IV

Nat

Nat rêvait qu’une femme à la voix perçante et affolée appelait son père depuis la véranda, en criant et en tapant si fort contre la porte que ses hurlements finirent par traverser les multiples couches de son sommeil et déchirèrent son rêve pour devenir réalité. Il s’assit sur son sharpai, se frotta les yeux parce que son père avait allumé l’électricité et, dans la lumière crue de l’unique ampoule suspendue au milieu du plafond, il le vit en train de draper hâtivement son lungi autour de ses hanches.

« J’arrive », dit le docteur en tamoul.

Il prit sa mallette sur l’étagère, se dirigea vers la porte et tira le verrou. Nat descendit de son sharpai, s’enveloppa dans sa couverture et s’approcha de l’entrée pour regarder par le grillage de la moustiquaire. Son père avait éclairé la véranda. La femme tenait un paquet dans les bras, sous le pallu de son sari. Nat vit que c’était un bébé à cause du petit pied noir dépassant des plis du sari déchiré dans lesquels il était enveloppé. Son père prononçait des paroles apaisantes, tout en essayant de prendre son paquet à la femme, qui le serrait encore plus fort contre elle, refusant de le lâcher et invectivant le médecin comme s’il était responsable de l’état de son enfant, qui était inquiétant, Nat en avait la certitude. Le bébé était probablement mort. Quand elles arrivaient en pleine nuit avec un enfant, c’était généralement trop tard.

Devant le portail, Nat distingua dans la pénombre la forme massive d’une charrette remplie de branches de cocotier. Le bœuf, la tête baissée, essayait de dormir et le conducteur, indifférent à la détresse de la femme, s’était déjà allongé dans son véhicule, recouvert d’un drap. Il dormirait là jusqu’à l’aube, Nat le savait, puis il poursuivrait son voyage jusqu’au village où il devait se rendre, accroupi dans sa charrette, derrière le bœuf qui avancerait d’un pas somnolent sur les chemins poussiéreux, en lui tenant la queue entre ses orteils pour pouvoir la lui tordre quand il ralentissait trop.

Le docteur finit par convaincre la femme de poser l’enfant sur le sharpai de la véranda, et il se pencha pour le démaillotter, tout en parlant à la mère qui s’était considérablement apaisée. Il lui posait des questions de cette voix chaude et grave qui ne manquait jamais d’avoir un effet magique sur les gens du village. On aurait dit que le processus de guérison commençait déjà avec cette chaleur qui s’infiltrait dans le cocon de léthargie et d’impuissance qui les enveloppait, jusqu’à cet enfant entouré de chiffons, pour les ramener à la vie. Ou encore, comme dans le cas de cette femme affolée, pour passer sur eux un baume comme on passe la main sur la tête d’un enfant terrorisé, afin qu’ils se calment suffisamment pour qu’on puisse leur poser des questions et obtenir une réponse.

À quand remontait la blessure de l’enfant ? Comment cela était-il arrivé ? Pourquoi n’était-elle pas venue plus tôt ? Qu’avait-elle fait jusqu’à présent ? D’où venait-elle et par quel moyen de locomotion ? Quel métier faisait son mari ? Combien d’enfants avait-elle ? Tout en pleurant sans bruit, la femme répondait. Elle savait, de même que Nat, car son père n’aurait pas parlé autant s’il avait pu faire quelque chose pour sauver l’enfant, que c’était trop tard, que le bébé était déjà mort et que même le sahib daktah était incapable de lui redonner la vie. Nat entendit la femme dire qu’elle habitait à une trentaine de kilomètres à l’est. Son mari était ouvrier dans une carrière de pierres, ils avaient cinq enfants, celui-ci était le plus jeune, et toute la famille était allée aider le père dans son travail, quand une grosse pierre était tombée sur le pied du bébé et l’avait écrasé en laissant une effrayante plaie ouverte. Elle avait essayé de le soigner avec des emplâtres de bouse de vache fraîche, mais la blessure s’était envenimée et, hier, la fièvre s’était déclarée. Bien entendu, elle avait entendu parler du sahib daktah, mais elle n’avait pu venir plus tôt à cause de son travail. Puis hier elle s’était mise en route avec son second fils âgé de six ans et avait fait à pied la plus grande partie du chemin, en portant l’enfant malade, mais à la tombée de la nuit, comme elle avait eu peur de continuer seule et que son fils n’en pouvait plus, elle avait donné ses derniers anna à un charretier pour qu’il les emmène et elle n’avait rien mangé depuis le petit déjeuner de la veille, et le petit était encore vivant quand elle était partie de chez elle, mais il s’était éteint tranquillement au cours de la journée précédente.

