avons vu aujourd'hui comment les choses ont dû se passer.

L'homme tira du monceau d'ossements une cage thoracique gigantesque : quand il se mit debout à l'intérieur, les côtes formaient comme un toit au-dessus de lui. Leurs extrémités reposaient sur la terre humide et s'y enfonçaient sous l'effet du poids. Le gros os central, la colonne vertébrale, était presque aussi épais que son corps. Si quelques côtes n'avaient pas été cassées, laissant des trous, l'homme n'aurait pas eu la force de tirer la cage ; elle eût été trop lourde.

— Qu'est-ce que cela pouvait bien être ? s'écria la femme.

— L'ancêtre de notre cheval, sans doute, répondit-il. Ils étaient trois fois plus gros à l'époque.

Il resta planté là, entre les côtes cassées qui se recourbaient au-dessus de sa tête. La lune projetait à côté une autre cage en ombre chinoise, avec une tache à l'intérieur, son ombre à lui.

— N'oublie jamais où se trouve cet ossuaire, recommanda la femme à Mara. Nous ferons notre possible pour y revenir, mais, les choses étant ce qu'elles sont, qui sait…

Et elle s'interrompit, de peur d'effrayer Mara. Laquelle se disait : « Ça veut dire qu'elle ne se rend pas compte à quel point toutes les autres choses qu'elle a dites sont effrayantes. » Et puis comment Mara pourrait-elle se souvenir de l'endroit où étaient les ossements alors qu'elle ignorait où ils allaient ?

— Allez, reprit la femme, il faut se dépêcher.

L'homme, lui, n'avait pas envie de partir. Il aurait aimé continuer à farfouiller parmi ces vieux ossements. Mais il sortit des côtes du cheval fossile, reprit Dann dans ses bras, et ils se remirent en marche, Mara cramponnée à la main de la femme.

Peu après, le sol redevenait sec. Ils avaient retrouvé cette aridité si familière à Mara. Elle entendait les scarabées stridulants en mettre un coup dans les arbres. Elle sentait sa tunique sèche. La boue sur ses jambes et sur ses pieds était sèche aussi. Tous auraient encore bientôt soif. Mara avait déjà un peu soif. Avec nostalgie, elle songea à toute l'eau qu'ils avaient laissée derrière eux. Sa peau lui donnait de nouveau la sensation d'être déshydratée. La lune jetait ses derniers feux et descendait dans le ciel.

C'était la canicule. Tout bruissait de sécheresse : l'herbe, les fourrés, un petit vent rampant. À ce moment-là, devant eux, apparut un Village des Rochers.

— Pas un bruit ! ordonna l'homme au petit garçon.

— Silence, silence, dit la femme à Mara, tout bas.

Et ils coururent vers le village. Contrairement au précédent, celui-ci donnait la sensation d'être habité ; une lueur brillait à une fenêtre, une toute petite lumière, bien chiche. En une minute, ils avaient atteint la maison et l'homme avait fait coulisser la porte. Une femme de haute taille sortit aussitôt. Elle posa la main sur l'épaule de Mara et quand son petit frère, à moitié endormi, glissa des bras de l'homme, elle posa son autre main sur l'épaule du garçonnet. Ensuite, les trois grandes personnes chuchotèrent au-dessus de la tête de Mara, à toute vitesse et très bas, pour qu'elle ne les écoute pas. « Au revoir Mara, au revoir Dann », finit-elle tout de même par entendre, et le couple qui les avait sauvés – portés, gardés, nourris et protégés contre toute cette eau – s'enfuit en courant, courbé en deux. L'instant d'après, ils avaient disparu entre les arbres qui poussaient au milieu des rochers.

— Entrez, murmura la nouvelle femme, qui les poussa à l'intérieur, les suivit et remit la porte en place.

Ils se trouvaient dans une salle semblable à la première salle rocheuse, mais plus spacieuse. Au milieu trônait une table, constituée de blocs de pierre comme l'autre, et entourée de tabourets en bois. Une lanterne à pétrole était pendue à un mur, la même que celle qui servait dans les resserres ou les chambres des serviteurs.

Étaient fixées aussi aux murs des appliques qui s'éteignaient toutes seules quand il y avait assez de lumière, s'allumaient avec l'obscurité et baissaient ou s'intensifiaient suivant les variations lumineuses. Mais ces globes-là étaient cassés, exactement comme ceux de leur maison. Il y avait belle lurette que ces lampes intelligentes ne marchaient plus.

— Bon ! Alors, avant toute autre chose, comment t'appelles-tu ? demanda la nouvelle dame.

— Mara, répondit la petite, sans trébucher.

À présent, la dame regardait le petit garçon, qui dit sans une hésitation :

— Je m'appelle Dann.

— Bien, dit-elle. Et moi, je m'appelle Daima.

— Mara, Dann et Daima, répéta Mara en souriant d'une manière bien à elle à Daima, qui lui rendit son sourire.

— Exactement.

La façon dont Daima les regardait maintenant de la tête aux pieds poussa Mara à s'examiner, ainsi que son frère. Tous deux étaient couverts d'une pellicule de poussière et leurs jambes étaient constellées de boue séchée.

Daima passa dans la pièce voisine et revint avec une grande cuvette, peu profonde, faite d'un métal que Mara savait incassable et indéformable. Elle la posa par terre. Mara enleva sa chemise brune à Dann, le planta dans la cuvette et l'arrosa d'eau. Debout là, à moitié endormi, il tentait d'attraper des gouttes d'eau avec ses mains.

— Nous avons tellement soif… murmura Mara.

Daima remplit une demi-tasse d'eau avec une grosse cruche, cette fois en terre, et la présenta à Mara pour qu'elle la donne à Dann. La petite fille la tint pendant qu'il buvait goulûment son contenu. En la restituant à Daima, Mara pensa qu'il allait se reproduire la même chose que la veille – la veille ?… on aurait dit qu'il y avait une éternité –, quand Dann avait avalé toute l'eau sans que personne remarque qu'elle n'avait rien pris. Alors, elle tendit la tasse d'une main ferme en disant :

— J'ai soif moi aussi.

— Je ne t'avais pas oubliée, la rassura Daima, souriante, avant de lui servir une demi-tasse.

Mara était si habituée à ces économies qu'on n'avait rien besoin de lui dire. Après que Dann fut sorti de la cuvette, elle retira sa tunique brune et pénétra à son tour dans l'eau grise. Daima lui rendit la tasse et Mara s'aspergea, avec soin, car elle savait qu'on l'observait pour voir si elle se débrouillait bien, et était donc consciente de tous ses gestes. Puis, juste au moment où elle allait dire que leurs cheveux étaient poussiéreux, Daima prit une serviette et lui en frotta énergiquement la tête, en s'interrompant dans sa tâche pour inspecter la serviette, qui était brune et pleine de poussière. Une autre serviette servit à nettoyer les cheveux de Dann, aussi sales que ceux de sa sœur. Les deux serviettes maculées échouèrent dans l'eau du bain.

Les deux enfants étaient tout nus. Daima emporta leurs tuniques à la porte, fit glisser légèrement celle-ci et secoua vigoureusement les vêtements dehors. À la lumière de la lampe murale qui trouait l'obscurité, ils virent s'envoler des nuages de poussière. Daima dut secouer longuement les tuniques.

Ensuite, Dann et Mara les renfilèrent par la tête. Mara savait que toute la saleté était partie. En fait, elle savait pas mal de choses sur l'étoffe des tuniques : que celle-ci ne prenait pas l'eau, que la poussière et la saleté se posaient seulement dessus sans s'incruster, qu'elle n'avait pas besoin de lavage et était inusable. Une tunique ou un vêtement pouvaient durer toute une vie à son propriétaire, puis servir encore à ses enfants et à ses petits-enfants. L'étoffe pouvait brûler, mais elle se consumait si lentement qu'on avait le temps d'étouffer les flammes, et elle ne gardait même pas de traces de brûlure. Il y avait des coffres entiers de ces tuniques sacs à la maison, mais tout le monde les avait en horreur. Seuls les esclaves en portaient.

— Avez-vous faim ? demanda alors Daima.

— Oui, avoua Mara. (Le petit garçon ne souffla mot. Il dormait presque debout.)

— Avant d'aller te coucher, rappelle-toi quelque chose, dit Daima en se penchant vers lui. Si on te questionne, vous êtes mes petits-enfants. Tu es mon petit-fils, Dann.

Mais il dormait déjà. Mara l'attrapa au vol et le porta à l'endroit indiqué par Daima : une couchette basse en pierre, avec un coussin et une courtepointe de la même étoffe brune infroissable. Elle le coucha, mais ne le recouvrit pas, car il faisait déjà très chaud.

Sur la table de pierre, Daima avait disposé un bol contenant des fragments de la substance blanche à laquelle Mara avait goûté la veille, mais celle-ci était maintenant mélangée à des feuilles vertes et à un peu de bouillon. Mara mangea tout son repas, sous le regard de Daima.

Puis Mara s'enquit :

— Vous me permettez de vous poser des questions ?

— Vas-y.

— Combien de temps on doit rester ici ? (Au moment même où elle prononçait ces mots, elle savait déjà la réponse.)

— Vous allez habiter ici.

Mara se retint de pleurer.

— Où sont mon père et ma mère ?

— Qu'est-ce que Gorda t'a dit ?

— J'avais si soif ! répondit Mara. Je n'ai pas pu écouter quand il m'a dit des choses.

— C'est vraiment dommage. Vois-tu, moi-même je ne suis pas très au courant. J'espérais que tu pourrais m'en apprendre davantage. (Elle se leva et bâilla.) J'ai passé une nuit blanche. Je vous attendais plus tôt.

— Il y a eu une inondation.

— Je sais. Je l'ai vue passer de là-haut. (Elle montra la fenêtre, un simple trou carré dans le mur, sans rien pour le protéger ou empêcher les gens de regarder à l'intérieur. Il faisait jour dehors ; le soleil était levé. Daima tendit le doigt vers une crête, derrière quelques maisons rocheuses.) C'est par là que vous êtes arrivés. De l'autre côté de cette montagne se trouve la rivière. Pas l'endroit où vous avez traversé, mais la même, plus haute. Et plus loin il y a une autre rivière… si on peut parler de rivières aujourd'hui. Ce ne sont que des trous d'eau. (Puis elle saisit Mara par les épaules et l'obligea à se tourner pour qu'elle soit face à la salle.) Ta maison est dans cette direction. Rustam est par là.

— C'est loin d'ici ?

— À cette époque, à une demi-journée à vol d'oiseau. Six jours de marche.

— Nous avons fait une partie du chemin grâce à un oiseau de trait. Mais il était fatigué et s'est arrêté. (Les yeux de Mara se remplirent de larmes et elle murmura, en se mettant à pleurer :) Il doit être mort, je crois. Il était si maigre…

— Je crois que c'est toi qui es fatiguée. Je vais te mettre au lit.

Daima emmena Mara dans une chambre intérieure. Celle-ci ressemblait à la pièce de devant, mais à la place de la grande table de pierre centrale, elle contenait des alcôves, trois en tout, encastrées dans les murs. Ici, le toit n'était pas fait de chaume, mais de fines plaques rocheuses.

Daima montra à Mara quelle couchette prendre, ainsi que le petit réduit de pierre abritant les toilettes.

— Je vais m'étendre un peu moi aussi, lui dit-elle. Ne bouge pas quand je me lèverai. (Elle s'allongea sur une couchette garnie de coussins pour plus de confort et eut l'air de s'endormir aussitôt.)

Sur sa couchette de pierre, dure malgré les coussins, Mara était loin de dormir. D'abord, elle s'inquiétait pour Dann dans la chambre voisine. Et s'il se réveillait et se retrouvait seul dans ce lieu inconnu ? Elle avait envie de réveiller Daima pour lui en parler mais n'osa pas. Plusieurs fois, elle glissa à bas de cette couchette inconfortable et alla à la porte à pas de loup pour écouter, mais alors Daima se leva et passa à côté. Mara eut le temps de bien la regarder.

Daima était vieille. Elle était comme les grand-mères et les grand-tantes de Mara. Elle avait les mêmes longs cheveux noirs et brillants, striés de gris jusqu'aux extrémités, et ses jambes avaient des varices. Ses mains étaient grandes et osseuses. Brusquement, Mara songea : « Mais c'est une Personne, elle fait partie du Peuple ! Alors, qu'est-ce qu'elle fait ici, dans un Village des Rochers ? »

Mara était désormais sûre de ne pas dormir. Elle s'assit dans son lit et promena ses regards à la ronde. Un grand cierge posé par terre projetait une belle clarté régulière qui lui permettait de presque tout voir. Les murs étaient faits de gros blocs de pierre lisses. Dessus, elle distinguait des bas-reliefs, dont certains étaient colorés. Ils n'étaient pas comme ceux qu'il y avait dans l'autre maison des Rochers et qui, eux, étaient raboteux. Au-dessus de sa tête, les grandes colonnes de pierre qui soutenaient les dalles du toit étaient elles aussi sculptées. Des étagères étaient taillées dans le roc. Dans un coin, il y avait une petite pièce qui faisait saillie et, en face de celle-ci, une porte donnant sur une chambre intérieure, avec des tentures coupées dans l'étoffe brune infroissable. Cette chambre était pourvue d'une fenêtre, mais il y avait des volets de bois, mal fermés. On pouvait voir à l'intérieur si on voulait. Dehors, en ce moment, les gens allaient et venaient ; Mara les entendait parler.

