II

Saroj

Georgetown, Guyane britannique, Amérique du Sud, 1956

Ma désigna quelque chose dans la pénombre, tout au fond de l’étal de Mr Gupta. Saroj l’entendit qui disait : « Pourriez-vous me montrer ça ? Non... non, pas le vase, ce qui est derrière... Oui... ça. »

Saroj était trop petite pour voir le dessus du comptoir, elle ne savait pas ce que tenait Mr Gupta et, même en se hissant sur la pointe des pieds, elle parvenait seulement à apercevoir des mains brunes et maigres en train d’essuyer un objet long avec un chiffon. L’objet était lourd et rendit un son mat quand il le posa sur le comptoir. Saroj se grandit encore un peu et réussit à capter vaguement quelque chose, mais ce n’est que lorsque Ma prit l’objet qu’elle vit qu’il s’agissait d’une épée. Ma l’éleva en l’air, sourit, la retourna d’un côté et de l’autre, et fit courir son index sur le fourreau. Elle en sortit l’épée et passa le doigt sur la lame pour voir si elle était tranchante, puis la remit dans son étui. Tenant l’épée à deux mains, elle se pencha pour la montrer à Saroj, qui la toucha. C’était dur et froid, et le métal était gravé de lettres bouclées.

« Elle vient du Rajasthan », dit Mr Gupta. Ma secoua la tête et répliqua : « Ça m’étonnerait. Mais elle est magnifique. » Ils se mirent alors à discuter du prix, puis Ma sortit son porte-monnaie de son panier et donna plusieurs billets rouges à Mr Gupta. Mr Gupta lui demanda s’il fallait l’emballer et Ma répondit que oui. Mr Gupta lui remit l’épée enveloppée dans du papier journal. Puis il se pencha par-dessus le comptoir et regarda Saroj en souriant.

« Dis-moi, petite, comment t’appelles-tu ? »

Il connaissait son nom, bien entendu, car il le lui avait déjà demandé plusieurs fois, mais Saroj le lui redit, en pensant qu’il avait dû oublier.

« Sarojini-Balojini-Sapodilla-Mango-ROY ! » Les mots tombaient en cascade de sa bouche, sur un rythme chantonné, car ils se connaissaient par cœur. Mr Gupta eut un petit rire et lui tendit deux boîtes, l’une qui contenait des frisettes de mitthai et l’autre des berlingots rose et blanc. Sarojani prit deux mitthai et un berlingot en disant merci beaucoup, parce que c’était poli.

Les gens lui demandaient toujours son nom et riaient quand elle répondait : Sarojini parce qu’elle était Sarojini, diminutif Saroj. Balojini pour rimer avec Sarojini. Sapodilla parce qu’elle était brune comme une sapotille (et tout aussi douce, disait maman), mango parce que la mangue était son fruit préféré – les mangues Julie, succulentes et dorées, gorgées de jus jaune et liquoreux, ou bien vertes et râpées, avec du sel et du poivre. Et Roy parce qu’elle était une Roy. Ceux qui s’appelaient Roy étaient tous parents, ils formaient une famille et la famille était la colonne vertébrale de la société. Au dire de Baba.

L’épée encombrait Ma, qui avait également un panier bien rempli et une ombrelle. Elle la glissa sous son bras en la cachant dans les plis de son sari, puis elles allèrent jusqu’à l’arrêt de l’autobus pour rentrer à la maison. Saroj ne prononça pas un mot pendant tout le trajet parce qu’elle pensait à l’épée. Les guerriers se servaient d’une épée pour tuer les gens. Qui donc Ma allait-elle tuer ?

Une fois rentrée à la maison, Ma ne tua personne. Elle astiqua l’épée pour la faire briller comme de l’or, puis elle l’accrocha au mur, dans la pièce de la puja.

 

Ordinairement elles ne prenaient pas l’autobus, surtout le lundi, jour du marché. Le lundi, Ma allait à Stabroek à pied, son ombrelle ouverte dans une main et son panier dans l’autre, avec Saroj qui trottinait à ses côtés. Comme elle n’avait pas de main libre pour l’enfant, Ma disait : « Accroche-toi à moi, ma chérie », et Saroj – qui avait alors presque cinq ans et était grande pour son âge – se pendait à son bras. Ma tenait l’ombrelle au-dessus de leurs têtes et elles coupaient par le jardin de la Promenade, entre Waterloo et Carmichael Streets, pour arriver dans Main Street.