« Je ne peux rien faire. L’enfant est mort », dit le père de Nat, et la femme éclata en sanglots bruyants et désespérés, tout en se martelant le front de ses poings. Nat fut pris d’une envie folle de rentrer dans la maison pour se cacher sous sa couverture, mais il restait là, sachant que c’était dur aussi pour son père, qui devait le sentir là, dans l’ombre, à regarder, et qui voudrait qu’il soit courageux, car on ne peut se cacher de la mort, on peut seulement puiser en soi pour trouver la force de l’affronter. Et c’était leur devoir, à son père et à lui, de soutenir cette femme dans son affliction.

« Où est ton fils ? » demanda le docteur à la femme.

Elle montra le chariot en disant : « Il dort.

— Va le chercher, vous n’aurez qu’à dormir dans la véranda et demain matin je ferai venir une charrette pour vous ramener chez vous. Nat, apporte des nattes et des couvertures ! »

Nat ouvrit aussitôt la porte grillagée et courut dans le coin de la véranda où étaient rangées des nattes roulées destinées aux visiteurs. Il en prit deux et les étala sur le ciment avec deux couvertures pliées par-dessus ; puis il regarda son père d’un air interrogateur, bien qu’il connût la suite.

La femme, qui était allée au chariot, revint avec l’enfant endormi dans ses bras et le coucha sur l’une des nattes. Le père de Nat le recouvrit d’une mince couverture. Nat vit que si l’enfant avait à peu près le même âge que lui – six ans – il était bien plus petit, frêle et maigre, et que ses jambes et ses bras maigrichons semblaient cassants comme du petit bois sec. Assise en tailleur à côté de lui, l’enfant mort serré contre elle, sous son sari, la femme pleurait en silence. Nat pensa qu’elle ne dormirait pas de la nuit. Il regarda son père, qui lui répondit par un signe de tête affirmatif, se précipita dans la maison, et ouvrit le petit réfrigérateur pour y prendre le saladier d’iddly. Il en préleva deux, les mit dans une assiette en aluminium, versa dessus une louche de sambar et l’apporta à la femme, qui prit l’assiette sans un mot et le regarda avec des yeux d’où les larmes semblaient saigner. « Je la garde pour quand le petit se réveillera », dit-elle au docteur en posant l’assiette par terre, à côté d’elle, mais le docteur l’assura que l’enfant aurait lui aussi une assiette à son réveil, et que cette assiette-ci était pour elle. Elle joignit les paumes de ses mains en signe de remerciement et commença à manger en prenant un morceau d’iddly avec les doigts pour le porter à sa bouche, et, comme ce n’était pas poli de regarder quelqu’un manger, Nat et son père la laissèrent seule et rentrèrent dans la maison, Nat devant, avec la main réconfortante de son père posée sur son épaule.

