V
Saroj
Le jour de son treizième anniversaire, Saroj se trouva contrainte de s’engager dans un combat qui allait devenir le combat de sa vie, le combat pour sa vie. La chose se produisit pendant le petit déjeuner.
« J’ai trouvé un mari pour Sarojini », déclara Baba de la voix tonitruante qu’il prenait dans les grandes occasions. La cuillerée de céréales au lait que Saroj tenait à la main s’immobilisa à mi-parcours, tandis que la bouche ouverte qui s’apprêtait à l’accueillir se déformait sous le coup de la stupeur.
Les paroles de Baba contrastaient avec la façon nonchalante dont ses longues mains maigres étalaient la confiture d’oranges sur le toast. Il découpa sa tartine en petits carrés orange, jaune et blanc, qu’il porta ensuite à ses lèvres avec une délicatesse presque féminine. Ses doigts possédaient une adresse et une légèreté arachnéennes. Saroj les imagina en train de tisser une toile. C’était à vous donner la chair de poule. Elle détourna les yeux en frissonnant, dans l’attente de ce qui allait suivre.
Du reste, tout le monde attendait, mais Baba prenait son temps. Ma considéra Saroj en haussant un peu les sourcils, et le tika rouge qui ornait son front se souleva. Saroj se tourna vers Ganesh, qui de son côté regardait Baba, lequel, assuré de l’attention générale, reprit enfin :
« Elle sera bientôt en âge de se marier, après tout. J’ai pris tous les renseignements nécessaires. »
Cette fois, tout le monde regarda Baba, sauf Indrani, qui beurrait son toast avec des gestes maniérés et un détachement étudié. Elle, bien sûr, pouvait se permettre de jouer les indifférentes. Son futur mari était déjà choisi, et de l’avis général, c’était un très bon parti ; la semaine précédente, son sari de mariée était arrivé d’Inde, expédié depuis l’autre bout du monde par un lointain parent bengali de Baba, que personne, pas même Baba, ne connaissait.
Baba promena les yeux sur sa famille, comme pour la rassembler sous son autorité, et il se redressa pour passer à la deuxième phase de son communiqué.
« J’ai choisi le fils Ghosh. »
Cette fois, même Indrani haussa les sourcils. Baba attendait.
« La famille Ghosh », précisa-t-il, voyant que personne ne faisait de commentaires, ne sursautait, n’applaudissait ni ne s’évanouissait. « Les Ghosh des Tissus et Saris Ghosh et frères, dans Regent Street. Mrs Ghosh est la cousine de Narayan au second degré et ils ont un fils d’âge approprié. »
Mr Narayan, un demi-brahmane certifié, était l’associé de Baba – Narayan et Roy de Robb Street, réputé comme étant le deuxième cabinet juridique de Georgetown –, ce qui signifiait que toute personne apparentée aux Narayan convenait forcément pour les enfants de Baba, et vice-versa. Narayan, lui, n’avait que des filles, ce que personne n’ignorait, car Baba s’en désolait fréquemment. Deux fils Narayan pour les deux filles Roy, voilà qui aurait été parfait. Étant donné la situation, la fille cadette de Narayan devait épouser Ganesh, c’était une chose réglée depuis toujours et Saroj était la seule à savoir que ce mariage ne se ferait pas, fût-ce au prix de la mort de quelqu’un, à savoir la fille de Narayan. Ganesh projetait de l’assassiner et Saroj n’était pas absolument certaine qu’il plaisantait. Elle vénérait Ganesh. Chaque mot qui sortait de sa bouche était parole d’évangile et, à douze ans – presque treize –, tout lui semblait possible. Même quand il plaisantait, elle faisait semblant de croire qu’il parlait sérieusement, parce que les plaisanteries de Ganesh lui permettaient d’aller jusqu’au bout de ses fantasmes les plus secrets.
« Mr Ghosh vient d’une famille brahmane à cent pour cent. De Calcutta, déclara Baba sur un ton triomphant, mais sans susciter la moindre exclamation admirative.