Maintenant Mara était bien assise, les bras sur les genoux, et n'avait jamais autant réfléchi de sa vie.

À la maison, il y avait un jeu auquel tous les parents jouaient avec leurs enfants. Cela s'appelait « Qu'as-tu vu ? ». Mara avait à peu près l'âge de Dann quand, un soir, elle avait été appelée dans le bureau de son père, où il siégeait dans son grand fauteuil sculpté polychrome.

— Tiens, nous allons jouer à un jeu, lui avait-il dit. Quelle a été la chose que tu as le plus aimée aujourd'hui ?

Au début, elle jacassa :

— J'ai joué avec mon cousin… J'ai été dans le jardin avec Shera…. J'ai construit une maison de pierre.

— Décris-moi ta maison, lui avait-il alors demandé.

— J'ai construit une maison avec les galets qui viennent du lit de la rivière.

— Parle-moi donc des galets.

— Ils étaient surtout lisses, mais certains étaient pointus et avaient des formes différentes.

— Dis-moi à quoi ressemblaient tes galets ? Quelle couleur avaient-ils ? Et comment étaient-ils au toucher ?

Et le temps que le jeu se termine, elle savait pourquoi certains galets étaient lisses et d'autres pointus, pourquoi ils étaient de couleurs différentes, certains fendillés, d'autres si petits qu'on eût presque dit du sable. Elle savait comment les rivières charriaient des cailloux et comment certains d'entre eux pouvaient venir de très loin. Elle avait aussi appris que la rivière avait été jadis deux fois plus large qu'aujourd'hui. Il ne semblait pas y avoir de fin à ses connaissances. Son père ne lui avait pourtant pas dit grand-chose, mais ne cessait de lui poser des questions afin qu'elle trouve les réponses toute seule. Par exemple : « À ton avis, pourquoi certains galets sont-ils ronds et lisses et d'autres encore pointus ? » Elle avait réfléchi, puis répondu : « Certains sont restés longtemps dans l'eau, se polissant contre d'autres, et il y en a qui viennent de se détacher de plus grosses pierres. » Tous les soirs, son père ou sa mère l'appelait pour une séance de « Qu'as-tu vu ? ». Elle adorait ça. Pendant la journée, en jouant dehors ou avec ses jouets, seule ou en compagnie d'autres enfants, elle pensait malgré elle : « Maintenant fais attention à ce que tu fais pour pouvoir leur raconter ce soir ce que tu as vu. »

Mara avait cru que le jeu ne changerait jamais. Mais, un soir, elle était là quand son petit frère s'était vu demander pour la première fois : « Qu'as-tu vu ? », et elle comprit alors combien le jeu avait changé pour elle. En effet, maintenant ce n'était plus seulement : « Qu'as-tu vu ? » mais : « Qu'as-tu pensé ? Qu'est-ce qui t'a amenée à penser ça ? Es-tu sûre que ta pensée est vraie ? »

Quand elle eut sept ans, ce n'était pas si vieux, et qu'il fut temps pour elle d'aller à l'école, elle se retrouva dans une salle avec une vingtaine d'enfants – tous de sa famille ou de la Grande Famille – et la maîtresse, la sœur de sa mère, annonça :

— Maintenant nous allons jouer à « Qu'as-tu vu » ?

Les trois quarts des enfants jouaient à ce jeu depuis qu'ils étaient tout petits, mais certains non. Ceux-là, les autres les plaignaient parce qu'ils n'étaient pas très éveillés et demeuraient souvent silencieux quand leurs camarades de classe entonnaient le fameux « J'ai vu… ». Au début, Mara fut mortifiée que ce jeu auquel ils jouaient à plusieurs en même temps fût plus simple, plus enfantin qu'au temps où elle était encore avec ses parents. C'était comme de remonter aux premières phases du jeu : « Qu'as-tu vu ? – J'ai vu un oiseau. – Quel genre d'oiseau ? – Il était noir et blanc, avec un bec jaune. – Quel genre de bec ? – Pourquoi le bec a-t-il cette forme, à ton avis ? »

Alors, elle saisit ce qu'elle était censée comprendre. Pourquoi un enfant voyait-il ceci et un autre cela ? Pourquoi fallait-il parfois plusieurs enfants pour tout voir sur un caillou, un oiseau ou une personne ?

Mais les leçons en compagnie des autres élèves cessèrent. C'était à cause de tous les troubles qui se succédaient et des gens qui partaient, car le nombre des enfants diminuait tous les jours, jusqu'à ce qu'il n'y eût plus que Mara et Dann, et leurs cousins proches.

Puis il n'y eut plus classe. Pas même avec les parents, qui étaient silencieux et inquiets, et n'arrêtaient pas de dire aux enfants de rentrer. Et puis… il y eut la nuit où leurs parents disparurent et où Dann et elle se retrouvèrent avec le méchant. Le gentil frère s'appelait Gorda. C'était le seigneur Gorda, ainsi que le leur avaient dit leurs deux sauveteurs. Elle savait qu'il y avait un roi et que ses parents avaient un rapport avec la cour.

Sans cesse elle cherchait à se revoir plantée devant Gorda pendant qu'il s'adressait à elle et qu'elle ne parvenait pas à l'écouter. Mais tout ce qui lui revenait, c'étaient son visage fatigué, anguleux, ses yeux rougis par le manque de sommeil, sa bouche aux commissures pleines d'écume grise. Il était si maigre ! Exactement comme l'oiseau de trait. Il n'était pas loin de mourir, comprit Mara. Peut-être était-il déjà mort ? Et ses parents ? Il lui avait parlé de ses parents.

Et maintenant, cet endroit, ce village… Le peuple des Rochers. En son sein, une Personne. Cette dernière les hébergeait et redoutait qu'on ne les recherche, mais pourquoi les aurait-on recherchés ? Pourquoi Dann et elle étaient-ils si importants ? Et si c'était le cas, aux yeux de qui ?

Au beau milieu de ces pensées, la tête de l'enfant tomba sur ses genoux. Elle se détendit doucement et s'endormit… Et puis Daima était penchée au-dessus d'elle, et la voix de son frère lui parvint :

— Mara, Mara, Mara…

Une éblouissante lumière dorée entrait par le carré de la fenêtre. Ce devait être la mi-journée. Plus aucun bruit de voix, ni mouvement dehors. C'était l'heure de se protéger du soleil. Cette salle était fraîche. Les cris perçants du petit garçon – « Mara, Mara ! » – réveillèrent Mara en sursaut. Descendant de sa couchette, ou plutôt de son étagère de pierre, elle passa dans la pièce voisine au moment où il se ruait à sa rencontre, manquant la renverser : « Mara, Mara ! » Son visage et sa voix trahissaient toute la frayeur des derniers jours. Elle le prit dans ses bras, le porta jusqu'à l'alcôve, le recoucha et s'étendit à ses côtés. Assise à la table de pierre, Daima regardait comment Mara s'y prenait avec l'enfant.

— Là, tout va bien, tout va bien, répétait-elle, tandis que Dann pleurnichait :

— Non, non, non, non.

— Essaie de le faire pleurer moins fort, dit Daima.

Dann entendit. Aussitôt ses sanglots et ses braillements baissèrent d'intensité. Voilà ce qu'il avait appris : à obéir à la peur. Mara le serra contre elle. Il cacha son visage dans l'épaule de sa sœur, en sanglotant sans bruit : « Non, non, non, non… », et resta là, silencieux, mais pas longtemps, car cela recommença un peu plus tard. Tout l'après-midi Mara resta étendue là avec lui, puis Daima proposa :

— À mon avis, il devrait prendre quelque chose.

Mara le porta à table. Il contempla sa pitance, si différente de tout ce qu'il avait pu avaler jusqu'ici, s'empara de sa cuillère, goûta et fit la grimace, mais la faim le poussa à manger, lentement au début. À la fin, tout disparut.

— Je peux sortir ? demanda-t-il soudain.

— Pas encore, répondit Daima. Oui, nous allons sortir, mais à un moment précis, tous les trois. Cette sortie est importante. Jusque-là, tu restes dedans.

— Quelqu'un m'a regardé, dit-il.

— Je sais. Ce n'est pas grave. À l'heure qu'il est, tous savent qu'il y a au moins un enfant ici. Demain, nous sortirons.

Il ressentait encore le besoin de s'agripper à sa sœur ; elle s'assit dans l'alcôve rocheuse pour qu'il puisse se blottir contre son bras et joua au jeu avec lui.

— Quand nous étions sur la première colline, qu'est-ce que tu as vu ? Ensuite, quand nous sommes arrivés à la deuxième colline, quels animaux y avait-il ?

Comme d'habitude, elle était surprise et impressionnée par son don d'observation. Au sujet des insectes, par exemple :

— Une énorme araignée, jaune et noir, au milieu de sa toile entre deux rochers. Et il y avait un petit oiseau pris dans la toile. Et puis sur la deuxième colline, il y avait un lézard…

— Quel lézard, quel genre de lézard ? intervint Daima.

— Il était gros.

— Gros comment ?

— Aussi gros que…

— Aussi gros que moi ? s'enquit Mara.

— Non, non, aussi gros que toi, Daima. (Mara constata que Daima était effrayée.)

— Mais je pouvais aller nulle part à cause de toute l'eau. Il voulait pas me manger, il mangeait un petit animal. Il l'a mangé tout cru.

— Mais quand ? Quand l'as-tu vu ? demanda Mara, croyant qu'il inventait. Mais non, il n'inventait pas.

— Tu dormais, et les deux autres aussi. Vous dormiez tous profondément. Je me suis réveillé parce que le gros lézard faisait du boucan : Miam-miam. Et puis il a fini de manger et il est parti dans les rochers. Et puis j'ai essayé de vous réveiller, mais vous vouliez pas, alors je me suis rendormi.

— Tu ne peux pas savoir quelle chance tu as eue ! s'exclama Daima.

Mara reprit le jeu.

— Et pendant qu'on traversait l'eau, qu'on descendait de la colline, qu'est-ce que tu as vu ?

Dann le leur raconta. Bientôt, songea Mara, elle lui demanderait : « Qu'as-tu vu… ? », après lui avoir rappelé la salle où le méchant l'avait terrifié, mais pas tout de suite. Il n'était pas encore prêt à supporter cette épreuve, Mara le savait. Car elle-même y était à peine prête.

— As-tu déjà joué à ce jeu ? s'enquit Mara auprès de Daima. Je veux dire, quand tu étais petite.

— Bien sûr que oui. C'est ainsi que nous, le Peuple, éduquons nos enfants. Nous l'avons toujours fait. Et permets-moi de te dire que cela m'a toujours été très utile.

Ce « toujours »… Mara eut l'impression de l'entendre pour la toute première fois. Ce mot l'effrayait un peu. Qu'est-ce que cela signifiait, « toujours » ?

D'orange et brûlante, la lumière extérieure avait viré au jaune, et les voix et les mouvements étaient revenus. Plus d'une fois, une tête s'encadra dans le trou de la fenêtre, mais Daima leur fit signe de ne pas y prêter attention, de poursuivre simplement leurs occupations. Mara chantonnait pour bercer Dann, tandis qu'elle-même était assise à la table. Puis l'obscurité tomba. D'autres cubes de nourriture blanche apparurent, cette fois-ci accompagnés d'une sorte de fromage. L'eau servie dans les tasses avait un goût terreux. C'était le début de la soirée. Mara adorait tout ce qu'on faisait quand le jour s'éteignait et que les lumières brillantes s'allumaient dans les maisons : toutes sortes de jeux, et puis le dîner, toujours en compagnie d'un de leurs parents, parfois des deux. Et puis souvent leurs cousins restaient dormir.

Daima gratta contre le mur une espèce d'allumette que Mara voyait pour la première fois et, au moyen de celle-ci, alluma un grand cierge posé par terre, ainsi qu'une autre bougie dans une petite vasque d'huile fixée au bout d'une pointe, elle-même fichée dans une crevasse entre deux roches. On n'y voyait pas très clair dans la salle. Les deux flammes vacillaient et se couchaient sous l'effet du courant d'air de la fenêtre. Des insectes entrèrent, attirés par les flammes. Alors Daima empoigna un lourd volet de bois et le fit coulisser devant la fenêtre. Les flammes se redressèrent, paisibles et régulières. Mara n'était pas ravie, parce qu'elle était habituée à ce que l'air souffle par la fenêtre et circule dans la maison.

Dann était toujours sur les genoux de Mara, qui commençait à le trouver lourd. Mais la fillette savait qu'il avait besoin de ce contact et qu'elle devait tenir aussi longtemps qu'il en avait besoin. À ce moment-là, il fit ce qu'il n'avait pas fait depuis qu'il était tout petit, il recommença à sucer son pouce, avec un fort bruit de succion, qui avait quelque chose d'inquiétant. Cela agaça Daima. Mara retira le pouce de la bouche du petit garçon, mais il se le remit aussitôt dans le bec.

— Je crois que nous devrions tous aller au lit, suggéra Daima.

— Mais il est tôt, protesta Mara.