Nat avait bien envie de pleurer, mais il se retenait. Il avait envie de parler, mais ne savait quoi dire. Il avait vu très souvent des choses semblables à celle-ci et même pires ; souvent ils étaient tirés de leur sommeil par une personne venue de loin, un mourant généralement car, s’ils n’étaient pas mourants, les gens attendaient le lendemain matin. Parfois le père de Nat réussissait à les sauver, d’autres fois il les emmenait à l’hôpital de la ville sur sa motocyclette, ou bien il glissait une torche dans les mains de Nat et l’envoyait réveiller Pandu qui dormait dans son vélo-rickshaw. Pandu arrivait pour conduire le malade à l’hôpital, tandis que le père de Nat suivait sur sa moto, et Nat devait rester à la maison en essayant de se rendormir, mais il n’y parvenait jamais.

Nat savait que son père n’aimait pas qu’il se lève pendant la nuit quand arrivait un malade, et, au début, il l’obligeait à rester couché sur son sharpai ; mais comme de toute manière il ne dormait pas, il avait fini par l’autoriser à se lever pour venir l’aider. Si les soins duraient trop longtemps, il le renvoyait au lit, seulement il ne pouvait l’obliger à dormir ; ce n’était que lorsque Nat se rendait compte qu’on ne pouvait plus rien faire, parce que le malade était mort ou parce que son père lui avait donné un calmant, en cachet ou en piqûre, afin qu’il dorme jusqu’au lendemain matin, ou lorsque le malade était capable de se lever pour rentrer chez lui, que Nat retrouvait assez de tranquillité d’esprit pour se laisser emporter par le sommeil.

Il en était ainsi depuis toujours. Depuis qu’il avait un père, Nat savait que les nuits ne leur appartenaient pas. D’ailleurs, rien ne leur appartenait.

Lorsque Nat était venu vivre au village, deux ans auparavant, il s’était tout de suite rendu compte que son père était différent. Parce que c’était un sahib, et pas seulement un sahib comme les autres, mais un sahib daktah. Partout où ils allaient, les gens joignaient les mains en inclinant légèrement la tête. Quelquefois, ils se courbaient en deux pour toucher les pieds de son père. Il y avait même des hommes qui se prosternaient et se couchaient par terre de tout leur long, les mains sur les pieds du docteur. Ou bien des femmes s’accroupissaient pour poser la tête sur l’extrémité de ses chaussures. Son père n’aimait pas du tout ça, il le disait et le répétait sans cesse et, chaque fois, il se penchait pour relever les gens, mais rien ne les décourageait.

Au début, en voyant les gens s’incliner devant son père, Nat avait cru qu’il était Dieu en personne.

« Pourquoi est-ce qu’ils s’inclinent, papa ? Tu es Dieu ? » avait-il demandé après avoir vu des fidèles s’incliner devant le Seigneur Shiva installé dans le saint des saints du grand temple de la ville, et se prosterner devant lui comme devant son père. Le docteur avait secoué la tête en riant.

« Ils voient Dieu en moi et Le remercient parce que je les ai guéris, par conséquent ils s’inclinent devant Dieu à travers moi, Nat.

— Mais c’est toi qui les as guéris, pas Dieu.

— Oui, mais je ne pourrais pas les guérir sans l’aide et le pouvoir de Dieu, Nat. C’est Lui qui les guérit par mon intermédiaire. C’est un don que Dieu m’a donné, mais cela ne signifie pas que je sois Dieu. Cela signifie que je dois mettre ma vie au service de Dieu et Le voir dans tous ceux qui viennent à moi, dans le plus humble d’entre eux, et Le remercier pour Ses dons. »

Nat savait malgré tout que son père était Dieu pour les habitants du village et il savait qu’eux deux étaient différents. Pas seulement parce qu’ils étaient grands et forts et n’avaient pas la peau noire. Il suffisait de voir la maison où ils habitaient : elle était plus spacieuse que toutes les autres et beaucoup plus belle, une maison en briques blanches à toit plat, entourée d’une véranda protégée par un auvent de chaume, située en bordure du village, au milieu d’un jardin. Elle se composait de deux pièces, plus une petite cuisine et une salle de bains. Dans la plus petite pièce son père recevait les patients, qui arrivaient longtemps avant l’aube et attendaient patiemment leur tour, accroupis dans la poussière, sur la route, devant le portail. Le père et le fils dormaient dans l’autre pièce où se trouvaient les deux sharpai, une armoire en bois pour ranger les vêtements, le réfrigérateur à moitié plein de remèdes et un pupitre bas dont le couvercle se relevait, où le docteur faisait son courrier et réglait ses affaires, assis en tailleur sur le tapis recouvrant le sol.