— Les Ghosh ? Où habitent-ils ? » Ma fronça les sourcils en regardant Baba d’un air interrogateur, et pendant que les parents s’entretenaient, Ganesh murmura dans l’oreille de Saroj : « Oh, Ghosh !1 » en roulant des yeux.
Elle faillit s’étouffer en buvant son thé. Mais profitant de ce que ses parents ne s’étaient aperçus de rien, elle chuchota derrière sa main : « Tu m’aideras à l’assassiner ?
— Par lente strangulation.
— Où cacherons-nous le corps ?
— Les corps. Ce sera un double meurtre... le fils Ghosh et la fille Narayan.
— On mettra leurs yeux à mariner dans le vinaigre et...
— Qu’y a-t-il, Sarojini ? » Saroj sursauta et rencontra le regard de Baba, acéré, menaçant – à faire cailler le sang, pensa-t-elle avec un frisson. C’est plutôt toi que je voudrais tuer, Baba, et ce n’est pas une plaisanterie.
« Rien, Baba. » Elle baissa sagement les yeux sur son assiette et prit une cuillerée de céréales qu’elle porta à sa bouche en s’efforçant d’ignorer Ganesh qui lui pinçait la cuisse. Il se pencha pour prendre la théière et renversa fort à propos du lait sur la robe d’Indrani. L’exclamation irritée que celle-ci poussa, ainsi que le remue-ménage qui l’accompagna couvrirent les paroles furtives qu’il chuchota d’un ton plein d’importance. « Je prendrai les renseignements nécessaires », dit-il en roulant à nouveau des yeux.
L’après-midi, un million de personnes, au bas mot, vinrent assister à la fête. C’étaient toutes des Roy et, en réalité, elles n’étaient pas là pour l’anniversaire de la jeune fille, mais pour les légendaires samosa de Ma et pour les cancans. Cette année-là, la rumeur concernant le fils Ghosh avait déjà fait le tour de la famille. Chaque fois qu’une tante la harponnait pour couvrir sa joue de baisers de circonstance et lui fourrer un cadeau dans la main tout en glapissant : « Alors, comment va l’héroïne du jour ? » Saroj savait, rien qu’à la lueur qui brillait dans ses yeux, que ladite tante ne se contenait plus et avait hâte d’en finir avec elle, pour aller échanger des informations avec une autre tante. Tu le connais ?Sa mère ? Le cousin de mon mari au second degré a épousé la nièce deson père... et ainsi de suite. On avait déjà vécu ça avec Indrani. Bien entendu, on ne prononçait pas le nom du garçon en sa présence, mais elle se rendait compte de l’émoi qui agitait ce régiment de tantes et devinait de quoi elles parlaient au bruissement significatif de tous ces saris en polyester pressés les uns contre les autres. Ça lui donnait envie de vomir. Si au moins elles apportaient des cadeaux intéressants, des livres, des disques ou des choses de ce genre, mais elle savait d’un seul regard et rien qu’à les effleurer ce que renfermaient ces paquets joliment enveloppés et ficelés qui s’entassaient en montagne multicolore sur un guéridon. Vingt-cinq pour cent de culottes. Vingt-cinq pour cent de mouchoirs. Vingt-cinq pour cent de porte-monnaie. Vingt-cinq pour cent de nécessaires à cheveux. Comme d’habitude. Les tantes aimaient offrir des choses pratiques et utiles. Après tout, de quoi une adolescente comme Saroj pouvait-elle avoir besoin, à part de culottes, de mouchoirs, de brosses à cheveux et de porte-monnaie...
Elle se trouvait emprisonnée dans les bras replets de la tante Premavati, le nez écrasé sur les épines de la broche en forme de rose qui maintenait son sari sur son épaule imprégnée de l’odeur entêtante de Soir de Paris quand, par-dessus cette même épaule, elle aperçut Ganesh qui lui adressait des signes insistants. Elle dut continuer à sourire pendant encore trois bonnes minutes, en écoutant sa tante lui raconter en détail le film magnifique qu’elle venait de voir avec sa fille au cinéma Le Bombay et lui faire part de ses regrets qu’elle n’ait pas pu les accompagner, car elle aurait été emballée. Hélas, tout le monde savait que Baba ne permettait pas à ses filles d’aller au cinéma, même pour voir des films indiens !
