III

Savitri

Madras, Inde, 1921

C’était la fille du cuisinier, la petite dernière, sa préférée, la prunelle de ses yeux, l’étincelle de son bûcher funéraire. Elle atteignit l’âge de six ans au cours de ce long été caniculaire ; ses cheveux retombaient sur ses épaules en deux épaisses nattes attachées avec des brins de fil et des tortillons de jasmin, et elle était mince, brune, agile, aussi intrépide qu’un garçon, malgré l’ample jupe qui lui couvrait les chevilles. Elle aimait David et l’aimerait toujours.

Iyer le cuisinier et son épouse Nirmala le savaient et cet attachement leur inspirait des sentiments mélangés. Il n’est pas bon que maîtres et serviteurs jouent ensemble, et Savitri n’était-elle pas la servante de David ? Puisqu’ils étaient eux-mêmes des domestiques, leur fille n’était-elle pas la domestique du fils des maîtres ? Comment pouvait-elle être l’amie du jeune maître ? Ce n’était pas convenable. Mais amis ils l’étaient bel et bien, et les Iyer pouvaient-ils s’opposer aux volontés du jeune maître, alors que le maître et la maîtresse le laissaient faire ?

Savitri avait donc ses entrées dans le jardin et la maison. Elle ne se comportait pas du tout en fille. Elle grimpait aux arbres, jouait au cricket, était capable d’atteindre une mangue avec une fronde, aussi bien que David, et leurs rires mêlés rivalisaient avec le chant des oiseaux dans tout les Oleander Gardens. Quand elle montait dans les arbres, elle passait sa jupe et son jupon entre ses jambes, puis en rentrait l’ourlet par derrière, dans sa ceinture, et quand ils jouaient au cricket, elle relevait ses jupes, laissant voir ses genoux, et ne mettait jamais les bracelets de cheville qu’elle était censée porter. Ce n’était pas une petite fille présentable. Ses parents ne savaient plus que faire, car lorsqu’ils lui rappelaient qu’il ne fallait pas montrer ses jambes, elle les regardait avec de grands yeux innocents, hochait la tête en promettant de s’en souvenir, mais elle oubliait toujours.

Il y avait beaucoup d’enfants, mais aucun comme ces deux-là. Les quatre frères de Savitri, Mani, Gopal, Natesan et Narayan, restaient chez eux, de même que les enfants des autres domestiques. Les Iyer logeaient près de l’entrée de service donnant sur Old Market Street, une artère bruyante et animée, comme toutes les rues de Madras. Fairwinds, la propriété des Lindsay, se terminait par une enfilade de sept maisons occupées par les domestiques et chacune avait une entrée sur la rue. Vue de Old Market Street, cette rangée de maisonnettes ne semblait être qu’une simple rangée de maisonnettes, et les passants ne pouvaient savoir qu’elles possédaient toutes une autre issue ouvrant sur un paradis.

L’allée du fond partageait le quartier des domestiques en deux zones. D’un côté, il y avait les Iyer – un peu mieux logés, légèrement à l’écart des autres, car c’étaient des brahmanes – Muthu le jardinier et sa famille, Kannan le dhobi et sa famille, et Pandian le chauffeur avec les siens. De l’autre côté vivaient la famille de Kuppusamy le balayeur, celle de Shakoor le veilleur de nuit, et enfin Khan, qui était célibataire. Khan avait pour fonction de pousser le fauteuil roulant de l’amiral. L’infirmier de l’amiral, un chrétien nommé Joseph, habitait avec les sahib dans la grande maison, où nul n’avait le droit d’entrer, s’il n’y travaillait pas, et en tout cas pas les enfants – sauf Savitri.

L’allée de devant conduisait dans Atkinson Avenue, la voie principale des Oleander Gardens, une rue large et paisible bordée de jacarandas, où l’on voyait de temps à autre un sahib coiffé d’un casque colonial et vêtu d’un complet de toile blanche passer sur sa bicyclette, raide comme la justice, pour se rendre à son club, ou encore deux memsahib marcher sur le trottoir en échangeant des potins et des nouvelles d’Angleterre, ou bien une ayah poussant un landau. Les ayah étaient d’ailleurs les seules Indiennes qu’on rencontrait dans Atkinson Avenue – excepté, bien sûr, les dignes chauffeurs de ces automobiles noires, pareilles à des corbillards, qui voguaient majestueusement dans le milieu de la chaussée –, les gardiens sommeillant devant les portails et, enfin, chaque après-midi sur le coup de trois heures, Savitri.