Saroj aimait le marché de Stabroek qui grouillait de monde, de bruits, d’odeurs appétissantes, de légumes, de fruits, de grosses marchandes noires qui hélaient le chaland, de poissons moribonds et visqueux qui battaient de la queue sur le sol, de paniers de crabes roses bien vivants, qui vous pinçaient quand on mettait le doigt dessus. On pouvait y acheter des épées et plein d’autres choses : épingles à cheveux, balais, talc pour bébé, sirop pour la toux et poudres digestives. Saroj aimait aussi la remontée dans Main Street, et le grand palais blanc où, avec un peu de chance, on pouvait voir des Blancs, mais Ma disait qu’il ne fallait pas les dévisager, que c’était malpoli. Il y avait plein de palais dans Main Street.

Saroj avait l’impression qu’en fermant les yeux Georgetown allait tendre ses vastes bras si doux et les refermer sur vous pour vous envelopper dans sa douceur. Si l’on ouvrait les yeux et que l’on parcourait, en sautillant à côté de Ma, ses larges avenues verdoyantes, ombragées par des flamboyants aux branches déployées, toutes couvertes de fleurs écarlates, Georgetown souriait avec un regard attendri en hochant la tête avec indulgence, et on se sentait bien au-dedans, baigné de lumière et de couleurs. On pouvait sauter par-dessus les rigoles des bas-côtés herbeux, attraper des petits poissons dans le caniveau ou ramasser des crapauds. On pouvait se cacher derrière les flamboyants et glisser un coup d’œil en direction des maisons, derrière les haies, au cas où l’on apercevrait les Blancs qui les habitaient.

Quand on passait devant ces maisons de bois d’une blancheur éclatante, on avait l’impression qu’elles chuchotaient une invite. C’étaient des palais de contes de fées, avec des tourelles, des clochetons, des colonnades dans le bas, des boiseries ajourées au-dessus, des fenêtres en saillie et en rotonde, des escaliers intérieurs et extérieurs, des vérandas, des portiques et des palissades ; des demeures construites par les Hollandais sur de vastes terrains, car l’espace ne manquait pas dans cette plaine au bord de l’océan, baignée par le soleil et balayée par le vent. Ces maisons à demi-dissimulées se nichaient parmi des manguiers luxuriants, des tamariniers et des arbustes touffus, au milieu de grandes pelouses émeraude. Leur raffinement et leur élégance contrastaient avec la profusion végétale qui leur servait de cadre, les jardins débordant de couleurs et saturés d’arômes, les hibiscus et les lauriers-roses répandus par-dessus les clôtures blanches, les bougainvilliers géants qui grimpaient à l’assaut des murs chaulés pour buter en volutes sur le bleu éclatant du ciel, dans une explosion de bouquets rose et pourpre.

Les maisons de Waterloo Street étaient des répliques en miniature des palais de Main Street. Exemple, leur maison. Maman avait fait du jardin un paradis : au fond, des bougainvilliers tellement gigantesques qu’on pouvait s’y cacher, des crotons et des fougères pour mettre les roses en valeur. Des lauriers-roses et des frangipaniers fleurissaient dans le jardin de devant, en mêlant leurs senteurs. Des poinsettias d’un mètre de haut et de longs cannas élancés bordaient l’allée gravillonnée menant à la porte de la tour, des hibiscus roses et jaunes croissaient le long de la clôture blanche, tandis que des végétaux indéterminés, allongés et feuillus, où rampaient des chenilles, grimpaient jusqu’aux fenêtres de la galerie.

Les chenilles transportaient leur maison sur le dos. Ces maisons étaient de vilaines choses brunâtres faites de brindilles, de fragments de feuilles sèches et de filaments poisseux. Dès qu’on touchait une chenille, elle rabattait sa maison sur sa tête et disparaissait à l’intérieur. Certaines n’en ressortaient jamais. Elles se transformaient en rien. Les vilaines maisons de brindilles désertées restaient suspendues aux feuilles. Quand on appuyait dessus, de l’air s’en échappait. Mais en réalité, ce n’était pas rien. À l’intérieur, les chenilles se sont transformées en papillons, disait Ma en montrant les insectes multicolores voletant dans le jardin. « Les choses laides sont parfois belles à l’intérieur, expliquait-elle. L’extérieur n’a pas d’importance. C’est l’intérieur qui est vrai. »

Saroj courait après les papillons dans le jardin de derrière. « Ne les poursuis pas, dit Ma. Ne bouge pas et, avec un peu de chance, l’un d’eux se posera peut-être sur ton épaule. Regarde... »

Elle resta alors immobile comme une statue, la main levée, et un gros papillon bleu, magnifique, se posa sur ses doigts. Ma baissa la main et se pencha vers Saroj pour lui montrer le papillon. Saroj tendit la main, mais le papillon s’envola. Elle ne bougea plus du tout, pour que le papillon vienne se poser sur elle, mais en vain.