Il y eut un silence. Mara se doutait que ce que Daima allait dire était important.

— Je sais que tu es habituée à un autre mode de vie. Mais ici, tu devras faire comme moi. (Nouveau silence.) Moi aussi, j'étais habituée à… ce à quoi tu es habituée. Je suis vraiment désolée, Mara. Je sais ce que tu ressens.

Mara prit conscience que toutes deux chuchotaient. Elle-même parlait à voix basse depuis son entrée dans la maison de roc. À ce moment-là, Dann s'écria à haute voix :

— Mais pourquoi, pourquoi, pourquoi, Daima ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?

— Chut ! répondit Daima. (Et le petit garçon de se mettre aussitôt à chuchoter :) Pourquoi, pourquoi ? Je veux savoir.

Il était devenu très obéissant, et Mara avait mal au cœur de voir à quel point il avait changé. Elle avait toujours adoré l'assurance de son petit frère, son courage, sa manière de penser tout haut, d'exprimer toutes sortes de rêves et de drames issus de son esprit. Il n'avait jamais eu peur de rien. Et maintenant…

— Est-ce qu'on pourra jouer à « Qu'as-tu vu ? » demain ? implora Mara.

La vieille dame inclina la tête, mais après un nouveau silence : elle réfléchissait toujours avant de se prononcer. Mara se dit que tout était bien lent ici, pour elle qui avait l'habitude de tout ce qui était rapide, léger, facile… et aérien. On étouffait, à présent. Les bougies dégageaient une odeur d'huile chaude.

— Demain matin, à notre réveil.

Daima se leva. Elle alla dans la pièce voisine à pas raides. Mara entendit les volets coulisser dans leurs rainures là-bas aussi, puis le grattement de l'allumette sur la pierre. Une lueur d'un jaune terne apparut dans l'encadrement. Daima revint libérer Mara de Dann, en murmurant :

— Dodo, il est temps de faire dodo.

Elle l'emporta à côté, d'où il appela Mara de sa voix flûtée. Celle-ci les suivit. Daima posa l'enfant là où elle s'était étendue dans l'après-midi. Elle ne lui retira pas sa tunique. À la maison, ils mettaient une petite chemise blanche pour dormir.

— Je m'éveille avec le jour, reprit Daima. Je te réveillerai. Éteins la lumière quand tu veux.

Aucune porte ne séparait la salle principale de celle-ci. Mara écouta Daima aller et venir, souffler les bougies et se coucher. Au bout d'un moment, Mara s'approcha de l'arche et jeta un coup d'œil de l'autre côté. À la lumière de sa chambre, et au corps lourd et inerte de Daima, elle vit que celle-ci dormait déjà, avec ses longs cheveux gris répandus sur son visage et ses épaules telle une couverture. Bien sûr, elle n'avait pas fermé l'œil de la nuit, la veille.

Mara regagna sa chambre et trouva Dann endormi. Elle répéta une fois de plus :

— Je ne peux pas me coucher si tôt.

Il n'y avait pas de doute, elle était bien réveillée et sur le qui-vive, tout oreilles. Tout le monde semblait être allé se coucher ou du moins rentré chez soi. Le silence était total. Mara se mit à examiner les murs. Elle ne comprenait pas tout. Sur un gros bloc de pierre, des bas-reliefs représentaient ce qui avait l'air d'être une procession : des gens offraient des jarres et des plats à un homme et une femme portant de hautes coiffures. Mais ces êtres n'avaient rien de commun avec le Peuple, dont les membres étaient grands et minces, avec de longs cheveux noirs brillants et soyeux. Ceux-là étaient massifs, avec les épaules larges et la taille fine, de grands pieds et un visage étroit, et leurs cheveux étaient courts, coupés juste au-dessous des oreilles et séparés par une raie au milieu. Ils portaient une tunique ou une robe qui leur laissait une épaule nue. Ils ne ressemblaient pas non plus au peuple des Rochers. Qui étaient-ils donc ? Un autre bloc était recouvert d'un fond d'un beau blanc dur, sur lequel se détachaient des images colorées – rouges, jaunes et vertes – du même peuple. L'on voyait bien, alors, qu'ils avaient les cheveux noirs et la peau d'un rose rougeâtre, et que leurs tuniques étaient rayées et attachées par de longues et larges ceintures. Mais cette image faisait partie d'une autre, car un fragment seulement en était visible, interrompu par l'arête de la pierre. D'autres blocs étaient nus, même rugueux, et les personnages illustrant certains d'entre eux montaient vers le toit et s'intégraient dans d'autres fresques. Et puis les pierres polychromes au fond blanc étaient peut-être même posées à l'envers ; Mara devait parfois pencher la tête pour les regarder. Pourquoi était-ce la première fois qu'elle voyait des représentants de ce peuple ? Où étaient passés tous ces beaux costumes éclatants ? L'étoffe dont ils étaient faits était plus fine que tout ce qu'elle avait vu. En fermant les yeux, elle s'imagina sentir leur douceur et leur souplesse entre ses doigts.

La bougie plantée dans la petite vasque diminuait. Une fois celle-ci éteinte, Mara ne pourrait pas la rallumer. Si elle voulait y voir, il lui faudrait pousser le volet, mais elle avait peur de réveiller Daima. À cet instant, elle aperçut un bâtonnet de la longueur d'un doigt à côté de la bougie ; elle savait qu'elle devait le gratter sur le mur pour avoir de la lumière si nécessaire. Elle souffla la bougie et se précipita sur son lit bas aux coussins infroissables.

Il faisait nuit noire. Les ténèbres rendaient l'atmosphère encore plus étouffante. Chez elle, Mara dormait dans une chambre haute de plafond, aérée, trouée de fenêtres de tous côtés, où elle pouvait tirer les rideaux si elle le désirait et où l'obscurité n'était jamais complète. Le ciel était toujours là, dehors, et les étoiles étaient si brillantes que leur éclat la réveillait parfois.

Étendue raide de sur son lit, aux aguets, Mara tendait l'oreille. Leur maison était à la sortie du village. Non loin de là se trouvaient les arbres secs et chétifs qu'elle avait remarqués. Elle aurait dû entendre des bruits nocturnes : un oiseau peut-être, ou les scarabées stridulants qui pouvaient s'égosiller toute la nuit quand il faisait chaud. L'air était chargé de l'odeur des bougies, et une senteur de chair d'enfant émanait de l'alcôve où Dann dormait sur son étagère. Elle avait toujours adoré enfouir son visage dans son cou pendant qu'il s'agrippait à elle en riant ; elle inhalait alors des bouffées de ce doux parfum, à la fois frais et riche. Mais il ne riait pas en ce moment, il semblait rêver, un mauvais rêve, car il geignait. Devait-elle le réveiller pour le consoler et le serrer dans ses bras ? Elle s'endormit et, à son réveil, vit Daima descendre le volet pour laisser entrer la lumière matinale. Dann trottait déjà pour se jeter sur elle – « Mara, Mara ! » – et elle retomba en arrière sous son poids. Elle lutta pour se lever en le tenant serré et le porta, agrippé à elle, dans la pièce voisine, où Daima avait déjà retiré le volet et recouvert son lit.

Plus tard, voici les souvenirs qui lui reviendraient le plus souvent, quand elle tenterait de se remémorer cette époque : le poids moite de l'enfant, son visage pressé contre son épaule, sa manière de se cramponner, combien elle avait mal aux bras et au dos… Et Daima qui voyait tout et comprenait tout. Daima qui n'allait pas tarder à trouver des astuces pour obliger Dann à s'éloigner un peu, à la suivre dans une autre pièce ou à venir l'aider, afin que Mara puisse souffler.

Leur petit déjeuner les attendait sur la table : des bols de cubes blancs, servis cette fois-ci avec du lait aigre. Mara commençait à prendre ce régime en horreur, mais elle savait qu'il n'y avait rien d'autre. Dann s'empiffra. Daima, elle, mangea très peu, occupée à les observer. « Ça veut dire que la nourriture manque », songea Mara.

Une fois leur repas terminé, Mara demanda :

— Je peux visiter ta maison maintenant ?

— Tu n'as qu'à commencer par cette pièce.

Mara regarda attentivement autour d'elle. Ce qui la frappa d'abord fut que les blocs de pierre étaient dépourvus de bas-reliefs et de peintures éclatantes. Au-dessus de sa tête, c'était du chaume : une paille rêche, d'où pendillaient des tiges. Lisses et de taille identique, tous les blocs s'emboîtaient, sans mortier pour combler les interstices entre les briques. Et ils s'emboîtaient à la perfection. Mais, par endroits, ils présentaient des fentes assez larges pour que la pointe du bougeoir puisse y entrer. Il y avait des crochets, forgés dans la même matière que les pointes, auxquels pendaient des dizaines d'ustensiles : cuillères, plats et couteaux. Tout ce dont on se servait pour manger était accroché aux murs.

Mara pénétra dans la chambre où elle avait dormi avec Dann. Elle connaissait bien cette pièce maintenant, ainsi que les toilettes dans leur petit cagibi en pierre, réduites à un trou profond s'enfonçant dans le sol rocheux. À portée de main se trouvaient une caisse remplie de terre et une pelle. Il y avait un broc pour se rincer à l'eau après avoir fini, mais rien pour se sécher, étant donné la qualité infroissable du textile brun, qui servait apparemment à tout. L'air était si sec que l'humidité de l'entrejambe s'évaporait à toute vitesse.

Dann surgit dans son dos – « Mara, Mara ! » – et s'agrippa à elle. Avec Dann suspendu à sa main et Daima sur ses talons, elle passa dans la pièce qu'un rideau séparait de la chambre. Dedans, il n'y avait qu'un amas de pierres au milieu du sol rocheux. C'était là que Daima cuisinait. Les pierres, au nombre de trois, retenaient la cendre. Toutes étaient noircies par la fumée, de même que les poêles et les casseroles alignées contre un mur. Au-dessus du foyer, il y avait un trou dans le toit, fait de galets plats dans cette pièce. D'en haut pendait une corde, sur laquelle l'on pouvait tirer si l'on souhaitait fermer le trou et hisser une pierre à l'horizontale contre le toit, en cas de pluie. La corde était fourrée de vieilles toiles d'araignées, ce qui prouvait que la pierre n'avait pas bougé de place depuis longtemps. Les blocs de roche qui encerclaient cette pièce étaient raboteux et joints de telle sorte qu'on puisse voir dehors par endroits. Ici non plus, pas de bas-reliefs, ni de fresques sur les murs. Une porte donnant sur une autre pièce était barrée par un lourd madrier. L'extrémité du madrier était maintenue par une chaîne, que Daima ouvrit au moyen d'une grosse clé. Elle fit basculer le madrier et ils entrèrent dans le noir. Daima gratta une allumette sur le mur et enflamma un énorme cierge, puis un autre. Il n'y avait pas de fenêtres. Cette salle formait une grande niche rocheuse carrée et, dans un coin, il y avait une autre niche, plus petite. Mara ne parvenait pas à voir à l'intérieur. Lâchant Dann, elle tenta de se hisser à la force des bras. Une fois là-haut, elle s'assit sur le bord et aperçut de l'eau au fond. Il y avait encore une autre grosse niche rocheuse, ainsi qu'un coffre de bois comme ceux de leur ancienne maison. Comme Dann la tirait par les jambes en pleurnichant, elle sauta à terre et lui prit la main. Daima souleva l'enfant, qui se laissa faire. Il s'habituait à elle. Serré dans ses bras, il fourra son pouce dans sa bouche et se mit à le sucer. Et que je suce mon pouce ! Daima ne tenta pas de l'en empêcher. Mara s'avança vers l'autre niche rocheuse, qu'elle trouva pleine d'une poudre farineuse blanche. Voilà donc ce qu'ils mangeaient ! Elle y goûta. La saveur en était assez fade.

— C'est une plante ?

— Une racine.

— Elle pousse par ici ?

— Autrefois, oui. Tout le monde en cultivait. Plus maintenant. Il ne pleut plus assez.

— Alors, d'où vient celle-ci ?

— Des marchands descendent du Nord pour nous en vendre.

— Et s'ils ne venaient plus ?

— Alors on aurait très faim, répondit Daima.

Et que je suce mon pouce ! Ce bruit rendait Mara enragée, l'agaçait au point de lui donner envie de battre son petit frère. De honte, elle se mit à pleurer. Elle qui n'avait presque jamais pleuré depuis le début. En larmes, elle s'approcha de l'énorme coffre en bois. Elle put à peine soulever le couvercle. Dedans étaient empilés des vêtements comme ceux qu'on portait à la maison : tuniques, sarouels et écharpes, aux coloris clairs et délicats. Ils étaient tissés à partir des plantes qu'elle avait vu pousser avant que tout ne devienne si sec, ou avec la substance secrétée par les vers. Comme elle savait qu'elle pleurait et avait les mains sales, elle n'y toucha pas ; mais elle brûlait de plonger ses doigts dans les costumes ou de les caresser, puis d'enlever en hâte le vilain sac brun qu'elle portait pour les revêtir. Campée devant le gros coffre, elle le contemplait avec envie, en pleurant et en écoutant son petit frère sucer son pouce. Puis Daima sortit le pouce de la bouche de Dann, qui tourna son visage contre son cou et se mit à brailler.