Elle avait du chemin à faire pour aller de chez elle jusqu’à Atkinson Avenue, par un long sentier sablonneux sinuant parmi des bougainvilliers géants, derrière des palmiers et une véritable jungle de jacarandas. Aux abords de la maison des Vijayan, le chemin s’assagissait, devenait plus discipliné, avec ses bordures où se mêlaient des hibiscus rouges, roses et jaunes, quelques lauriers-roses, des frangipaniers et des cannas. Les Vijayan habitaient près de l’entrée principale, dans une jolie maisonnette blanchie à la chaux. Devant, leur jardin foisonnait de soucis et de jasmins, tandis que derrière, autour du puits, s’amassaient des papayers, et même si Vijayan n’était pas de service, on y voyait sa femme en train de faire la lessive, toujours de bonne humeur, et ses chiens qui aboyaient dès que quelqu’un passait, sauf quand c’était Savitri, car ils l’adoraient et, dès qu’elle apparaissait, ils accouraient en remuant la queue, avec de petits jappements, lui sautaient dessus et se roulaient dans le sable pour qu’elle puisse leur gratter le ventre. Elle était censée ne pas toucher les chiens, car ils étaient impurs, mais elle le faisait quand même parce qu’elle les aimait – et ils le savaient.

En tournant à gauche dans Atkinson Avenue, puis en continuant encore pendant cinq minutes, après la propriété des Wyndham-Jones, en direction de la demi-lune où le flamboyant passait par-dessus la haie d’hibiscus et déversait ses pétales sur le trottoir, et enfin, en traversant l’avenue à cet endroit précis, on rencontrait un petit chemin séparant les propriétés des Todd et des Pennington. Et si l’on marchait sur ce chemin – sauf que jamais Savitri ne marchait, car elle sautait, dansait, courait à reculons aux côtés de David, en chantant pour lui – pendant encore dix minutes, on arrivait à la plage et à l’océan Indien, où l’on pouvait se baigner. Cet été-là, David et Savitri apprenaient à nager. Maintenant, alors qu’il restait encore du temps avant que les Lindsay ne partent pour Ootacamund, à la montagne ; maintenant, pendant les quelques semaines qui leur restaient à passer ensemble.

 

On était en avril. La chaleur était insupportable, mais l’eau fraîche, délicieuse, et ce n’était tout simplement pas juste. Savitri se savait capable d’apprendre à nager sans difficulté, parce qu’elle connaissait déjà les mouvements et s’entraînait le soir, sur sa natte, à plier et à déplier les jambes, comme une grenouille, en arrondissant les bras avec grâce, aussi était-elle jalouse parce que David avait déjà appris avec son précepteur, Mr Baldwin, qui l’emmenait parfois à la mer, le matin, et elle voulait faire tout ce que faisait David, exactement tout, et ce n’était vraiment pas juste. Bien sûr, si elle avait porté un short, comme lui, elle aurait su nager depuis longtemps, mais elle était affublée de cette longue jupe à fronces, qui refusait de rester rentrée dans sa ceinture quand elle nageait. Des mètres de coton se plaquaient à sa peau, s’entortillaient entre ses jambes ou les emprisonnaient étroitement, en les serrant comme des cordes, et quand on ne peut bouger librement ses jambes, comment faire pour nager ? Ce n’était vraiment pas juste.