« Tu en as trop envie, dit Ma en souriant. Il faut être aussi immobile au-dedans qu’au-dehors. Tes pensées continuent à le poursuivre et tu l’effraies. Mais si tu te fais oublier, il viendra. »

 

Au centre de cette maison, au centre de la vie de Saroj, il y avait Ma. Ma emplissait le monde et en faisait quelque chose de bon. La maison sentait bon quand Ma y était. La maison se sentait bien. On s’y sentait bien. Personne d’autre que Ma n’avait ce pouvoir. Indrani était une idiote parce qu’elle ne voulait pas jouer avec Saroj. Ganesh était turbulent et Baba disait qu’il était déraisonnable. Déraisonnable vient de derrière. Ganesh descendait la rampe en glissant sur son derrière. Quelquefois, quand Baba avait le dos tourné, Ganesh baissait sa culotte et lui montrait son derrière, alors Saroj riait en cachette. Derrière est un gros mot. Celui qui montre son derrière est déraisonnable. Saroj aurait bien aimé être déraisonnable, elle aussi, mais Baba se fâcherait. Baba se fâchait pour presque tout. Quand il rentrait du travail, il fallait se tenir tranquille. Saroj n’aimait pas beaucoup Baba, parce qu’il était méchant avec Parvati. Maman disait qu’il ne fallait pas être méchant, mais Baba l’était, même avec des personnes gentilles comme Parvati.

Parvati s’en allait toujours avant le retour de Baba, mais un jour qu’il était rentré de bonne heure, il avait dit : « Qu’est-ce que cette fille fait ici ? Je t’avais dit que je ne voulais plus la voir. Saroj est trop grande pour avoir une nounou. »

Baba n’aimait pas Parvati parce que, d’après lui, elle pourrissait Saroj. Saroj était très malheureuse quand il disait ça. Les choses pourries sont affreuses. Sur le tas de compost, le riz pourri était recouvert de moisi. Les œufs pourris empestaient. Les mangues pourries devenaient visqueuses et dégoûtantes. Elle se regardait dans la glace et n’y voyait aucune moisissure bleutée ni rien de visqueux et de dégoûtant. Elle reniflait ses aisselles, mais elles sentaient le talc pour bébé et c’était une odeur agréable. Elle adressait une grimace à la glace. Puis elle lui montrait son derrière, en faisant comme si c’était Baba. Saroj aimait quasiment tout, sauf Baba.

Parvati avait de longs cheveux noirs soyeux et elle emmenait Saroj au Mur de la mer, d’où l’on pouvait contempler l’Éternité, en pensant à des choses qui n’ont pas de fin. Parvati emmenait Saroj patauger dans l’eau. Elle lui montrait les crabes qui sortaient de leur trou en marchant de côté, avant de s’y ruer de nouveau. Elle apprit à Saroj à manœuvrer un cerf-volant. Après Ma, c’était Parvati que Saroj aimait le plus au monde. Indrani n’arrêtait pas de la faire enrager à cause de Parvati. « Le bébé, le bébé, chantait-elle en redressant le nez. Le bébé a une nounou ! Je n’ai jamais eu de nounou et Ganesh non plus. Il n’y a que les bébés qui ont une nounou. Tu as toujours eu une nounou et ça veut dire que tu es une grosse gourde de bébé ! »

 

Oncle Balwant prit Saroj en photo. Le jour de ses cinq ans. Quand c’était l’anniversaire d’Indrani, de Ganesh ou de Saroj, l’oncle Balwant faisait une photo de toute la famille. Saroj aurait aimé que Parvati soit sur la photo, mais Ma avait dit que Parvati n’assisterait pas à la fête et qu’elle ne serait pas sur la photo, parce que ça ne plairait pas à Baba. Baba était fâché contre Ganesh qui avait tiré la langue à l’instant même où l’oncle Balwant appuyait sur le bouton. Il fut privé de gâteau. Toutes ces photos étaient collées dans un album et quelquefois Ma prenait Saroj sur ses genoux pour les lui montrer. Elle n’était sur aucune des premières photos, car, disait Ma, elle n’était pas encore née. Il y avait des photos prises à la plage. Ma disait que c’était une plage de Trinidad, parce qu’on fêtait autrefois l’anniversaire de Ganesh à Trinidad. Saroj était née à Trinidad, disait Ma. Mais on n’y allait plus et ce n’était pas juste. La plage avait l’air bien, parce que la mer était bleue, contrairement à l’océan qui est marron. « Pourquoi est-ce qu’on ne va plus à la plage, Ma ? » demandait Saroj. Mais Ma se contentait de secouer la tête.