« Pauvre Daima qui hérite de deux enfants en larmes », pensa Mara, s'arrêtant de pleurer.

Elle s'essuya soigneusement les mains sur sa tunique et se contenta d'effleurer délicatement la robe de cérémonie qui était posée au-dessus. Celle-ci était d'un jaune clair éclatant. À son contact, elle songea qu'à la maison ces vêtements étaient rangés dans les grands coffres parce qu'ils étaient précieux et qu'on devait en prendre soin. Elle savait à présent que c'étaient des reliques du passé, soigneusement conservées, et que personne n'espérait pouvoir en avoir d'autres.

Elle laissa le couvercle du coffre retomber sur le jaune et reporta son regard sur la roche grise environnante. Pas de fresque sur ces murs.

Sur une étagère de pierre reposaient des ballots de tuniques brunes, pêle-mêle. Quoi qu'on fasse, on ne pouvait pas les abîmer.

Mara se dirigea vers une porte, cette fois une dalle rocheuse dans une rainure, mais celle-ci était trop lourde pour elle, et c'est Daima qui la fit glisser de côté. Nuit noire – ou presque, puisque la lumière des cierges d'à côté entrait par l'ouverture. Cette salle-ci était vide, mais des fragments de fresques recouvraient les murs, semblables aux éclatantes images colorées sur leur enduit blanc.

— Tu pourras revenir admirer les fresques une autre fois, dit Daima.

Traversant la salle obscure, elle arriva devant une autre porte, l'ouvrit, gratta une allumette. À la lueur de celle-ci, Mara découvrit une salle rocheuse, vide comme la précédente.

— Il y a encore deux autres salles, reprit Daima. Quatre salles vides, en tout.

— Toutes ont des fresques ?

— Non, deux seulement.

Elles refirent le chemin en sens inverse. Daima remit la chaîne de la réserve en place et la ferma à clé. Dans la chambre où dormaient les enfants, elle déposa le petit garçon sur son lit. Il s'était assoupi.

— C'est une bonne chose qu'il dorme, dit-elle. Peut-être le sommeil est-il un moyen d'oublier les mauvais souvenirs…

La vieille dame et la fillette allèrent dans la salle où ils prenaient leurs repas et s'assirent à la table de pierre.

— Tu veux commencer ? demanda Daima.

L'esprit de Mara fourmillait de nouvelles pensées et elle faillit répondre : « Pas encore », mais elle acquiesça. Réfléchissant bien à ce qu'elle disait, elle commença, lentement d'abord :

— Tu as quatre salles vides. Ça veut dire que les autres maisons ne sont pas archi-pleines, sinon le peuple des Rochers viendrait s'installer ici. Il y en a qui sont partis ?

— Beaucoup sont morts de la maladie de la sécheresse. D'autres sont partis vers le nord.

— Alors, c'est pareil qu'à Rustam. La ville est à moitié vide.

— Oui, je sais.

— Comment le sais-tu ?

— Autrefois, il y avait du monde qui traversait dans les deux sens, vers le nord ou vers le sud, et ils nous disaient ce qui se passait. Aujourd'hui, il ne vient presque plus personne. Quelqu'un est passé par ici, il y a deux mois. D'après ses dires, il y a eu des combats à Rustam.

— Il y a deux mois ? Je ne savais pas qu'il y avait eu des combats.

— Tes parents ne voulaient pas t'effrayer, j'imagine.

— Alors ça veut dire qu'ils croyaient que les combats allaient cesser.

— Non, Mara, je ne pense pas.

Mara resta silencieuse. Puis elle déclara :

— Je ne veux pas fouiller la question, je n'ai pas envie de pleurer encore. (Ses lèvres tremblaient. Elle se ressaisit et poursuivit :) Tu as tes provisions et ton eau dans une salle fermée à clé. Ça veut dire que tu as peur qu'on te les vole. Mais si tout le peuple des Rochers se liguait, ils pourraient enlever les pierres du toit pour prendre tes provisions et ton eau. Ça veut dire qu'eux aussi ont encore des provisions et de l'eau.

— On en a encore assez, mais c'est tout juste. Et s'il pleuvait normalement, on pourrait cultiver la terre et remplir nos réserves et nos citernes.

— J'ai vu qu'il n'avait pas plu depuis longtemps. Je l'ai vu à l'aspect des arbres. Les arbres que nous avons laissés derrière nous avaient plus mauvaise mine que les vôtres, mais les vôtres sont tout de même bien secs…

Parler de pluie donna soif à Mara. Elle s'habituait à avoir soif, mais elle humecta ses lèvres sèches. Daima la vit faire et lui servit une demi-tasse de sa mauvaise eau.

Mara reprit son raisonnement :

— Cette maison n'a pas été construite en une seule fois. Les salles avec les fresques sont les plus anciennes. Les pierres doivent provenir d'une autre maison où les fresques étaient entières.

— Bien, commenta Daima.

— D'autres salles ont été rajoutées plus tard. Celle-ci, par exemple.

— Bien, répéta Daima.

— Donc, autrefois, ce village a dû avoir beaucoup d'habitants et ils ont eu besoin de s'agrandir.

— Il compte aujourd'hui beaucoup moins d'habitants qu'à l'époque. Mais c'était il y a dix ans, avant ta naissance.

Ici, il s'écoula un très long silence, pendant que Mara tâchait de comprendre ces mots « avant ta naissance » ; son existence lui semblait remonter très loin en arrière et commencer par de petits souvenirs colorés, surtout de son frère.

— Les fresques des pierres ne montrent pas le peuple des Rochers ni le Peuple, observa-t-elle. D'autres sortes de gens vivent par ici.

— Vivaient ici.

— Quand ?

— Il y a des milliers d'années, pense-t-on.

— Des milliers…

Mais Mara était incapable d'imaginer une telle durée. Déjà, tout à l'heure, elle s'était efforcée de calculer : « Il y a dix ans, c'est trois ans avant ma naissance. » Or ces trois ans lui avaient déjà paru un temps très long.

— Jusqu'à six ou sept mille ans, croit-on. Ils ont laissé d'antiques constructions sur cette montagne, là-bas.

Les yeux de Mara se remplirent de larmes : c'étaient ces « milliers d'années », comme le « toujours » de Daima, qui lui donnaient envie de se coucher et de dormir, comme Dann, qui était allé au lit parce que tout était trop difficile pour lui.

Daima inclina la tête.

— Bien. (Et puis :) Mais ils n'avaient pas aussi peur qu'autrefois.

Cette dernière phrase dépassait Mara.

— Tu te débrouilles très bien, reprit Daima. Je vais te raconter le reste.

— Non, non, laisse-moi essayer. Tu es venue ici… comme Dann et moi. Tu as été obligée de te sauver.

— Oui.

— Et c'était avant ma naissance ? Daima sourit.

— Eh bien, oui. C'était il y a trente ans.

— Trente ! (Mara n'arrivait vraiment plus à suivre.)

— Je suis arrivée ici avec mes deux enfants. Mon mari a été tué au combat. Nous voyagions depuis plusieurs jours et nous devions nous arrêter pour nous cacher parce que des soldats traquaient les réfugiés. Par deux fois, j'ai dérobé des chevaux au peuple des Rochers et nous les avons montés un moment, avant de les relâcher pour qu'ils puissent retrouver le chemin de l'écurie. Quand nous arrivions dans les villages, leurs habitants ne voulaient pas de nous, mais les gens d'ici ne nous ont pas chassés.

— Et pourquoi ?

— Parce que, l'année d'avant, le Peuple les avait punis pour avoir attaqué un aéroptère qui s'était posé près d'ici.

— Ils ont cru que tu allais les punir ?

— Ils m'ont prise pour une espionne.

— Je ne connais pas ce mot.

— Ils pensaient que le Peuple m'avait envoyée les surveiller pour faire mon rapport.

— Ils ont dû te détester, alors…

— Oui, ils nous détestaient. Les enfants devaient se montrer tout le temps prudents, au cas où on leur aurait tendu un piège. Une fois, j'étais allée au marché – il y avait un marché en ce temps-là – et j'avais laissé les petits à la maison. Ils ont introduit un dragon ici ! Mais les enfants se sont enfermés dans une salle du fond.

— Qu'est-ce que tu as fait à ton retour, quand tu as découvert ce qui s'était passé ?

— Rien. J'ai fait comme si de rien n'était. J'ai chassé le dragon et il a regagné la colline, là-bas.

Mara lisait sur le visage de Daima combien elle avait souffert de la haine suscitée par ses enfants.

— Mais où sont tes enfants ?

— C'est la question que j'espérais que tu me poserais. Ils sont partis pour Rustam.

— Mais c'est là où nous habitons !

— Oui.

Mara dut réfléchir un long moment.

— Je les connais peut-être, alors ?

— Tu dois les connaître. Moray et Kluart.

Mara secoua la tête. Après un long silence, elle lança :

— Il faut que tu me dises.

— J'ai dû m'enfuir parce que ta famille a chassé la mienne de notre palais.

— Est-ce que ma famille t'a traitée comme Dann et moi nous l'avons été par ce méchant homme ?

— Ce méchant homme est mon cousin Garth. De même que le gentil, le seigneur Gorda.

— Tout est très compliqué, alors.

— Non. Il y a toujours eu des bouleversements dans les alliances des familles.

— Toujours, murmura Mara, retenant ses larmes.

— Oui. Tu dois comprendre ça, Mara. Parfois une famille a le pouvoir, puis c'est au tour d'une autre. Mais certains membres de ma famille étaient bons amis avec ta famille et ont fait partie de la cour. Ta famille a appris que j'étais ici, plus tard, et m'a envoyé des présents.

— Qu'est-ce qu'ils t'ont envoyé ?

— De l'argent, des pièces d'or. Il n'y avait rien de plus utile. J'ai tout caché, je te montrerai où. Mais, d'abord, je veux être sûre que personne ne vous a suivis, parce que, s'ils vous attrapent, ils voudront savoir s'il y a de l'argent et où.

Mara tremblait, terrifiée, et se rappelait que le méchant, Garth, l'avait menacée de la battre si elle ne lui disait pas ce qu'elle savait.

— C'est pénible pour toi, je sais, enchaîna Daima. Mais c'est le moment idéal pour parler, maintenant que Dann dort. Ta grand-mère était une cousine de mon arrière-grand-mère. Elle m'a toujours bien aimée. Un jour, elle m'a écrit de rentrer, en disant que tes parents étaient d'accord. Mais leur message ne m'est jamais parvenu. En outre… (Elle dénuda sa poitrine, montrant les cicatrices qui barraient ses seins flétris à l'endroit des coups) je n'ai jamais pu oublier ça. C'est ton père qui a donné l'ordre de me donner le fouet.

Mara pleurait.

— Ce n'est pas bon de pleurer sur ce genre de choses, Mara. Les choses négatives. Il vaut mieux essayer de les comprendre. Ensuite, tout ce que je sais, c'est que des bruits ont couru sur celui qu'on appelle le Méchant. Je savais que Garth tenterait de provoquer une révolte. J'ai grandi à ses côtés et je le connais. Il a toujours été… tu as raison de dire qu'il est méchant. Mais je ne le blâme pas de vouloir recouvrer ce qui appartient à notre famille : le palais et les terres.

— Mais tu pourrais rentrer maintenant, si Garth est de ta famille ?

— Non. Je n'ai pas confiance en lui. D'ailleurs, cela ne durera pas. Il y aura une autre rébellion et une nouvelle guerre. Plus la question de l'eau et des provisions s'aggrave, plus il y a de guerres. D'autre part, s'il réussit le tour de force de conserver le pouvoir, alors il ne tardera pas à être haï à cause de sa cruauté. Il ne tiendra pas. Je suis une vieille femme aujourd'hui, Mara. J'ai passé la moitié de ma vie ici, dans ce village. Je connais ses habitants. Ils ne sont pas de mon peuple, mais j'en ai vu grandir certains, d'autres se sont montrés bons envers moi. Quand j'ai été malade, après avoir renvoyé mes enfants à Rustam, une de leurs femmes m'a soignée. Elle habite la maison voisine. Elle s'appelle Rabat. Nous nous entraidons.

— Le peuple des Rochers connaît-il l'existence des beaux vêtements dans le coffre ?

— Oui. Rabat m'a subtilisé mes clés un jour où je n'étais pas bien. Elle s'est introduite et a tout regardé. J'étais couchée dans ce coin et je les ai tous vus entrer pour voir ce que je possédais. Ils me croyaient plus riche. Ils cherchaient les pièces, mais ils ne les ont pas trouvées.

— Ils n'ont pas pris de vêtements ?

— Si, quelques-uns. Mais ils ne peuvent pas les mettre. Nous sommes grands et minces, alors qu'eux sont petits et râblés. Les enfants portent parfois une tunique jusqu'au jour où elle devient trop petite… Mais nos costumes ne sont pas faits pour durer. (Daima avait désormais des larmes dans la voix.) « C'est drôle, elle n'a pas pleuré en évoquant la mort de son mari, les coups qu'elle a reçus ou sa fuite, mais elle a envie de pleurer maintenant alors qu'elle ne parle que de costumes », pensa Mara. Tout est si moche, Mara. Et les choses vont en empirant parce que les temps sont durs. C'est bizarre : tous nos vêtements – ceux du Peuple, j'entends –, la vaisselle, le mobilier, les tentures et les couvertures, tout est beau, raffiné, et ne durera pas. Mais tout ce qui est ici durera éternellement, alors que c'est si laid, si laid ! Je ne peux pas le supporter…

— Le Peuple n'a donc pas voulu de ces choses qui durent éternellement ?