« Mais pourquoi est-ce que tu n’enlèves pas ta jupe ? » disait David quand elle se plaignait. Il voyait bien où était le problème : debout dans l’eau qui lui caressait les chevilles, Savitri semblait porter un pantalon, avec sa jupe plaquée à ses jambes qu’elle pouvait à peine bouger, car même quand elle tirait sur l’étoffe pour la décoller, celle-ci trouvait aussitôt un autre endroit pour s’y agripper et s’y fixer. « Que j’enlève ma jupe ? » Jamais Savitri n’avait entendu une chose pareille. Les femmes n’ôtaient jamais leur jupe ou leur sari, pas même pour dormir ou pour se laver. Elles allaient à la fontaine de Old Market Street, non loin de chez les Iyer, ou bien dans la cabane prévue pour la toilette, près du quartier des domestiques de Fairwinds et, elles s’arrosaient des pieds à la tête, tout habillées, si bien que le sari adhérait à leur corps telle une seconde peau, puis elles se savonnaient et se drapaient dans un sari sec, sans dénuder le moindre centimètre carré de peau taboue ; par conséquent, bien qu’on ne le lui ait jamais dit explicitement, Savitri savait qu’une femme ne devait pas montrer ses jambes. En tout cas pas à un homme. Et elle était une femme, et David un homme, tout en étant également un enfant de trois mois plus âgé qu’elle. Un enfant-homme. Cette pensée bizarre lui vint à l’esprit pour la première fois.

« Je ne peux pas », dit-elle et, si cela avait été possible, elle serait devenue toute rouge ; ça aussi c’était bizarre, cette gêne qu’elle ressentait devant David, qui après tout était comme un frère, plus proche et plus cher que ses vrais frères, qui ne s’occupaient pas d’elle.

« Et pourquoi ? Tu peux bien nager en culotte, non ? »

Savitri n’ignorait pas ce qu’était une culotte. Elle en avait vu sécher sur la corde à linge, et avait questionné le dhobi, qui lui avait donné des explications. La grande sœur et la mère de David portaient une culotte, elle le savait, David et son père également, mais c’était une culotte qui ne ressemblait pas tout à fait à celles des femmes.

Ils restèrent un moment à se regarder, immobiles, les pieds dans l’eau. Et ce fut alors David qui rougit, comme s’il venait lui aussi de se souvenir que les femmes ne se montraient jamais en culotte devant les hommes.

Pour la première fois, ils prenaient conscience de leur différence – à savoir que Savitri était une enfant-femme et David un enfant-homme –, et tout ce qu’impliquait cette découverte leur apparut soudain.

« Eh bien, tu n’as qu’à rentrer ta jupe dans ta culotte, murmura David en détournant un peu la tête, parce qu’il se rendait compte que le seul fait de prononcer le mot culotte devant une femme n’était pas poli, et que Savitri était une enfant-femme.

« Mais je n’en ai pas ! » s’exclama-t-elle en explosant de rire ; et alors David pouffa lui aussi, car il n’existait rien de plus ridicule qu’une culotte. Et voilà qu’ils étaient de nouveau des enfants, au lieu d’être un homme et une femme, aussi oubliant leur embarras tant ils riaient, ils redevinrent eux-mêmes.

« Nous, on ne porte pas de culotte ! » ajouta Savitri, la main devant la bouche et les épaules rentrées. C’était osé de dire une chose pareille, elle le savait, mais c’était plus fort qu’elle. « Les Indiennes n’en portent pas. Seulement les memsahib ! »

Elle dégrafa sa jupe, qui tomba sur le sable avec son jupon, l’enjamba et se mit à l’eau. Elle avait totalement oublié qu’elle devait rentrer chez elle à quatre heures pour subir l’inspection de la tante d’un garçon appartenant à une famille de brahmanes, en vue d’un éventuel mariage.

Mani les aperçut dans l’océan ; leurs petites têtes dansaient derrière la ligne blanche des vagues, noire pour Savitri et couleur de blé pour David. Iyer avait envoyé Mani à la recherche de sa sœur ; il avait fouillé toute la propriété en demandant partout si on l’avait vue, et ayant appris par Vijayan qu’elle était allée à la plage, il l’avait trouvée en train de nager – de nager véritablement ! – sa jupe et son jupon gisant en un tas mouillé sur le sable. Mani appela Savitri, qui ne l’entendit pas tout de suite, à cause du vent qui emportait ses paroles. Quand enfin elle se rendit compte qu’il était là, elle sortit de l’eau, vêtue seulement de son corsage trempé plaqué sur sa peau, qui ne lui couvrait même pas les hanches, et elle eut honte que son grand frère la voie dans sa nudité. Mani était hors de lui. Il la gifla, lui ordonna sans un regard de remettre sa jupe, puis sans même lui laisser le temps de se retourner pour adresser un signe de la main à David, il la saisit par la peau du cou et la poussa jusqu’à la maison, toute dégoulinante d’eau.