 

Saroj avait six ans quand Jagan devint roi. Plusieurs oncles étaient venus dîner. Il y avait oncle Basdeo et oncle Rajpaul ; oncle Basdeo qui agitait une brochure au nez d’oncle Rajpaul et qui battait l’air de son index. Trois autres oncles, oncle Vijay, oncle Arjun et oncle Bolanauth, assis sur le canapé rouge en face de Baba, installé dans un fauteuil, riaient d’une blague que venait de raconter oncle Balwant. Baba avait l’air furieux. Il n’aimait pas que les oncles racontent des blagues, mais oncle Balwant en avait toute une collection et c’était l’oncle que Saroj préférait.

Saroj aidait maman et Indrani à débarrasser la table. Les oncles et les tantes étaient tous venus dîner là, mais les tantes étaient rentrées chez elles de bonne heure, pour laisser les oncles passer la soirée entre hommes. Car c’était un jour important. Dès le matin, Saroj avait senti que l’Importance prenait possession de la maison. Elle se rendait compte qu’il se passait quelque chose mais ne savait pas quoi.

On entendait crachoter la voix ronronnante du speaker. Soudain Baba s’écria : « Chut ! Ça va y être ! » et les oncles qui étaient assis se levèrent brusquement en s’interrompant au milieu d’une phrase, pour se grouper autour du poste, tandis que l’oncle Bolanauth tripotait le bouton et que la voix du speaker s’élevait d’un ton. Alors retentit un cri de victoire général ; le poing levé, Baba et tous les oncles hurlèrent : « Jai ! Jai ! Jai ! », en s’étreignant à grand renfort de tapes dans le dos.

« Qu’est-ce qu’il se passe ? » demanda Saroj, mais Ma haussa les épaules et disparut dans la cuisine. Saroj tira Ganesh par la manche. « Qu’est-ce qu’il se passe ? » répéta-t-elle d’un ton suppliant. Avec ses deux ans de plus qu’elle, Ganesh était déjà un jeune homme. Ganesh connaissait les secrets des oncles.

« On a gagné les élections ! » s’écria-t-il, le regard brûlant d’un feu dont Saroj ne comprenait pas la cause. C’est quoi des élections ? Et comment se fait-il que nous les ayons gagnées ? Y aura-t-il une récompense, comme lorsqu’on a fait quelque chose de bien en classe ou à la fête foraine du Premier Mai et qu’on gagne le gros lot à la tombola ?

« Non, non, il n’y aura pas de récompense, Sarojini-Balojini », dit patiemment Ganesh. Ganesh prenait toujours le temps d’expliquer les choses. Il se pencha vers elle et lui parla comme s’ils avaient la même taille, le même âge. D’un geste tendre, il écarta les cheveux de son visage. « Ça veut seulement dire que nous les Indiens, on se présentait contre les Africains, et on a gagné.

— Ah, c’était une course, alors... Pourquoi n’est-on pas allé la voir au lieu de l’écouter la radio ? C’est bien plus amusant...

— Oui, Saroj, c’est un peu comme une course, sauf que les Africains ne faisaient pas vraiment la course avec les Indiens, ils voulaient seulement se faire élire et...

— Que racontes-tu à cette enfant, Ganesh ? » Saroj leva la tête et rencontra le visage renfrogné de Baba, cet air fâché qu’il avait de plus en plus fréquemment désormais. Ganesh se redressa. Saroj le trouvait très grand, mais en réalité il arrivait à peine à la taille de Baba, qu’ils regardaient tous les deux en levant la tête, comme s’ils se trouvaient devant une haute tour blanche. Saroj se dit qu’ils avaient dû faire quelque chose de mal, mais elle ignorait quoi.

« Je lui explique pour les élections, Baba, dit Ganesh, les yeux baissés, en tortillant le bas de son kurta.

— Et qu’est-ce que tu sais au sujet de ces élections, hein ? Qu’est-ce que tu en sais. Est-ce que tu y comprends quelque chose ?

— Tu avais dit que si Cheddi gagnait les élections, les Indiens auraient le pouvoir !