— Elles ont été inventées bien avant que le Peuple n'existe.

— Inventées ?

— Tu ne connais pas ce mot parce qu'on n'invente plus rien aujourd'hui. Jadis, il y a bien longtemps, il existait une civilisation – une certaine façon de vivre – qui a inventé toutes sortes de choses nouvelles. Elle possédait la science – c'est-à-dire des manières de penser qui cherchent à découvrir comment tout marche – et n'a cessé de fabriquer de nouvelles machines et des métaux… (Voyant la tête que faisait Mara, elle s'interrompit un instant, puis tendit sa vieille main et la posa sur celle de la fillette.) Il était une fois, mais c'était il y a longtemps, longtemps, des machines qui étaient si intelligentes qu'elles pouvaient tout faire – tout ce qu'on peut imaginer, elles pouvaient le faire – mais je ne parle pas de cette époque-là. Nul ne sait pourquoi cette ère a pris fin. On prétend qu'il y avait tant de guerres à cause de ces machines que tout le monde a décidé de les casser dans le monde entier. Je parle des machines de ce temps-là, de modèles plus simples. Ils ont aussi inventé ce textile qui ne s'use jamais et le métal incassable que tu vois ici. Il existait des entrepôts entiers de ces produits, enfouis au fond de forêts si épaisses que personne ne les a jamais trouvés. Puis le Peuple est arrivé, et il voulait empêcher le peuple des Rochers de mettre la main dessus, de les garder pour lui. Mais nous avons dit que ce n'était pas intéressant d'avoir toujours les mêmes vêtements et tout pareil, si rien ne s'usait ni ne se cassait. Alors, nous avons pris les anciens objets, les avons donnés au peuple des Rochers et nous nous sommes remis à cultiver des plantes pour avoir du tissu et à fabriquer des plats et des poteries en terre cuite. Tu as d'ailleurs peut-être remarqué à la cuisine qu'il y avait quelques grands récipients faits de ce métal, parce qu'ils sont utiles pour stocker.

Mara garda le silence, espérant avoir tout compris.

— Pourquoi les lampes spéciales se trouvent-elles ici ? Regarde, comme celle-là ? Chez moi, il n'y a que nous qui en avons. Pas les serviteurs ni les esclaves.

— Une fois, quand il y a eu un soulèvement et des échauffou-rées dans le palais, le peuple des Rochers a fait une razzia et emporté pas mal de choses. Mais il y a longtemps que ces lampes ne marchent plus. Personne ne connaît leur fonctionnement.

— Et pourquoi n'as-tu pas demandé à ces gens qui nous ont amenés ici, Dann et moi, où étaient tes enfants ?

— Ce n'était pas le moment.

— Mais qui sont donc ces gens ? Pourquoi voulaient-ils nous sauver ?

— Gorda les a payés pour qu'ils vous emmènent. Il pensait sans doute qu'aucun autre endroit n'était plus sûr.

— Nous sommes en sécurité ?

— Pas tellement, répondit Daima. Mais si mes enfants ont pu se débrouiller, alors vous le pourrez aussi.

— J'ai peur, avoua Mara.

— C'est sage, dit Daima. Ça veut dire que tu resteras sur tes gardes.

— Je vais essayer.

— Et maintenant, ma petite Mara, on devrait s'arrêter là. Tu peux réfléchir de ton côté et nous pourrons avoir une nouvelle conversation.

— Et jouer au jeu de « Qu'as-tu vu ? ».

— Aussi souvent que tu veux. C'est un plaisir, après tout ce temps. Et nous devons y jouer avec Dann, parce qu'il n'y a pas d'école ici et que les enfants ne reçoivent aucune instruction. (Elle se leva de table.) Il est déjà midi. Cet après-midi, tout le village escaladera la crête pour aller à la rivière, parce qu'elle est encore gonflée des eaux récentes de la crue, et nous remplirons nos récipients. Je vous emmènerai, toi et Dann, pour que tous puissent vous voir. N'oublie pas que vous êtes mes petits-enfants. (Et elle étreignit Mara, la serra bien fort dans ses bras, en murmurant :) J'aimerais tant que vous le soyez pour de bon ! Je penserai à toi comme à ma petite-fille, Mara. Tu es une brave enfant. Non, ne pleure pas. Tu pourras pleurer un bon coup ce soir, mais si on commence maintenant, on ne s'arrêtera plus. Je vais réveiller Dann, sinon il ne dormira pas cette nuit. Et puis j'ai pour vous quelque chose de nouveau à manger.

Elle sortit un gros tubercule jaune d'une jarre et le coupa en fines tranches. Elle répartit celles-ci dans trois bols, versa de l'eau par-dessus et alla chercher Dann.

Mara goûta l'eau où trempaient les tranches de tubercule. Elle était très sucrée et très fraîche. Mara eut du mal à se rappeler ses bonnes manières, mais attendit Dann sans bouger. Il vint se percher sur ses genoux et suça son pouce jusqu'au moment où Daima lui demanda d'arrêter.

Ils mangèrent le tubercule et engloutirent l'eau fraîche. Dann en voulait encore, mais Daima lui expliqua que les tubercules contenus dans la jarre étaient tout ce qu'elle avait jusqu'à ce qu'elle puisse sortir en déterrer d'autres.

Daima confia alors une grande cruche à Mara et une petite à Dann. Elle-même souleva quatre gros bidons attachés deux par deux par une corde, et aux bouchons desquels étaient fixées des poignées de bois. Elle poussa la porte, qui coulissa dans sa rainure. La lumière et la chaleur s'engouffrèrent à l'intérieur. Mara eut mal aux yeux. Dann, lui, cligna des paupières et tenta de détourner la tête pour ne pas loucher. Puis Mara sortit de la maison, tenant Dann par la main, et, une fois passé le premier éblouissement, elle retrouva une vision normale. Le peuple des Rochers était en nombre ; tous les regardaient, Dann et elle. Mara se força à s'arrêter et à se retourner, avec l'espoir qu'ils ne verraient pas sa terreur. À présent qu'elle les côtoyait pour la première fois de sa vie, elle remarqua leur teint terne et gris, leurs yeux pâles, comme des yeux malades, et leurs cheveux clairs et crêpus, hérissés sur leurs crânes comme de l'herbe ou des broussailles. Et puis ils étaient si grands ! Tout en eux semblait à Mara morbide et antinaturel. Et pourtant elle savait qu'ils n'étaient pas des êtres malsains, mais robustes. Elle les avait souvent vus chargés de lourds fardeaux sur les routes. Une jeune fille portait une des tuniques du Peuple. Celle-ci était sale et déchirée, mais avait été autrefois d'un coloris jaune tendre. La carrure de son actuelle propriétaire en faisait craquer les coutures.

— Ce sont mes petits-enfants, leur dit Daima. Ils sont venus habiter chez moi. Voici Mara, et voilà Dann.

Tous les autres regardaient fixement ces deux enfants maigres et osseux, dont les cheveux noirs et courts, au lieu d'être lisses et brillants, étaient raides de saleté.

— Oui, dit un homme. Nous sommes au courant des affrontements de Rustam. (Puis il demanda à Mara :) Où sont tes parents, alors ?

— Je ne sais pas, répondit Mara. (Ses lèvres tremblaient et elle resta là, à les mordiller, pendant que lui ricanait, découvrant ses grandes dents jaunes.)

— Voici Kulik, intervint Daima. Il est le chef ici.

— Ne t'inclines-tu pas devant tes supérieurs ? lança Kulik.

— M'incliner ? répéta Mara qui entendait ce mot pour la première fois.

— Elle s'attend à ce que nous nous inclinions devant elle, j'imagine, ironisa une femme.

À ce moment-là, une autre femme se détacha de la foule et interpella Daima :

— Allons, l'eau n'attend pas.

— Je vous présente Rabat, annonça Daima aux enfants. Elle habite la maison voisine de la nôtre… Vous vous rappelez ? Je vous ai parlé d'elle.

— Enchantée de vous connaître, dit Rabat. Je me souviens de vos parents quand ils étaient petits, comme vous.

Alors la foule entière se mit en branle en direction de la montagne et de la rivière qui se trouvait de l'autre côté. Tout le monde était chargé de cruches, de jarres et de bidons.

Rabat marchait juste devant Mara, qui pouvait voir ses fesses imposantes, pareilles à des coussins rembourrés, onduler sous l'étoffe brune, et la sueur dégouliner sur ses bras dodus. Rabat sentait fort, une odeur chaude et aigre, et ses cheveux clairs luisaient comme s'ils étaient gras, mais non, c'était la transpiration. Mara s'aperçut ensuite que les sacs bruns que tout le monde portait avaient l'air différents. C'était l'éclat de la lumière qui produisait cet effet et donnait au brun des reflets argentés, blanchâtres et parfois même noirs sur un ou deux marcheurs. Leur couleur changeait tout le temps, tant et si bien qu'on eût dit que ces gens étaient drapés d'ombres fugitives et tournoyantes. Baissant les yeux sur sa propre tunique, Mara constata qu'elle était toujours brune, mais quand elle leva le bras, sa manche retomba en chatoyant, avec du noir dans les plis.

Pendant ce temps, Rabat s'était laissé rattraper par Daima et lui disait à voix basse :

— Hier soir, quatre militaires cherchaient à te voir. Je m'en retournais de la rivière et je les ai vus la première. Ils m'ont demandé si tu avais des enfants avec toi et j'ai affirmé que non, qu'il n'y avait aucun enfant. Puis ils ont demandé où tout le monde était parti et j'ai répondu à la rivière. Je ne leur ai pas dit que tu étais à la maison, alors que je savais que tu étais là avec les enfants. J'avais peur qu'ils aillent à la rivière poser des questions, mais ils étaient harassés, vraiment sur les genoux. L'un d'eux a proposé de passer la nuit au village, et j'allais leur raconter que la maladie de la sécheresse frappait par chez nous, mais les autres ont dit qu'ils devaient presser l'allure. Là-dessus, ils en sont presque venus aux coups. Ils se sont peut-être entretués à l'heure qu'il est, je dirais même. Ils n'étaient d'accord sur rien. Il m'a semblé qu'ils n'avaient aucune envie de s'embarrasser de marmots, ils voulaient sauter sur l'occasion de monter vers le nord.

— Je te suis redevable, murmura Daima à Rabat d'un ton bien pesé, qui, Mara en était sûre, avait une signification spéciale.

Rabat inclina la tête. « Oui, tu peux l'être. » Puis elle se pencha vers Mara et s'enquit avec un grand sourire perfide :

— Et comment vont ton père et ta mère ?

L'esprit de Mara fonctionnait à toute allure. Instantanément, elle comprit que Rabat ne parlait pas de ses vrais parents.

— Ils allaient bien, répondit-elle. Mais je ne sais plus maintenant.

— Pauvre cocotte, susurra Rabat avec le même grand sourire sucré. Et voilà le petit Dann. Comment vont ton père et ta mère, chéri ? Dann marchait en trébuchant, se prenant les pieds dans les touffes et les enchevêtrements d'herbes, et il se concentrait tant sur le chemin que Mara eut peur qu'il n'oublie et ne braille : « Je m'appelle pas comme ça ! » (Daima partageait ses craintes.)

— Je sais pas où ils sont, répondit-il. Ils sont partis. (Et des larmes se mirent à sillonner sa bouille sale.)

Une fois de plus, Mara ne put s'empêcher de se voir, elle et son frère, avec les yeux des autres : deux petits enfants maigres et poussiéreux, différents de tous les villageois, à l'exception de Daima.

À présent, ils gravissaient la pente entre des arbres desséchés, dont les feuilles devaient être si craquantes et légères entre les doigts que, Mara en était sûre, elles devaient tomber en poussière, à la différence des feuilles des végétaux de sa vraie maison, veloutées, épaisses et vivantes, qui étaient arrosées. Ces arbres étaient trop éloignés de la crue pour avoir eu de l'eau.

À ce moment-là, toute la population s'arrêta sur la crête et attendit que quatre retardataires les rattrapent. Mara se retrouvait entourée par le peuple des Rochers : ces êtres grands et forts, avec leurs grosses boules de cheveux crépus, qui n'avaient pas toujours la même teinte – elle le voyait maintenant qu'elle était tout près d'eux –, mais étaient tantôt presque blancs, tantôt blond foncé. S'ils voulaient, ils pouvaient les tuer, Dann et elle, comme ça. Mais ils n'avaient pas tué Daima, n'est-ce pas ? Et puis Rabat était l'amie de Daima. Non, elle ne l'était pas, pensa farouchement Mara. Elle n'était pas l'amie de Daima, mais feignait seulement de l'être.

Devant eux, l'herbe était recouverte des limons bruns de l'inondation, de ce qui avait été de la vase mais avait maintenant complètement séché. C'était le versant qui dévalait vers l'eau, sauf qu'il ne s'agissait certainement pas de la même rivière, car la précédente était large et celle-ci n'était qu'une petite vallée.