Tout autour de cette pièce, il y avait des fenêtres disposées par trois l’une au-dessus de l’autre ; elles étaient munies de volets de bois se repliant vers l’intérieur, de manière à pouvoir les ouvrir pour laisser entrer l’air ou les fermer pour empêcher le froid de l’hiver de pénétrer. Quand toutes les fenêtres étaient ouvertes, on avait presque l’impression d’être dehors, étant donné qu’elles prenaient naissance dans le bas des murs et montaient quasiment jusqu’au plafond. Elles étaient protégées par des barreaux de fer pour tenir les voleurs en respect et d’un grillage pour éloigner singes et moustiques. Si jamais les singes entraient, ils saccageraient tout, disait le père de Nat. Ils chiperaient les bananes, renverseraient les bocaux de riz, de sucre et de farine, et ouvriraient le réfrigérateur pour le vider de tous les flacons de médicaments.

Les singes arrivaient en bandes, conduits par un énorme roi-singe que les enfants avaient baptisé Ravana. Il s’installait dans le manguier, près de la maison de Nat, braquant ses yeux menaçants sur le village, montrant les dents, sifflant, agitant la tête d’avant en arrière dès que quelqu’un s’approchait trop. Les guenons, ses épouses, se mettaient derrière lui, sur les branches, avec un petit accroché à leur ventre ou assis auprès d’elles ; il y avait aussi de jeunes singes qui jouaient ensemble, exactement comme des enfants.

Quand personne ne se trouvait dans les parages, quand les enfants étaient à l’école ou aidaient leurs parents aux champs, que les hommes étaient à leur travail et les mères en train de puiser de l’eau, les singes passaient à l’attaque. Soudain, ils dégringolaient de l’arbre et envahissaient le village, en quête d’une porte ou d’une fenêtre ouvertes, d’un enfant en bas âge laissé sans surveillance, une banane à la main. Les maisons ne renfermaient jamais grand-chose à manger, aussi, dans leur fureur, ils saccageaient ce qui pouvait l’être, et le pauvre gamin hurlait de terreur au moment où Ravana ou l’une de ses épouses s’emparait de sa banane ; alors la mère accourait, en criant et en leur jetant des pierres, et prenait le petit affolé dans ses bras. Les jeunes garçons avaient par conséquent pour tâche de chasser les singes.

À son arrivée au village, Nat avait également appris à se servir d’un lance-pierres et, à six ans, il était capable de faire mouche à tout coup, aussi bien sur une cible mobile et très petite que sur une guenon dans le manguier. Mais il ne s’en prenait pas encore à Ravana, car lorsque le singe voyait un tout jeune garçon ramasser une pierre pour sa fronde, on pouvait être presque sûr qu’il allait lui sauter dessus pour le griffer et le mordre, et par conséquent, c’étaient les aînés qui se chargeaient de Ravana. Quand les enfants se groupaient pour passer à l’attaque et traversaient le village au pas de charge en direction du manguier en brandissant leur fronde, quand ils se plantaient tous sous l’arbre en poussant leur cri de guerre, quand ils bombardaient en chœur les singes d’un tir nourri pour leur montrer qui était le plus fort, alors Ravana donnait l’ordre à ses troupes de se replier, ce qui signifiait franchir au galop un vaste espace découvert, avec tous les enfants du village à leurs trousses, qui les bombardaient de pierres, à grand renfort de cris. Mais les singes étaient plus rapides ; ils avaient tôt fait de regagner les bois, de l’autre côté du champ, de se perdre dans les branchages et de disparaître. Mais tôt ou tard ils réapparaissaient.