— Oui ! Et sais-tu ce que ça signifie ! Ça signifie que c’est un grand jour pour nous autres Indiens ! Un grand jour ! C’est le début d’une ère nouvelle, comme je te l’ai toujours dit, Balwant, c’est une question purement arithmétique... Les Indiens sont plus nombreux que les Africains et tant que les hindous et les musulmans se tiendront les coudes et voteront comme un seul homme, nous serons les maîtres et remettrons à leur place ces Africains arrogants – le pays court à sa perte, je te le dis, mais Dieu est avec nous et je te dis... »

Saroj écoutait cette harangue sans rien y comprendre, mais la fureur grandissante qu’elle y percevait la terrorisait. Marxisme-léninisme. Communisme. Moscou. Impérialisme. Colonialisme. Fascinée, elle regardait Baba, dont la figure avait pris une teinte rouge cuivré, tandis que ses yeux fulminaient d’indignation. Son emportement faisait penser à un volcan qui gronde, à quelque chose d’indéfinissable qui fermente et bouillonne juste sous la surface. Son index pointé s’agitait en tous sens et sa voix saccadée et tonitruante résonnait comme un aboiement. Saroj crut qu’il s’en prenait à l’oncle Balwant, resté calme et maître de lui, qui essayait de l’apaiser par des gestes pacificateurs, tandis que les autres oncles, groupés autour d’eux, écoutaient sans rien dire. Baba devenait de plus en plus véhément à chaque mot prononcé.

Elle regarda Ganesh, l’air désemparé et épouvanté. Avec un rire rassurant, il la prit par la main et l’emmena dans la cuisine où Ma, le dos tourné, faisait cuire des puri dans une poêle grésillante.

« Ne t’occupe pas de Baba, Saroj, dit gentiment Ganesh d’un ton rassurant. Regarde, voilà un puri, tu peux le prendre avec la main, ce n’est pas chaud. Tu sais, c’est seulement de la politique, un jeu qui plaît aux grandes personnes, comme nous, les enfants, nous nous amusons avec des jouets. »

 

Dans la maison d’à côté, une jolie maison de bois peinte en vert et blanc, toute en vérandas et fenêtres à jalousie, habitaient les Cameron. Mr Cameron était très noir. C’est un Africain, disait Ma, et les Africains sont noirs avec des cheveux crépus. La femme de Mr Cameron était très jolie, Saroj l’appelait tante Betty et elle aussi était noire, mais pas autant que son mari. Les Cameron avaient un immense jardin, constitué d’un enchevêtrement d’arbres, d’arbustes et de buissons. Tante Betty n’entendait pas grand-chose au jardinage, contrairement à Ma. Un dénommé Hussein venait une fois par semaine, avec du crottin dans une charrette à âne, et passait une heure à bêcher çà et là, mais le jardin de tante Betty gardait son aspect sauvage et Saroj le trouvait merveilleux.

De temps à autre Ma et tante Betty faisaient la causette à travers la palissade blanche, elles parlaient de leur jardin, de cuisine et des enfants. Les Cameron avaient trois enfants plus jeunes que Saroj. L’aîné, un garçon âgé de quatre ans à peine, se prénommait Wayne.

Un jour, Saroj avait aperçu Wayne par une fente de la clôture séparant les deux jardins. Ayant repéré la seule planche déclouée, elle la poussa et le rejoignit en se faufilant par l’ouverture.

Après cela, elle prit l’habitude d’aller jouer chez Wayne, sans que ni tante Betty ni Ma ne l’en empêchent. Tante Betty était vraiment gentille. Elle leur donnait du jus de cachiman, des tartes aux pignons de pin, des boules de tamarinier, des tartines à la gelée de goyave et des Milo glacés. Mais jamais Wayne ne venait jouer chez elle. Saroj aurait bien aimé l’inviter, mais Ma avait dit non. Saroj n’était autorisée à aller jouer chez Wayne que lorsque Baba n’était pas à la maison, mais elle ne devait pas le dire à Baba, ni lui parler de tante Betty. Au reste elle le savait sans qu’on ait besoin de le lui dire. Elle savait ce qui risquait de fâcher Baba. Elle savait qu’il y avait des choses qu’il fallait lui cacher.

Mrs Cameron jouait à cache-cache avec Saroj, Wayne et ses deux petites filles ; elle leur racontait des histoires et leur chantait des chansons. Mrs Cameron était plus drôle que Ma. Et même que Parvati. Saroj franchissait la clôture pour aller jouer chez Wayne même quand Ma la laissait seule avec Parvati, pour aller au temple de Purushottama. Wayne était plus drôle que le cousin Soona qui, disait Baba, aurait dû être son ami. Le cousin Soona n’était pas vraiment un ami, puisque c’était un cousin. Wayne était son seul ami. Même à l’école elle n’avait pas d’amis, parce que les enfants avec qui elle jouait à la récréation n’étaient pas autorisés à venir chez elle et qu’elle n’avait pas non plus le droit d’aller chez eux. Baba en avait décidé ainsi. Baba lui permettait seulement de rendre visite à des personnes de la famille. Le cousin Soona était bête.