Quelques arbres montraient jusqu'où les flots étaient montés, et une foule d'animaux de toutes natures étaient agglutinés au bord. Voilà pourquoi les villageois devaient aller chercher de l'eau tous ensemble : pour se protéger.

Le chemin n'était pas long jusqu'en bas, et les premiers arrivés poussaient déjà des cris et des hurlements pour chasser les animaux. Les trois quarts d'entre eux étaient de l'espèce que le Peuple recherchait, ou plutôt avait recherchée, pour sa viande et son lait, certains des créatures à poil plus petites, qui tentaient de se cacher dans les herbes, et il y avait aussi des oiseaux de trait, même si Mara était incapable de dire si celui qu'elle considérait comme le sien était là. Tous les plumages et les pelages étaient secs, et la maigreur de la faune était moins visible.

Alors Dann tira la main de Mara :

— De l'eau ! de l'eau ! braillait-il.

— Il te faut faire attention, roucoula Rabat, ou un dragon d'eau va te manger. Elle prononça ces mots avec le sourire. Mais son sourire n'était pas sincère et Dann eut un mouvement de recul.

Tout le monde était désormais planté autour du plus grand étang et battait les flots à l'aide de bâtons. Toutes sortes de frétillements et de remous étaient visibles en surface ; des formes sombres apparaissaient et s'enfonçaient. Soudain émergea un énorme lézard, un dragon aquatique, qui vivait au fond des rivières et y attirait des animaux plus petits pour les manger. Les gens reculèrent au moment où il siffla dans leur direction en dardant sa langue et en fouettant bruyamment les airs avec sa queue. Puis il leur tourna le dos et disparut dans les herbes.

— Ils se précipitent tous vers le fleuve, commenta Rabat. Il y a beaucoup d'eau là-bas et elle n'est pas stagnante.

En effet, Mara voyait bien les diverses races d'animaux monter de ce petit cours d'eau sur la crête d'en face et franchir celle-ci. Elle comprit alors. Ce n'était pas la grande rivière qu'elle avait traversée – il y avait combien de temps ? cela semblait si loin – mais une plus petite qui s'y jetait.

Les villageois continuaient à battre l'étang. Leurs bâtons cinglaient les airs au-dessus de la surface quand tout à coup apparut une vouivre d'eau. Mara n'en avait jamais vu, bien qu'elle connût leur existence. C'était une très grosse bête, aussi grosse que le plus costaud du peuple des Rochers, avec des pinces antérieures qui pouvaient facilement broyer Dann, et un long aiguillon pareil à un fouet en guise de queue. Ce monstre aux petits yeux brillants et cruels sortit tout droit de l'eau pour attaquer les intrus, en faisant claquer ses pinces. Loin de se sauver, les gens restèrent à leur poste, ils étaient donc braves, et tapèrent sur la vouivre avec leurs bâtons. En un clin d'œil, la bête se rua dans la brèche laissée par la foule pour qu'elle puisse s'enfuir et se jeta dans une mare voisine dans une gerbe d'éclaboussures. Les animaux encore groupés autour de cette mare s'écartèrent d'un bond. Mara vit alors qu'une autre vouivre, plus petite, se trouvait au bord de l'eau : à l'aide du dard de sa queue, elle tenait une assez grosse bête à poil, qui était encore vivante puisqu'elle couinait et gémissait, alors que le monstre lui arrachait des bouts de chair avec ses pinces pour se les fourrer dans la gueule.

Les villageois étaient désormais tous plantés autour de l'étang qu'ils venaient de battre. Ils se décidèrent à aller chercher leurs jarres et leurs récipients, et se baissèrent pour les remplir. Daima et Rabat les imitèrent. Quant à Mara, qui avait trouvé un endroit à sa hauteur au milieu de toutes ces grandes jambes, elle remplit sa cruche puis aida Dann à remplir la sienne. Ensuite, tout le monde se rassembla une nouvelle fois autour de l'étang pour le contempler. Un par un, ils entrèrent dans l'eau ou y sautèrent. Dann se détacha de la main de Mara et rejoignit les autres pour barboter et patauger comme un petit chien.

— Hé, vous là-bas ! s'exclama Kulik en ricanant. Regardez ce que je tiens là.

Et il enfonça Dann, qui ne reparut pas tout de suite. Ce qui voulait dire que Kulik lui maintenait la tête sous l'eau.

— Arrête ! cria Daima.

Rabat, sans rien dire, descendit dans l'eau et remonta Dann, qui toussait et crachouillait. Kulik se contenta de rire, découvrant ses gros chicots jaunes. Alors Mara entra à son tour dans l'eau, suivie de Daima. Dann n'avait pas l'air de comprendre ce qui lui était arrivé, car il riait et criait, en se débattant pour se dégager des bras de Rabat et retourner dans l'étang brunâtre. Mais Daima reprit l'enfant à Rabat et sortit de l'eau avec lui, malgré ses coups de pied et ses cris de protestation. Elle ne jeta pas un regard à Kulik. Mara s'aspergea le corps en vitesse, sans s'éloigner de Rabat, qui, plantée à côté d'elle, avec sa tunique brune qui lui flottait autour de la taille, regardait fixement Kulik. Puis Daima cria :

— Mara ! La fillette sortit de l'eau à contrecœur, sentant le merveilleux liquide ruisseler sur son corps et s'évaporer de l'étoffe de sa tunique, qui fut aussitôt sèche. Mara s'aperçut que Daima l'avait appelée parce qu'une femme s'était baissée pour ramasser ses bidons. Alors que Daima récupérait son bien, cette femme pouffa et sourit, comme si elle n'avait jamais eu l'intention de voler les précieux bidons de Daima.

Rabat aussi était sortie de l'eau et les avait rejoints, la tunique d'abord mouillée et très sombre, puis plus claire et enfin argentée.

Tout le monde sortait de l'étang, et les animaux qui n'étaient pas partis vers l'autre crête revenaient se poster au bord.

Mara constata que Dann avait été lavé de toute sa poussière, mais les cheveux de son petit frère étaient ternes et emmêlés, et elle sentait que les siens étaient raides, affreux. Retrouverait-elle un jour une chevelure propre, lisse et brillante ?

Daima, les deux mains prises par ses quatre bidons, Mara, qui tenait Dann, et Rabat s'éloignèrent ensemble de l'étang. Dann se laissait tirer par sa sœur et regardait par-dessus son épaule les plans d'eau et les animaux en psalmodiant :

— De l'eau, de l'eau, je veux de l'eau…

— Je t'interdis d'aller là-bas tout seul, dit Daima.

Brusquement, Mara comprit où était le danger. Si Dann leur échappait et allait à l'eau… Il lui faudrait le surveiller à chaque instant. On ne pourrait jamais le laisser seul.

Peu après, elles cheminaient entre les maisons de pierre. Certaines étaient plus spacieuses que celles de Daima, d'autres plus exiguës, d'autres encore un simple local, surmonté d'une couverture d'herbe rêche. Les toitures de pierre de quelques-unes s'étaient effrondrées. Des amas de roches signalaient d'anciennes demeures. Devant chaque habitation se dressait une grande citerne en pierre. Il y en avait une devant celle de Daima. Un enchevêtrement de tuyaux et de canalisations descendait des différents toits dans la citerne.

Rabat informait Daima de choses que Mara savait importantes.

— J'ai trait notre laitière, disait-elle. Et je lui ai donné à manger et à boire. Je savais que tu étais très occupée avec tes petits-enfants. (En prononçant ces derniers mots, sa voix ne laissa rien percer, mais Mara était certaine que c'était une manière de dire à Daima qu'elle ne croyait pas à son histoire.)

— Merci, répondit Daima. C'est très gentil de ta part. Je t'en suis redevable, ajouta-t-elle de son ton spécial.

— J'ai pris la moitié du lait, comme d'habitude, poursuivit Rabat.

— Je vais avoir besoin de lait pour les enfants, protesta Daima.

— Elle en donne moins qu'avant.

— Alors j'aurai besoin de tout.

— Mais tu m'es redevable.

— La dette que j'ai envers toi pour la laitière compense ta dette pour les tubercules.

— Et les militaires ?

— C'est là une si grande dette que je ne pense pas qu'un peu de lait peut l'égaler.

— Un quart de tout le lait, concéda Rabat.

— Très bien, acquiesça Daima, dont les lourdes intonations trahissaient la colère. (Elle ignorait Rabat du regard, qui, elle, la regardait d'un air qui disait qu'elle avait honte.)

— Ce sont des enfants si mignons, murmura Rabat, tentant de rattraper son insistance au sujet du lait.

Daima ne répondit pas.

Ils s'étaient arrêtés devant la maison voisine de celle de Daima. Soudain, les deux femmes tombèrent dans les bras l'une de l'autre et Mara vit bien que c'était spontané. Rabat balbutia :

— Il ne me reste presque plus rien à manger. Sans le lait…

— Ne te tourmente pas, murmura Daima. Nous nous débrouillerons, d'une manière ou d'une autre.

Prenant ses bidons d'eau, Rabat rentra chez elle et les trois autres continuèrent jusqu'à la maison d'après.

Mara s'immobilisa devant la grosse citerne de pierre.

— Il y a de l'eau là-dedans ?

— Il y en aurait s'il pleuvait…

Dann sautait en l'air comme un chiot, en essayant de s'agripper au bord de la citerne pour pouvoir se hisser. Daima emporta les bidons dans les profondeurs de la maison, sauvant la cruche de Dann, qui risquait d'être renversée d'un coup de pied du petit garçon. Elle revint, souleva Dann de terre et l'assit sur la margelle de la citerne.

— Il y a un scorpion, claironna-t-il.

— Il doit être tombé dedans, alors.

Mara s'efforçait aussi de grimper ; ses mains ne trouvaient pas de prise sur la margelle, qu'elle atteignait à peine. Daima la leva à son tour et elle se percha à côté de Dann, remontant ses jambes loin du scorpion furieux qui essayait de grimper sur les parois rocheuses mais retombait en arrière.

— Pauvre bête ! s'exclama Mara.

— On dirait une vouivre, commenta Dann. Mais en beaucoup plus petit.

Daima alla chercher un bâton, se hissa sur le rebord, s'assit et s'écria en descendant son bâton :

— Attention !

Le scorpion s'y agrippa avec ses pinces. Daima remonta le tout, mais soudain le scorpion lâcha prise.

— Si tu ne t'accroches pas, tu vas mourir là-dedans, murmura Daima. (Cette fois-ci, le scorpion se cramponna et Daima le sortit prudemment de la citerne. Tous les trois regardèrent la bestiole filer dans les enchevêtrements d'herbe sèche.) Il a faim, déclara Daima. Comme tout le monde…

Il faisait si chaud sur le rebord de la citerne de pierre que les cuisses de Mara lui brûlaient. Elle sauta à terre. Daima la suivit et fit descendre Dann avant qu'il puisse protester.

— Depuis quand il n'y a plus d'eau là-dedans ?

— Nous avons eu un gros orage il y a un an environ. La citerne s'est remplie. Je n'ai pas arrêté de transvaser de l'eau dans le puits que tu as vu à l'intérieur. Et j'ai fait durer cette eau.

— On aura peut-être un autre orage, suggéra Mara.

— Parfois, je me dis qu'il ne pleuvra plus jamais normalement.

Une fois dans la maison, Dann se mit à bâiller. Avec des grimaces, il avala un peu de lait aigre. Mara le traîna à côté, aux toilettes, et puis au lit. Il s'endormit comme une masse.

Je veux que Dann dorme, songea Mara, afin que le sommeil l'aide à oublier ses mauvais souvenirs, mais, moi, je veux me souvenir de tout. À quoi sert le jeu du « Qu'as-tu vu ? », sinon à chercher à se souvenir de tout ? Dehors, le jour déclinait. Daima alluma le gros cierge lampadaire. Cette pièce était fraîche grâce à ses murs rocheux, malgré l'air torride qui entrait par la fenêtre. Demain le soleil taperait dur, tel un ennemi, puis la chaleur serait vite trop étouffante pour sortir.

Mara s'assit à la table de pierre avec Daima.

— Rabat est une espionne ? s'enquit-elle. Est-ce qu'elle raconte tout sur nous aux autres ?

— C'est une espionne, mais elle sait se taire. (À l'expression de Mara, Daima vit qu'elle ne savait quoi dire.) Les choses ne sont pas si simples, reprit-elle. C'est vrai que je ne devrais pas faire confiance à Rabat. C'est bien ce que tu penses ?

— Oui.

— Mais elle m'a soignée, oui, soignée, quand j'étais malade. Et je l'ai soignée aussi quand elle s'est cassé la jambe. Et puis quand mes enfants étaient petits, elle m'a aidée à les élever.

— Elle n'a pas eu d'enfants ?

— Si, mais ils sont morts. C'était au moment de la petite sécheresse, ils ont attrapé la maladie de la sécheresse.

— Elle va parler aux autres des soldats qui nous recherchaient ?

— C'est possible, mais je ne le crois pas. De toute façon, cela ne changerait rien. Si les soldats avaient offert de l'argent en échange de nous, si. Mais je crois qu'ils décampaient vraiment aussi vite que possible. Rabat compte sur moi. Il lui reste très peu de provisions. Lors du dernier passage des marchands, je lui ai acheté des vivres parce qu'elle n'avait rien à proposer en échange. Ils nous donnent de la farine contre des tubercules, mais ce n'est pas facile de déterrer les tubercules. Quelques-uns, ici, cultivent bien du pavot, mais le temps a été trop sec. Les citernes de Rabat sont vides et je lui ai donné un peu d'eau. Et puis elle m'aide pour la laitière.