Nat et son père dormaient sur des sharpai et le dallage de leur maison était recouvert de tapis. Les autres dormaient sur la terre battue, dans des cabanes en pisé ; ils se servaient de bouse détrempée pour replâtrer les sols et les murs et les maintenir propres ; leurs habitations ne possédaient ni portes ni fenêtres, seulement une ouverture pour en sortir et de petits trous dans les murs, si bien qu’il faisait noir à l’intérieur.

Chez Nat et son père l’électricité de la ville arrivait par de longs câbles suspendus à de grands poteaux, pour faire marcher les ampoules et le réfrigérateur ; il y avait aussi des bouteilles de gaz sous le fourneau, si bien qu’il suffisait de tourner un bouton et de frotter une allumette pour cuisiner. Les villageois devaient ramasser du bois sec et de la bouse pour en faire des galettes servant de combustible, avant de pouvoir cuire leurs aliments. Ils étaient vêtus de guenilles et ils avaient beau les laver fréquemment dans le bassin, en les battant sur une pierre pour en extraire la saleté, elles n’avaient jamais vraiment l’air propre. Alors que Nat et le docteur ne faisaient pas leur lessive. Une fois par semaine un dhobi venait chercher leur linge sale et ramenait un paquet d’effets lavés, repassés, pliés et parfumés avec la poudre Surf fournie par le docteur.

Mais ce qui le différenciait le plus des autres enfants était une chose qui le désolait. Les autres allaient à l’école du village, quand toutefois ils allaient à l’école, ce qui n’était pas le cas de la plupart d’entre eux, surtout les filles. Nat allait en classe à la ville. Chaque matin, quand Pandu arrivait, il prenait son sac au clou de la chambre, montait dans le rickshaw, et Pandu le conduisait à l’école primaire anglaise, où il apprenait à lire et à écrire l’anglais, ainsi que le tamoul et des rudiments de hindi.

Nat était le seul de tout le village à fréquenter cette école, et il trouvait cela injuste, même si son père disait que c’était un privilège. Les autres enfants gardaient des chèvres, des vaches, des bébés, allaient ramasser de la bouse ou du bois sec pour le feu, couper des branches sur les petits arbres que le Bureau de reboisement avait plantés, chercher de l’eau au puits, ou bien ils plantaient du riz ou récoltaient les cacahuètes. Et même s’ils allaient en classe, le maître s’absentait souvent, et ils n’apprenaient pas grand-chose. C’est pourquoi le père de Nat l’envoyait chaque matin à la ville, avec Pandu. Et ce n’était pas juste.

En arrivant chez son père, Nat avait remarqué la photo d’une dame, accrochée au mur, au-dessus du sharpai du docteur. C’était une grande photo, presque grandeur nature, qui ne montrait que la tête et les épaules de la dame en question. Elle était si belle que Nat resta un long moment sans pouvoir détacher son regard de ses yeux sombres et gais, dont l’expression tendre et douce semblait dire tant de choses. Cette dame avait été la femme de son père et elle était morte. Ce n’était pas une memsahib, mais une dame indienne, puisqu’elle avait la peau foncée, plus foncée même que celle de Nat, de plus un tika ornait le milieu de son front et elle portait un sari avec un pan rabattu sur l’épaule. Si Nat avait pu demander qu’un seul de ses vœux se réalise, ç’aurait été que cette dame puisse être sa mère, qu’elle ne soit pas morte, qu’elle habite avec eux, dans cette petite maison, qu’elle leur prépare à manger comme les autres mères, qu’elle le serre contre son cœur, qu’elle le masse avec de l’huile jusqu’à ce que sa peau brille et qu’elle lui raconte des histoires, assise dans la véranda, avec lui sur ses genoux. Oui, mais si elle avait vécu, Nat ne serait sans doute pas venu vivre avec son père, car la dame aurait eu des enfants à elle et le père de Nat n’aurait pas eu besoin d’aller le choisir à l’institution. Nat se répétait donc qu’il avait eu de la chance d’avoir été choisi et qu’il ne devait pas trop penser à la dame ni au bonheur d’avoir une mère pour l’aimer et s’occuper de lui. Il avait un père et cela était en soi une réponse à sa prière.