Un après-midi, tante Betty gonfla une piscine en plastique qu’elle installa sur un endroit plat de la pelouse, sous le pommier ; elle y plongea l’extrémité du tuyau d’arrosage, ouvrit le robinet du jardin et la remplit d’eau.

« Vous l’avez rien que pour vous deux pendant une heure, dit-elle à Saroj et à Wayne de sa voix qui souriait. Mais quand Caroline et Alison se réveilleront, je les amènerai et il faudra partager ! »

Les deux enfants se regardèrent, les yeux brillants. Dès que tante Betty fut rentrée dans la maison, ils s’empressèrent de se déshabiller et, l’instant d’après, ils barbotaient tout nus dans l’eau fraîche, en poussant des cris. Wayne ouvrit le robinet, s’empara du tuyau et poursuivit Saroj à travers les arbres, aussi loin que le permettait le fouillis de végétaux, tandis qu’elle hurlait de plaisir, en courant pour échapper au jet et aux terribles menaces qu’il lui lançait. Le jardin retentissait d’appels, de glapissements, de cris de guerre et il s’écoula un temps infini avant qu’un rappel à l’ordre cinglant, provenant de l’autre côté de la clôture, ne parvienne aux oreilles de Saroj.

« Sarojini ! Viens ici tout de suite ! »

En un instant, le silence enveloppa les deux enfants de son funèbre manteau. Ils en restèrent comme pétrifiés. Saroj n’osait pas regarder Baba, mais elle sentait ses yeux qui la transperçaient et elle l’entendit répéter d’une voix qui l’emplit d’un vide glaçant : « Sarojini. Ramasse tes affaires et viens ici tout de suite. »

Elle s’exécuta. Puis Baba la saisit par les cheveux, l’obligea à marcher devant lui, toute nue, lui fit monter les marches conduisant à la cuisine et la poussa jusque dans son bureau, qui donnait sur le jardin des Cameron. Il prit sa canne et l’agita en l’air par trois fois. En entendant son sifflement bref et coupant, Saroj sentit son sang se figer.

Il se mit à la battre en cadence. « On-ne-doit-pas-jouer-avec-les-nègres. On-ne-doit-pas-jouer-avec-les-nègres. On-ne-doit-pas... » Il faisait pénétrer les mots dans sa peau, dans sa chair, dans son sang. Elle hurlait assez fort pour faire s’écrouler le ciel, mais personne ne l’entendait. Où étaient Indrani et Ganesh ? Où était Ma ? Où était Parvati ? Pourquoi ne venait-on pas à son secours ?

Et entre ses hurlements, elle vit son visage. Il était laid. Si laid qu’elle fut prise de nausées et vomit des restes de boulettes de tamariniers et des grumeaux de Milo sur Baba qui, indifférent à la puanteur et à l’infâme magma, la fouettait encore et encore.

Quand il en eut assez, il l’emmena dans la salle de bains, la poussa sous la douche, la lava entièrement, l’essuya de quelques douloureux coups de serviette et lui enfila brutalement une chemise de nuit propre par la tête. Il la conduisit dans sa chambre manu militari, plaça une chaise devant le bureau, ouvrit un tiroir, sortit un cahier d’exercices, fouilla dans un autre tiroir pour y prendre un crayon, puis écrivit sur la première page : Je ne dois pas jouer avec les nègres.

« Tu vas me remplir tout ce cahier. Tu devras écrire sur toutes les lignes. Tant que tu n’auras pas terminé, tu n’auras ni le droit de manger ni de te reposer. »

C’est ainsi que Ma trouva Saroj, quand elle rentra à la maison, peu avant le coucher du soleil. Courbée sur sa page, traçant avec soin les mots que Baba lui avait donnés à écrire, les joues mouillées de larmes. Elle sentit la main de Ma sur sa tête, leva les yeux, et de nouvelles larmes jaillirent, un véritable torrent. Elle était secouée de sanglots.

Ma la souleva de sa chaise et l’emporta jusqu’à son lit. Elle la déshabilla et la coucha sur le ventre pour examiner ses plaies. Elle partit dans la pièce de la puja et Saroj comprit qu’elle était allée chercher une de ses médications. Quand elle réapparut, elle mélangeait quelque chose dans un bol, puis avec des doigts aussi doux et légers qu’une plume, elle étala la pâte rafraîchissante sur les meurtrissures, tandis que Saroj restait étendue sans bouger, afin que le baume bienfaisant puisse pénétrer en elle. À la fin, Ma l’assit dans le lit, l’enveloppa souplement dans un drap, la prit sur ses genoux, tout contre elle, sans rien dire et en veillant à ne pas toucher les plaies.

« J’ai encore des phrases à écrire ! dit Saroj non sans difficulté.