Mani était trop bête pour comprendre qu’il ne pouvait pas la ramener à la maison dans cet état. C’est pourtant ce qu’il fit et, dans sa fureur, il déballa toute l’histoire devant la tante du garçon, au lieu de rester calme, de trouver une excuse pour sa sœur et d’attendre que la visiteuse soit partie. En voyant apparaître Savitri trempée comme un rat noyé et en apprenant qu’elle avait ôté sa jupe pour nager avec le petit sahib, la dame ouvrit de grands yeux, s’en alla précipitamment sous un prétexte quelconque et jamais plus on n’eut de nouvelles de la famille de ce garçon.

Mani dit à son père que David allait corrompre Savitri et qu’il deviendrait impossible de la marier. Iyer interdit à sa fille de jouer avec David. Savitri alla le dire à David.

Quand vint la nuit, elle attendit qu’ils soient tous endormis, enroulés dans leur drap pour se protéger des moustiques. Thatha, le grand-père, dormait seul dans le tinnai, la véranda de devant. Les autres hommes de la famille couchaient dans la véranda latérale, tandis que Savitri s’installait avec sa mère, dans la véranda de derrière, face au jardin, car en avril, il était impossible de dormir à l’intérieur, à cause de la chaleur. Aussi silencieuse qu’une plume de paon effleurant le sable, elle descendit en courant l’allée conduisant à la maison des maîtres, dont elle fit le tour pour arriver devant la fenêtre de la chambre de David qui, bien entendu, était grande ouverte.

Elle poussa le cri du coucou-épervier. Savitri imitait si bien les oiseaux et les animaux que tout le monde s’y trompait. Elle reproduisait à la perfection le criaillement du paon, elle piaillait comme un singe ou un écureuil rayé, et son cri du coucou-épervier était tellement vrai que David ne réagit pas. Elle sonda les ténèbres qui envahissaient la chambre ; les barreaux l’empêchaient d’y pénétrer, mais sachant que le lit de David était tout près de la fenêtre, elle plongea la main aussi loin que possible et tira sur la moustiquaire. Comme David ne bougeait toujours pas, même quand elle chuchota son nom très fort, elle partit à la recherche d’un grand bâton et trouva la gaule qui servait à décrocher les mangues, dont l’extrémité était munie d’une petite lame. Elle réussit non sans mal à l’introduire entre les barreaux – en veillant à ne pas utiliser la lame – de façon à la faire courir le long du mur, et éperonna David dans le creux des reins.

« Aïe ! » fit-il, se redressant en sursaut.

Savitri étouffa un rire et l’appela par son nom, un peu plus fort cette fois, et quand il comprit que c’était elle, il vint à la fenêtre et ils se parlèrent à travers les barreaux.

« Ils sont en train de me chercher un mari, alors je ne peux plus jouer avec toi.

— Mais c’est ridicule. Puisque c’est moi qui vais t’épouser !

— Je sais. Mais ils me cherchent quand même un mari.

— Comment pourrais-tu te marier avec un autre que moi ? Tu ne le feras pas, dis ? Promets-moi que tu ne le feras pas ?

— Je te le promets, David. Je t’aime plus que n’importe qui au monde. Plus que ma mère et que mon père. Plus que Dieu, même.

— Bien. Tout est arrangé. Et moi je n’épouserai personne d’autre que toi, je ne t’avais jamais considérée comme une fille, parce que tu n’es pas du tout comme Maybelline Todd, Joan Pennington et les autres. Je croyais détester les filles et c’est pourquoi tu n’en étais pas une à mes yeux, mais maintenant on sait, n’est-ce pas ? »

Savitri hocha énergiquement la tête dans l’obscurité.

« Et on aura des tas d’enfants, hein ? reprit David. Et voilà... »

Il passa la main par la fenêtre et, délicatement, attira si près son visage qu’il lui écrasa les joues sur les barreaux. Puis il se pencha et déposa un baiser sur ses lèvres stupéfaites, en répétant : « Voilà. Maintenant on est fiancés, je te donnerai une bague dès que je le pourrai et ils ne nous empêcheront plus de jouer ensemble. Plus jamais. Je te le promets, Savitri. Je vais m’en occuper. Je suis le jeune maître et j’ai le droit de faire tout ce qui me plaît. »