 

La femme et le petit garçon prirent leur petit déjeuner avec Nat et le docteur. Le village palpitait de bruits ; on ne voyait rien à cause de la barrière de bougainvilliers roses, orange et violets qui retombaient en cascade autour de la maison, mais on entendait le cliquetis des récipients métalliques, le chuintement des balais de coco et le clapotis de l’eau dont les mères aspergeaient le seuil des huttes pour que les petites filles puissent tracer de magnifiques kolam sur la terre humide, tandis qu’elles répandaient de la poudre de craie en faisant pivoter et virevolter leurs poignets. Radha, la plus jeune des filles de Pandu, âgée de treize ans, venait chaque matin leur dessiner un kolam ; il importait d’en avoir un car il vous inspirait de bonnes pensées avant d’entrer ou de sortir de la maison. Pour ce travail, le docteur lui donnait chaque jour une roupie qu’elle prenait entre ses paumes et élevait à son front en signe de remerciement, avant de rentrer chez elle au plus vite pour aider sa mère à la cuisine. Radha n’allait pas à l’école. Pandu espérait lui trouver un mari dans un an ou deux, mais il s’inquiétait à cause de la dot, car les prétendants étaient très exigeants sur ce point. L’année précédente, il avait déjà eu beaucoup de mal à marier sa fille aînée. Le premier parti à se présenter avait demandé une moto, mais Pandu n’était bien entendu pas assez riche pour lui en offrir une et le mariage ne s’était pas fait. Le suivant voulait une montre, un article également trop coûteux. On avait finalement trouvé un garçon qui s’était contenté d’une chemise en Nylon achetée en ville, ce qui avait permis de caser la jeune fille, mais c’était maintenant le tour de Radha et Pandu ne parlait que de ça chaque fois qu’il voyait le docteur. Depuis les difficultés rencontrées par le rickshaw wallah pour marier son aînée (qui, pour comble de malchance, n’était pas jolie), le père de Nat offrait aux parents qui voyaient naître une fille une pousse de teck qu’il les autorisait à planter dans son champ, derrière la maison. Le jour où la fille atteindrait l’âge de se marier, on aurait un bel arbre que son père pourrait vendre pour un lakh de roupies afin de lui procurer un bon parti. Ce n’était certes pas une solution, le docteur le reconnaissait, mais cela permettait au moins à la fille de trouver un mari, dont il ne restait plus qu’à espérer qu’il ne la battrait pas et ne dépenserait pas tout cet argent en le buvant.

Radha revint ensuite avec un panier rempli d’upma, confectionnés par Vasantha, la femme de Pandu, qui constituerait leur petit déjeuner du jour. Le docteur l’avait fait prévenir de bon matin de la présence de ses invités, et Vasantha en avait préparé une copieuse quantité que la femme et son petit garçon mangèrent avec appétit. Quand ils eurent terminé, Pandu et son fils Anand attendaient déjà devant le portail, Pandu avec son rickshaw pour conduire Nat à l’école de la ville, et Anand pour ramener la femme chez elle sur la moto.

Le père de Nat formait Anand pour en faire son assistant. Tantôt Anand s’occupait des malades, tantôt, comme Pandu travaillait en ville pendant la journée, il partait avec la moto pour chercher des médicaments, emmener des malades à l’hôpital ou, dans des cas comme celui de cette femme, les ramener chez eux, si le docteur estimait qu’ils ne pouvaient pas marcher. Anand reconduisit donc à son village la femme avec l’enfant mort dans ses bras et le petit garçon assis entre eux deux, ce qui voulait dire que le docteur n’aurait personne pour l’aider pendant toute la matinée. C’était ennuyeux, car quatre patients attendaient déjà que le dispensaire ouvre, accroupis dans la poussière, devant le portail.