— Non. C’est fini. Tout est fini, Saroj. »

Saroj crut alors que tout était fini avec Baba et elle se réjouit à l’idée qu’elles allaient partir et le quitter pour toujours. Mais ce n’était pas ce que voulait dire Ma. Elle voulait seulement dire que la punition était levée et que jamais plus Baba ne la frapperait, ce qui s’avéra vrai. Mais maintenant Saroj haïssait Baba pour de bon.

Quelques semaines plus tard, les Cameron déménagèrent. Saroj ne revit jamais Wayne ni aucune personne de sa famille. Baba renvoya Parvati, parce qu’elle avait laissé Saroj jouer avec Wayne. Saroj ne revit jamais Parvati. À cause de ça, surtout, elle haïssait Baba.

 

Ma confectionnait des dhal puri ; elle les lançait en l’air, puis les tapotaient entre ses mains au moment où ils retombaient, légers comme une plume, tels des flocons de soie. Ils sentaient le ghee chaud, les aromates et la pâte tendre en train de cuire, et ils étaient si moelleux qu’ils fondaient dans la bouche.

« Ma », dit Saroj, en tirant sa mère par le sari.

Ma la regarda et sourit. Elle avait les bras blancs de farine jusqu’au coude.

« Oui, mon trésor ?

— C’est vrai que les Noirs sont des vilains ? »

Le front de maman se plissa, mais elle souriait toujours. Elle répondit sans que ses mains cessent de s’activer.

— Ne crois pas ça, ma chérie. Ne crois jamais ça. Personne n’est mauvais uniquement à cause de son apparence. C’est ce qu’il y a à l’intérieur d’une personne qui est important.

— Mais qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur d’une personne, maman ? Quand les gens ont l’air différent, est-ce qu’ils sont différents à l’intérieur aussi ? »

Ma ne répondit pas, elle regardait ses mains qui pétrissaient une boule de pâte. Croyant qu’elle l’avait oubliée, Saroj dit : « Ma ? »

Les yeux de Ma se posèrent de nouveau sur Saroj. « Je vais te le montrer dans un instant, ma chérie. Attends que j’aie terminé cette fournée. »

Quand la pile de dhal puri se fut transformée en une tour ronde et aplatie, Ma annonça qu’elle avait terminé, la recouvrit avec un torchon et se lava les mains. Ensuite elle ouvrit le placard où elle rangeait des bocaux et des bouteilles vides et prit six pots qu’elle posa sur le comptoir de la cuisine.

« Tu vois ces pots, Saroj ? Est-ce qu’ils sont tous pareils ? »

Saroj secoua la tête. « Non, Ma. » Il y avait un pot bas et large, un pot haut et étroit, un pot de contenance moyenne et plusieurs autres de taille intermédiaire.

« Bien. Et maintenant imagine que ces pots sont des personnes. Des personnes avec des corps différents. Tu y es ? »

Saroj acquiesça de la tête. Ma prit une grande cruche, la remplit au robinet et versa de l’eau dans chacun des pots.

« Tu vois, Saroj ? Maintenant ils sont tous pleins. Tous les corps sont vivants ! Ils ont tous ce qu’on appelle un esprit. Alors, dis-moi, cet esprit est-il le même dans tous les pots, ou bien est-il différent ?

— Il est le même, Ma. Donc les personnes sont... »

Ma l’interrompit. « Et maintenant cours à l’office et rapporte-moi la boîte en fer où je mets mes colorants. Tu la connais, je crois ? »

Saroj était de retour avant même que Ma eut fini de parler. Ma ouvrit la boîte et y prit un minuscule flacon de poudre couleur cerise. Ma éleva le flacon au-dessus de l’un des pots et en versa une pincée. Aussitôt, l’eau devint rouge rosé. Ma reboucha le flacon et en prit un autre. L’eau devint vert tilleul. Elle renouvela six fois l’opération et, chaque fois, l’eau prit une couleur particulière, si bien qu’à la fin Ma avait six bocaux de formes et de couleurs différentes.

« Et maintenant, Saroj, réponds-moi. Est-ce que ces personnes que tu vois là sont toutes pareilles à l’intérieur ou, au contraire, est-ce qu’elles sont différentes ? »

Saroj mit du temps avant de répondre. Elle fronçait les sourcils et réfléchissait intensément. À la fin, elle dit :

« Eh bien, en réalité elles sont toutes pareilles, mais à cause des couleurs, elles ont l’air différentes.

— Oui, mais qu’est-ce qui a le plus de réalité, la ressemblance ou les différences ? »

Saroj réfléchit à nouveau. « La ressemblance, Ma. Parce que la ressemblance était là avant les différences. Les différences sont seulement les poudres que tu as mises dedans.