— Pourquoi n'en a-t-elle pas une ?

— Je t'ai dit que les choses n'étaient pas si simples. Il lui restait quatre laitières. Son mari et elle m'en ont donné une pour mes enfants. C'était son mari qui était gentil, c'était vraiment un brave homme. Et puis il est décédé. Une nuit, des individus en fuite sont passés par ici et lui ont volé ses trois laitières. Donc je partage la mienne avec elle maintenant. Ce n'est que justice, je pense.

— Tu crois que Kulik voulait le noyer ?

— Je n'en sais rien. Au début, c'était peut-être une blague et puis… Ç'aurait été très facile de le maintenir sous l'eau un peu trop longtemps.

— Pourquoi a-t-il voulu tuer Dann ? un petit garçon ?

— Les petits garçons grandissent. Et les petites filles aussi, Mara. Sois toujours sur tes gardes. Non que tu ne doives pas sortir de la maison. Je vais t'apprendre à traire la laitière, à laisser cailler le lait et à faire du fromage. Et aussi à déterrer les tubercules, c'est très important. Il faut que tu bouges un peu et aussi que tu fournisses ta part de travail. Je peux disparaître, Mara. Je suis une vieille femme. Tu dois savoir tout ce que je sais. Je te montrerai où est l'argent. Mais n'oublie pas : c'est facile de glisser un scorpion dans un pli du drap ou de jeter une pierre de derrière un mur en laissant croire qu'elle est tombée du toit, ou encore de mettre un enfant dans une citerne et de rabattre le couvercle de pierre. C'est déjà arrivé dans le temps. Mais à un des leurs. Personne n'a entendu les cris parce que le couvercle était hermétique.

— Ça veut dire qu'on a voulu le tuer.

— Oui, je pense.

— Ça veut dire aussi qu'ils se battent entre eux, les gens des Rochers ?

— Oui, c'est exact. Il y a des familles qui ne se parlent pas. Soudain Mara pouffa de rire et Daima eut l'air surprise.

— Nous manquons d'eau, expliqua précipitamment Mara. Nous avons très peu de provisions. Mais ils se bagarrent ! (Et elle dévisagea Daima pour voir si elle avait compris.)

— Je vois que tu grandis vite, se moqua Daima, avec un grand sourire. Justement ! Plus les temps sont durs, plus les gens se bagarrent. On pourrait penser que ce serait l'inverse…

Le lendemain matin, Daima annonça à Dann qu'il pouvait aller jouer juste devant la porte, là où elles pourraient le voir. Il sortit et resta à gratter la poussière avec un bâton. Il semblait apathique. Si leur mère avait vu ce petit enfant crasseux aux cheveux emmêlés, songea Mara, elle ne l'aurait pas reconnu. Surtout elle n'aurait pas reconnu cette indolence. Soudain résonnèrent des pas et des bruits de voix. Arrivèrent deux hommes, qui s'arrêtèrent à quelque distance pour jeter ostensiblement un coup d'œil par la porte, d'où l'on voyait Daima et Mara assises à la table. Dann écarquilla les yeux, puis commença à s'approcher d'eux, pas à pas, en reportant ses regards de l'un à l'autre. Les deux hommes l'observèrent avec surprise, d'abord mal à l'aise, puis furieux. Ils échangèrent des paroles courroucées à voix basse.

— Ouste ! dit l'un des deux, tandis que l'autre agitait un bâton dans la direction de Dann, comme s'il était un animal.

— Qu'est-ce qui prend à ton frère ? demanda Daima. Arrête-le.

— Je sais ce qui ne va pas, répondit Mara. (En effet elle venait de comprendre : Les visages des deux inconnus se ressemblaient tant qu'on avait du mal à les distinguer : deux têtes fâchées, qui regardaient l'enfant de haut, les lèvres serrées, en proie au dégoût. Mara sortit en courant et empoigna le petit à l'instant précis où l'un des deux hommes ramassait une pierre pour la lancer sur lui.)

— Dann, murmura-t-elle. Non, non, non… (Et s'adressant à l'agresseur :) Non, je vous en prie, pas ça !

Mais, les yeux toujours écarquillés, Dann tressaillait de peur et tremblait de tout son corps entre les mains de sa sœur.

— Garde ta marmaille pour toi ! lança à Daima un des deux hommes d'une voix sonore, dans l'encadrement de la porte.

Puis les deux lascars s'en allèrent, aussi identiques de dos que de face : lourds, lents, avec tous deux la même façon de tendre la tête en avant.

Mara serra l'enfant contre elle, tandis qu'il pleurait à gros sanglots, tout mou contre son épaule. Et elle raconta à Daima, pardessus la tête de son petit frère, qu'ils avaient connu deux hommes aux traits identiques et que l'un avait menacé de les battre et de les priver d'eau, alors que l'autre était gentil et leur avait donné à boire. Et maintenant Dann croyait voir les mêmes : les deux frères, Garth et Gorda.

— Ces deux-là ont grandi avec les deux miens, lui apprit Daima. Je les connais. Ce sont des voyous, et ils sont sournois. Dann doit les éviter. Toi aussi, Mara.

Alors Mara entreprit d'expliquer à Dann que deux personnes peuvent se ressembler, mais être tout à fait différentes intérieurement, dans leurs natures, et qu'il était désorienté à cause de ce qui leur était arrivé… Et en parlant, elle se répétait que tous ces événements dataient de moins d'une semaine.

Pendant ce temps, Dann regardait fixement dehors, par la porte, à l'endroit où les deux hommes s'étaient tenus. Elle n'était pas sûre qu'il ait bien entendu ses paroles. Mais elle continua à parler et à expliquer, parce qu'il la surprenait souvent, en sortant plus tard une réflexion qui prouvait qu'il avait compris.

— Jouons au jeu, proposa-t-elle finalement. Qu'as-tu vu ? D'abord, à la maison, avec les méchants ? Qu'as-tu vu ensuite, avec celui qui nous a donné à boire ? Lentement, Dann commença à répondre ; mais ses yeux étaient battus et sa voix sourde. Mara s'obstina, tandis que Dann jouait son rôle, mais il revenait toujours au méchant, au méchant armé de son fouet. À la fin, Mara renonça. On aurait dit que l'enfant avait tout embrouillé : la scène qui avait duré des heures, dans la maison paternelle, quand ils avaient dû rester debout, affamés et assoiffés, sous la menace du fouet, et l'autre dans la salle de pierre, quand Gorda avait fait son entrée.

— Tu ne te rappelles pas comme il était gentil ? Il nous a donné de l'eau. (Mais non, Dann ne s'en souvenait pas.)

— Ces deux hommes, dans la rue, avec le bâton, pourquoi leurs visages étaient pareils ? lui demanda-t-il.

Il se fourra le pouce dans la bouche et le bruit de succion recommença, puis il s'endormit, pendant que Mara le berçait et que Daima retournait à la rivière avec ses bidons.

À son retour, elle les doucha une nouvelle fois, debout dans le tub. Cette fois-ci, elle leur lava aussi les cheveux, même s'ils ne devaient pas les garder longtemps beaux et brillants, avec cette poussière qui tourbillonnait partout.

Ensuite, Daima emmena les enfants là où elle disait que la laitière attendait. Elle avait promis à Rabat de la traire. Dann se cramponnait à Mara, si bien qu'elle avait peine à marcher. Et elle ne quittait pas Daima d'un pas, parce que la laitière était énorme et la terrifiait. C'était une bête noir et blanc ou, du moins, qui l'aurait été si elle n'avait pas été couverte de poussière. Elle avait des sabots durs et pointus, des yeux intelligents et rusés. Mara n'avait jamais vu d'yeux semblables, car, à la place d'un rond pastel entouré de blanc, ces yeux étaient d'un jaune intense et barrés verticalement de noir, avec de longs cils. Elle trouvait un air vicieux à l'animal, mais Daima lui avait déjà enroulé une corde autour des cornes, puis avait attaché celle-ci à un poteau et se mettait à genoux juste sous son ventre, là où pendait une poche, de laquelle saillaient des pis comme autant de monstrueux doigts roses. Daima avait posé un seau sous la poche à lait et se servait de ses deux mains pour tirer le lait. Celui-ci giclait dans le seau qui résonnait à la façon d'une cloche. Pendant ce temps, la bête, immobile, ruminait avec des mouvements rapides des mâchoires. Elle tourna la tête et posa son mufle sur la nuque de Daima, puis dans le cou de Mara, qui poussa un cri. Mais Daima la rassura :

— Ne t'occupe pas de Michka, elle ne te fera pas de mal. Tiens, assieds-toi ici. (Mara s'accroupit à côté de Daima, sentant Dann juste dans son dos, parce qu'il avait peur de l'animal mais avait encore plus besoin de sa sœur.) Prends un pis à deux mains, continua Daima. (Le pis chaud et glissant remplit les mains de Mara, qui le pressa, et un peu de lait en sortit ; mais Daima lui montra comment faire et le lait ne tarda pas à gicler.) Là, tu as le tour de main, dit-elle. Et elle te connaît maintenant.

Daima finit la traite, jusqu'à ce que la mamelle fût vide, et dès que Daima eut déroulé la corde de ses cornes, la bête s'écarta avec un bêlement et se fraya un chemin entre les bosses et les touffes d'herbe pour rejoindre un groupe de laitières rassemblées sous un arbre épineux. Elles avaient des propriétaires différents, mais passaient toutes leurs journées ensemble, et leurs nuits aussi, dans une étable, parce qu'elles étaient la proie des dragons.

Daima avait deux bidons de lait, l'un plein et l'autre en partie seulement. Elles allèrent à la maison de Rabat et lui donnèrent le bidon à moitié rempli. Elle jeta un regard aigu au contenu, pour voir si elle avait bien la ration qui lui avait été promise, puis arbora le sourire pour dire merci que Mara détestait.

C'était maintenant l'heure la plus chaude de la journée et ils s'installèrent dans la pénombre fraîche de la grande salle. Dann était assis par terre, le pouce dans la bouche, blotti contre les jambes de Mara.

Mara vit que Daima avait les yeux pleins de larmes, puis que les larmes ruisselaient dans les sillons de ses joues.

— C'est drôle comme les mêmes choses se reproduisent, murmura Daima, parlant à Mara comme à une grande fille.

— Tu veux dire, tes enfants et puis Dann et moi ?

— Ils voulaient jouer avec les autres enfants, mais Kulik était déjà venu me dire : « Garde ta marmaille pour toi ! »

Laissant Dann, Mara grimpa sur les genoux de Daima et lui mit les bras autour du cou. Les pleurs de Daima redoublèrent alors. Mara fondit aussi en larmes et le petit garçon se mit à tirer les jambes de sa sœur pour monter sur elle. Peu après les deux enfants s'entassaient sur les genoux de Daima et tous les trois sanglotaient.

À la fin, Mara lança :

— Mais tes enfants vont bien. Ils sont grands. Personne ne leur a fait de mal.

— Beaucoup ont essayé. Et quand j'ai eu fini de les élever, ils sont partis. Il le fallait, je le sais bien, je le voulais. (Daima pleurait toujours, sans même essayer de se retenir.)

— Je ne partirai pas, je te le promets, dit Mara. Je ne te laisserai jamais seule avec cet horrible peuple des Rochers. Jamais, jamais, jamais…

— Je partirai pas non plus, renchérit Dann. Je te laisserai pas.

— Je partirai la première, murmura Daima. Dann se remit à pleurer, mais Mara lui expliqua :

— Daima n'a pas voulu dire qu'elle allait nous laisser. Elle n'a pas voulu dire ça.

Le reste de la journée ne fut pas de trop pour convaincre Dann que Daima n'avait aucunement l'intention de les abandonner. Alors Daima déclara qu'il était temps de montrer à Mara la marche de la maison. Comment soigner la laitière, Michka. Comment chercher dans l'herbe les minuscules plantes indiquant la présence de tubercules jaunes et sucrés sous la terre. Quels végétaux verts cueillir et accommoder comme légumes. Comment fabriquer des bougies et des cierges. Un peu plus tard, Daima décida que Mara devait savoir où l'argent était caché.

— Mara, si tu devais cacher de l'argent, où le mettrais-tu ?

Mara réfléchit.

— Pas dans la salle où il y a la citerne, ni dans aucun endroit où on stocke les vivres. Pas dans cette salle non plus, parce que les gens peuvent entrer facilement. Pas dans le chaume, parce que la paille peut brûler. Pas hors de la maison, parce qu'on te verrait aller le chercher. Ni dans une des pièces vides, parce que tout le monde s'y attendrait.

Un long silence.

— Où, alors ? insista Daima. (Mara fut incapable de deviner.)