Voilà pourquoi Nat devait aller à l’école de la ville. Son père tenait à ce qu’il reçoive ce qu’il appelait une bonne instruction. Nat ignorait de quoi il s’agissait, mais il savait que cela signifiait qu’il devrait entrer un jour au collège anglais, puis, plus tard, quitter son père pour traverser les océans afin de devenir un docteur, lui aussi, et revenir ensuite l’aider au dispensaire. Mais c’était dans très, très longtemps.

Il se rappellerait très nettement cette matinée, la matinée où la femme à l’enfant mort avait pris son petit déjeuner avec eux, parce que juste après que la mère, le bébé mort et le petit garçon furent partis avec Anand, au moment même où il allait monter dans le rickshaw de Pandu, un autre rickshaw arriva, un rickshaw jaune tout neuf, et un homme de haute taille, vêtu d’un pantalon noir et d’une impeccable chemise blanche à manches longues en descendit. C’était son oncle Gopal, mais il ne le savait pas encore.

En le voyant, son père s’exclama : « Gopal ! », et l’inconnu partit d’un rire chaleureux, en se jetant presque dans les bras ouverts du docteur, avec ces mots : « Ah, mon ami, mon cher ami, comme je suis heureux de te revoir ! »

Nat les regardait, ébahi, car jamais auparavant il n’avait vu son père accueillir quelqu’un ou être accueilli de cette façon. À sa connaissance, son père n’avait pas d’amis, pas de vrais amis comme il en avait, lui, Nat. Les gens du village vénéraient son père, par conséquent ils ne pouvaient le traiter en ami. Avec eux, son père parlait tamoul, mais avec Nat, il parlait anglais. L’anglais était leur monde réservé, dans lequel personne ne pouvait entrer, pas même Anand, même s’il comprenait quelques mots. Mais voilà que cet étranger si élégant, arrivé en rickshaw, était autorisé à pénétrer dans leur petit univers intime.

Celui que son père avait appelé Gopal regardait maintenant Nat, avec un vif intérêt, et il déclara : « Alors, c’est toi, Nataraj ! », ce qui étonna suprêmement l’enfant, car comment cet inconnu avait-il pu deviner son nom ? Alors l’homme avança la main et lui pinça la joue, en tordant un morceau de peau entre ses doigts. Nat eut tellement mal qu’il décida de ne pas l’aimer. Toutefois sa curiosité lui fit espérer que son père le dispenserait d’école ce jour-là, de manière qu’il puisse en apprendre davantage sur son compte, mais au moment même où il formulait ce vœu, son père dit : « Eh bien, Nat, qu’est-ce que tu attends ? File à l’école, sinon le maître se fâchera ! Oncle Gopal sera encore là à ton retour... n’est-ce pas, Gopal ? Je vois que tu as une valise.

— Oui, oui, j’espérais pouvoir rester... j’ai apporté quelques affaires... et un cadeau pour Nataraj. » Sur ce, il alla chercher une reluisante valise noire dans le rickshaw qui l’avait amené, et au moment où Nat montait dans celui de Pandu, il entendit son père qui disait : « Mais comment diable as-tu su où j’habitais, mon vieux ? On m’a dit que tu... »

Nat n’entendit pas la suite car Pandu avait déjà enfourché son vélo et démarrait en pédalant dans la poussière. Il s’agenouilla sur le siège, tournant le dos à Pandu, les bras posés sur la capote repliée, et vit son père parler avec son premier malade de la journée, un vieillard à qui il tendit la main pour l’aider à se relever. Debout sur le bas-côté, sa valise à la main, l’oncle Gopal regardait le docteur soutenir le vieux qui entrait d’un pas chancelant dans la maison, avec, sur le visage, un air sombre qui fit naître une terreur moite et glacée dans le cœur de Nat.