— Exactement. Par conséquent, dis-toi que ces personnes ont toutes un esprit, qui est le même pour chacune d’entre elles, mais que chacune est également différente des autres – parce qu’elles ont chacune des pensées différentes. Certaines ont des pensées affectueuses, d’autres des pensées agressives, des pensées ennuyeuses, ou encore de vilaines pensées. La plupart des gens ont tout un mélange de pensées, mais les pensées de chacun d’entre eux sont différentes, par conséquent ils sont tous différents. Différents à l’extérieur et différents à l’intérieur. Et ils voient ces différences chez les autres, alors ils se chamaillent et se battent, parce que chacun estime que c’est sa manière d’être qui est la bonne. Mais si, au-delà des différences, ils pouvaient voir la chose unique qui les relie tous, alors...

— Alors quoi, Ma ?

— Alors nous serions tous des sages, Saroj ! »

 

Ma expliqua à Saroj que c’était mal de haïr. Elle disait qu’il fallait aimer tout le monde, même Baba, même s’il lui avait interdit de jouer avec Wayne et même s’il avait renvoyé Parvati. Chaque soir, Ma emmenait les trois enfants dans la pièce de la puja, et pendant qu’ils la regardaient, les mains jointes, elle plongeait un bâton d’encens dans la petite flamme éternelle jusqu’à ce qu’il prenne feu et qu’un mince filet de fumée âcre et douce s’élève vers le plafond. Elle agitait délicatement le bâton d’encens devant le lingam, puis elle leur faisait signe de s’asseoir. Le coffret de sruti posé entre ses jambes croisées, elle chantait son amour pour son Seigneur, avec les enfants pelotonnés autour d’elle sur la natte qui l’accompagnaient de leur voix.

En chantant, les lèvres de Ma paraissaient se desceller. Elle leur racontait des histoires des prestigieux héros et héroïnes des légendes et mythes indiens, Arjuna et Karna, Rama et Hanuman, Sita et Draupadi, des hommes et des femmes de la caste des guerriers qui ne craignaient ni la peur ni la souffrance et ne reculaient jamais devant le danger. Elle leur révéla un grand secret, le secret permettant de faire barrage à la souffrance. Il faut se réfugier derrière le corps-pensée, disait-elle. Pénétrer dans ce silence où la souffrance n’existe pas... Indrani n’écoutait que d’une oreille. Elle était l’aînée, la douce, l’obéissante. Ganesh, tout ouïe, buvait chacune de ses paroles.

Au début, Saroj écoutait elle aussi de toutes ses oreilles. Et puis Baba avait fait des choses qu’elle ne pouvait lui pardonner. Il l’avait battue pour avoir joué avec Wayne et avait contraint les gentils Cameron à déménager. Il avait renvoyé Parvati. Il lui avait enlevé les êtres qu’elle aimait et, par conséquent, elle était résolue à le haïr. Baba était un méchant, un démon malveillant, pire que Ravana ou que les Rakshasas, et il n’y avait pas de Krishna, d’Arjuna ou de Rama pour l’anéantir.

Aussi pendant que Ma racontait ses histoires d’amour et de courage, Saroj pensait à Baba et une petite graine de ressentiment apparut dans son cœur. Elle surveilla cette graine et la vit germer. Elle lui prodigua des soins et elle poussa. Il m’a fait mal, se disait-elle. Un jour, quand je serai grande, je le lui rendrai.

Ma leur parlait du Mahatma Gandhi et de la non-violence. « Trouvez la paix du cœur, disait-elle, et vous deviendrez plus fort que la plus violente des tempêtes. » Quel tissu d’absurdités ! criait le cœur de la petite Saroj. N’était-ce justement pas la violence qui avait tué Gandhi ? Même un enfant pouvait comprendre que la bonté était synonyme de faiblesse. Aussi quand Ma parlait du Pouvoir de l’Amour et du Pardon, et leur rappelait que Dieu était compatissant, Saroj pensait à Kali aux bras multiples, déesse de la Destruction. Elle avait vu une représentation de Kali au temple de Purushottama et aurait voulu voir Kali entrer dans sa vie : le visage et la bouche sanglants, un collier de crânes autour du cou, brandissant un coutelas dirigé vers la gorge de Baba. Kali était sa divinité préférée entre toutes. Gandhi se trompait. Il fallait combattre le feu par le feu. Il fallait résister ! Dès cinq ans, Saroj entra en guerre contre Baba. Au début elle ne le montra pas. Elle était encore trop petite. Elle n’en parla pas à Ma. Ma lui aurait dit d’extirper de son cœur le petit germe de haine, et Saroj aimait bien le sentir là.