Dans un coin de la salle se dressait un fagot de gros cierges pour torchères. Les plus gros étaient de la largeur du torse de Mara. L'un d'eux, l'air identique à tous les autres, avait le pied complètement lisse, mais si on grattait un peu et qu'on retirait un bouchon de cire, il y avait un trou et, à l'intérieur, une bourse de peau bien remplie. C'étaient des pièces d'or, assez petites mais lourdes, et il y en avait cinquante. Mara se souvint qu'à la maison, le Peuple portait d'imposantes et lourdes parures de ce métal, l'or. Elle-même avait reçu à la naissance un bracelet confectionné avec ces mêmes pièces, dont elle savait le prix. Où était-il maintenant ? Son ancienne vie dans le grand palais clair au milieu de ses jardins ressemblait chaque jour de plus en plus à un rêve et s'effaçait dans sa mémoire. Et puis elle avait un autre nom. Qu'est-ce que c'était, déjà ? Elle demanda à Daima si elle savait comment elle et Dann s'appelaient avant, mais Daima répondit que non, elle ne le savait pas, et que ce n'était pas une mauvaise idée de l'oublier, de toute façon.

— Ce que tu ne sais pas ne peut pas te faire de mal, conclut-elle.

Mara grimpait souvent sur les genoux de Daima, mais seulement quand Dann dormait, parce qu'elle ne voulait pas qu'il sache qu'elle aussi se sentait parfois comme un bébé. Elle se serra contre Daima et sentit les os durs de ses bras et de ses genoux. Daima n'avait rien de moelleux. Mara posa sa tête dans le creux de son épaule et pensa à sa mère, bien qu'elle eût du mal maintenant à se rappeler son visage, la douceur de ses étreintes, son parfum suave et musqué, elle qui l'avait tenue entre ses bras parés de bracelets et avait de longs cheveux noirs où Mara pouvait enfouir son visage. Daima avait une odeur sèche, acide et poussiéreuse. La poussière, l'odeur de la poussière, la sensation de poussière sur toutes choses : doux coussinets de poussière sous les pieds, poussière qui s'amoncelait dans les rainures où coulissaient les portes, poussière des dalles du sol qu'il fallait balayer tous les jours pour la chasser dans celle du dehors. Une pellicule poudreuse se déposait sur les aliments même pendant qu'on mangeait. Souvent, le vent faisait tourbillonner la poussière et les herbes dans les airs, et l'éclat du soleil devenait piqueté et trouble.

— Il va peut-être pleuvoir, dit Mara à Daima d'un air implorant.

— Qui sait, c'est possible, répondit celle-ci.

Michka eut bientôt moins de lait. Certains matins, elle n'en avait presque pas. Quelque chose dans le sourire et dans l'expression de Rabat poussa Mara à demander si Rabat ne sortait pas la nuit pour dérober du lait. Daima répondit qu'elle le pensait. Elle tenta d'apaiser Mara :

— Ne sois pas trop dure. Elle n'a rien à manger.

— Pourquoi ne va-t-elle pas déterrer des racines comme nous, alors ?

Avec un soupir, Daima déclara qu'il n'était pas sage d'espérer des gens ce dont ils étaient incapables.

— Mais pourquoi ne peut-elle pas ?

Bien qu'elles soient seules, Daima baissa la voix pour expliquer :

— Elle est un peu simple d'esprit. (Et puis, plus doucement encore :) C'est pour cette raison que les autres n'ont jamais voulu avoir aucun rapport avec elle. C'est aussi pour ça qu'elle était contente d'être mon amie.

Elle eut ce petit sourire triste que Mara avait appris à redouter : Deux parias…

— S'il pleut, Michka donnera plus de lait ?

— Oui, mais elle vieillit et il est temps de l'accoupler. Sinon son lait va bientôt se tarir complètement.

— Et pourquoi ne le fait-on pas ?

— C'est Kulik qui possède le seul mâle et il ne le laissera pas la saillir.

Mara était submergée par ses sentiments : elle venait d'apprendre que la seule amie de Daima pendant toutes ces années avait l'esprit dérangé, et maintenant jusqu'où allait la cruauté de Kulik.

Elle se réfugia dans la salle où était sa couche de pierre, s'étendit et tourna la tête du côté du mur pour réfléchir. Mara savait qu'elle ne pouvait pas révéler ses projets à Daima parce qu'elle s'y opposerait. Elle attendit que Daima soit sortie avec Dann pour apporter un peu d'eau à Michka, puis traversa le village en souriant poliment à ses habitants pour se diriger vers l'endroit où elle savait que la majorité des hommes se retrouvaient aux heures les plus chaudes. Un long banc de pierre était adossé à une maison de rocher abandonnée, à l'ombre d'un vieux pan de chaume qui s'était détaché du toit. Une dizaine d'individus s'y alignaient, les mains sur les genoux, apparemment à moitié endormis. Kulik se trouvait parmi eux.

Elle eut du mal à marcher vers eux, en voyant leurs traits se durcir à son arrivée. C'était l'air qu'elle avait vu toute sa vie aux gens des Rochers quand elle se trouvait en leur présence. Leurs yeux étaient étrécis, leurs lèvres serrées sous l'effet de la colère.

Elle s'obligea à sourire, mais discrètement, et s'immobilisa devant Kulik.

— Je vous en supplie, dit-elle, notre Michka a besoin d'être saillie. (Malgré elle, sa voix s'altérait et ses lèvres tremblaient.)

D'abord, les hommes échangèrent des regards surpris. Puis ils s'esclaffèrent : de vilains et brefs éclats de rire, semblables à des aboiements. Ensuite, le visage de nouveau dur, ils la dévisagèrent. Kulik, toutefois, affichait un grand sourire qui découvrait ses dents.

— Mon petit frère, reprit Mara d'une voix hésitante. Il a besoin de lait…

Kulik plissa les yeux et la regarda fixement en gardant son affreux rictus :

— Et qu'est-ce que j'aurai en échange ?

— Je ne crois pas que nous ayons grand-chose. Mais je pourrais vous donner des tubercules.

Les rires des autres redoublèrent.

— Je ne pensais pas à des tubercules, riposta Kulik. (Puis, lentement, avec un visage qui exprimait tant de haine que Mara se retenait pour ne pas fuir à toutes jambes :) Mets-toi à genoux, petite Mahondie, mets-toi à genoux et supplie-moi.

Au début, Mara ne comprenait pas bien ce qu'il attendait d'elle, mais elle s'agenouilla dans la poussière, et quand elle le regarda, elle voyait mal à travers ses larmes.

— Maintenant, incline-toi jusqu'à terre, trois fois.

Mara hésita encore, puis s'inclina une fois, deux fois, trois fois, en tâchant de ne pas laisser traîner ses cheveux par terre. La dernière fois, elle sentit la grosse main de Kulik sur son crâne lui écraser le nez dans la poussière, puis il la lâcha. Elle se remit à genoux et, puisqu'il ne disait rien, elle se releva. De la poussière lui tombait dans les yeux.

— De grâce, balbutia-t-elle. Faites saillir Michka.

À ce moment-là, tous poussèrent un énorme rugissement de rire, à l'exception de Kulik, qui cette fois ne rit pas, mais se contenta de ricaner et se pencha en avant pour siffler, en lui crachant presque ses mots au visage :

— Tu n'as qu'à me l'amener dès qu'elle sera prête. Je suis sûr que tu sais comment ça se passe grâce à ton dur labeur de fermière…

— Oui, je le sais, répondit Mara. J'ai appris comment on accouplait les animaux.

— Ça te sera utile pour donner des ordres à tes esclaves.

— Je vous en supplie, implora Mara. Je vous en supplie.

— Amène-moi ta bête. Mais tu dois venir seule. Je ne veux pas avoir affaire avec cette vieille teigne de Daima. Seule, tu m'entends ?

Mara était furieuse qu'il ait traité Daima de vieille teigne, mais elle se força à sourire.

— Merci, souffla-t-elle.

— Et si le petit se révèle être un mâle, il me revient.

— Oh ! merci, merci… (Et elle s'enfuit à toutes jambes.)

Elle raconta à Daima ce qu'elle avait fait. Daima lui prit la main pour la porter à son cœur et dut s'asseoir.

— Mara… c'était si dangereux. J'ai vu Kulik tuer quelqu'un qui lui tenait tête.

— Qu'est-ce qu'un Mahondi ?

— Nous sommes des Mahondis. Le Peuple, ce sont des Mahondis. Il t'a traitée de Mahondie ? Bon, tu en es une. Moi aussi, Dann aussi.

— Et il veut le petit, si c'est un mâle. Ça veut dire que si c'est une femelle, nous pouvons la garder et profiter de son lait quand elle grandira.

— Il y a trop de femelles, expliqua Daima. Nous ne pouvons déjà pas nourrir celles que nous avons. Il veut un autre mâle parce que le sien est vieux et qu'il veut contrôler qui a du lait et qui n'en a pas.

— Michka aura peut-être des jumeaux.

— Ne le souhaite pas. Nous devrions en tuer un. Comment les nourririons-nous ? Tu sais toi-même comme il est difficile de leur trouver à manger.

Quand Daima annonça que Michka était prête, Mara lui enroula la corde autour des cornes et chemina à travers le village, en direction du lieu de réunion des hommes.

— Qu'est-ce qui te fait croire que je n'ai pas changé d'avis ? lança Kulik, qui continua à ricaner un bon moment pour la tenir en haleine.

— Vous avez promis, dit enfin Mara, ravalant ses larmes car elle était déterminée à ne pas pleurer.

— Très bien, viens avec moi.

Il se leva, à sa manière lente et pesante – comme un animal qui aurait décidé de vous piétiner, pensa Mara –, et se dirigea vers l'enclos où était son mâle, tout seul. Au bout de sa corde, Michka se mit à bondir et à courir de-ci de-là. Kulik tourna la tête pour sourire par-dessus son épaule.

— Elle ne peut pas attendre, hein ? dit-il. Toutes les mêmes…

Mara n'avait aucune idée de ce qu'il voulait dire.

À l'entrée de l'enclos, qui était petit – juste la place d'une bête, guère plus – il retira une barre et poussa Michka à l'intérieur, puis prit Mara dans ses bras et la fit passer de l'autre côté, de sorte qu'elle se retrouva au milieu des pattes et des cornes. Ensuite, il s'accouda à la clôture de bois, en ricanant, et regarda Mara se jeter d'un côté à l'autre, pendant que le gros mâle poussait peu à peu Michka en position à coups de tête et d'épaules, que celle-ci glissait de biais, échappait à ses assauts et revenait… et que leurs grands sabots manquaient chaque fois Mara de peu. Les bousculades et les dérobades semblèrent durer longtemps dans l'enclos ; Mara tenta bien de fuir par la claire-voie de la clôture, mais les hommes la repoussèrent et, cette fois-ci, elle atterrit sous la tête de Michka. Le mâle était à présent monté sur le dos de Michka et pesait de tout son poids, mais la laitière s'efforçait de ne pas toucher Mara, en gardant le museau et le poitrail au-dessus de la fillette. Ce fut enfin terminé. Les deux bêtes se détachèrent l'une de l'autre. Mara tremblait si fort qu'elle tenait à peine debout. Elle sentit un liquide chaud couler le long de ses jambes. Mais elle repassa la corde autour des cornes de Michka et se posta avec elle à l'endroit où l'on ouvrait. Un long moment, Kulik garda les bras posés sur la clôture. Puis il s'écarta, enleva le portillon et lui laissa le passage. Mara fit sortir Michka. Elle ne jeta pas un regard à Kulik, ni aux autres, plantés là avec le sourire, fiers d'eux-mêmes.

— N'oublie pas, lui rappela Kulik. Si c'est un mâle, il est à moi.

— Je vous le promets, balbutia Mara.

— Je vous le promets, se répétèrent les hommes les uns aux autres, imitant sa petite voix, mais avec un zozotement stupide qu'elle n'avait pas.

Elle ramena Michka à sa place au milieu des autres et garda un moment les bras autour d'un de ses énormes antérieurs, parce qu'elle ne lui arrivait pas plus haut. Michka posa son mufle soyeux sur la tête de Mara et lécha son cou poussiéreux, gourmande du sel de sa transpiration.

Puis Mara alla trouver Daima pour tout lui raconter. Tenant sa tête de sa vieille main, Daima resta assise à la table pour l'écouter.

— Enfin, espérons que « ça prendra », dit-elle.

Et « ça prit » ; Michka fut pleine et mit bas un petit mâle. Dann était toujours fourré avec Michka et son petit. Il adorait le nouveau-né, qui, de son côté, guettait Dann, parce qu'il lui apportait toujours des bouts de verdure qu'il trouvait dans l'herbe ou une tranche de tubercule jaune.

— Ne t'attache pas trop à cette petite bête, parce que nous ne pouvons pas la garder.

— C'est bien, acquiesça Daima. Il doit apprendre comment va le monde…

— Peut-être ira-t-il différemment un jour, ajouta Mara.

Et puis Kulik emporta le petit, que Dann avait appelé Dann comme lui, et chassa l'enfant en maugréant :

— Je ne veux pas de petits Mahondis. Va-t'en !

Dann ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il resta silencieux, perdu, fou de chagrin. Mais, à ce moment-là, un certain changement sembla se produire en lui.

— Je hais Kulik, déclara-t-il, d'un ton qui n'était pas celui d'un petit garçon. Un jour, je le tuerai. (Et il ne pleura pas. Son petit visage étroit était fermé, dur et méfiant. Il n'avait pas encore cinq ans.)