La tante Premavati la libéra enfin pour sortir d’un volumineux sac en plastique un petit paquet plat, mou et emballé dans du papier rose, qu’elle lui glissa dans la main, avec ces mots : « Tiens, ma chérie, j’espère que ça ira ! » Elle planta un baiser mouillé sur une joue offerte sans empressement, pinça l’autre joue, et partit en se dandinant pour papoter avec la tante Rukmini.
Au moment où Saroj se préparait à suivre Ganesh dans la cuisine, une petite main agrippa la sienne. « Tata Saroj, tata Saroj, tu avais promis de m’aider pour mon cerf-volant. Celui de Shiv Sahai est terminé et tu m’avais promis ! » pépia une petite voix aiguë, tout près d’elle. Elle sourit en voyant Sahadeva. Sahadeva, son petit cousin, le jumeau de Shiv Sahai, le fils de l’oncle Balwant. L’oncle Balwant et sa femme étaient des gens modernes, professeurs tous les deux, lui d’histoire, elle (avant son mariage) de biologie, et ils lui offraient toujours des cadeaux d’anniversaire intelligents. Un microscope, l’année précédente, cette fois un kit de chimiste. Elle avait, disaient-ils, un esprit mathématique qu’il fallait cultiver et ils la prenaient au sérieux. Ils habitaient Kingston, près de l’Atlantique, et elle allait les voir une ou deux fois par semaine sous prétexte d’aider les jumeaux à faire leurs devoirs et parce que Baba lui avait choisi le cousin Soona comme camarade de jeu. Mais c’était aussi l’occasion pour elle de retrouver l’océan, de courir le long du Mur de la Mer, de marcher dans l’eau, pieds nus, les orteils caressés par la frange d’écume tiède et brune, quand la marée remontait doucement et venait lécher le sable. L’océan symbolisait la liberté. Debout sur la plage, le regard perdu à l’horizon, en direction de l’est, elle sentait un élan puissant et douloureux, provenant du plus profond de son être, qui la projetait loin, très loin, vers cet immense horizon, vers les rivages invisibles s’étendant de l’autre côté et, plus loin encore, vers l’infini du ciel, l’infini du temps.
« Oui, je sais, Sahadeva. Écoute, je ne peux pas venir pour le moment, mais je te téléphonerai dans un jour ou deux, d’accord ?
— C’est promis, tata ?
— Promis. » Elle tapota les cheveux noirs et ébouriffés, sourit encore et croisa les doigts en disant : « Croix de bois, croix de fer. Et on fabriquera le plus beau cerf-volant du monde. D’accord ?
— D’accord, tata, et on aura le prix à Pâques prochain, j’en suis sûr ! » et Sahadeva détala.
Elle trouva Ganesh dans la cuisine, en train de vider une assiette de samosa dans son cartable.
« Tu es fou, ou quoi ?
— J’avais d’abord enlevé mes livres. Viens, montons dans la tour, je vais devenir dingue si je reste ici une minute de plus, et puis j’ai une nouvelle pour toi.
— Bon. Attends une minute. » Elle ouvrit le réfrigérateur, y prit deux bouteilles de soda, un à l’orange et l’autre au citron, et les glissa dans le corsage de sa robe. Ganesh eut un sourire moqueur.
« Tu t’imagines que ça va passer inaperçu ? Tu aurais mieux fait de prendre deux pamplemousses. Ça ferait plus vrai.
— Tu m’embêtes. » Elle retira pourtant les bouteilles parce que Ganesh avait raison. Comme toujours. Il tendit son cartable ouvert et elle posa les boissons sur les samosa.
— Ton cartable va être tout graisseux et plein de miettes.
— Oh, je le secouerai. Bon, allons-y ! Et tâche de ne pas te faire happer au passage. »
Ganesh et Saroj traversèrent le salon en écartant la parentèle agglutinée et mastiquante, avec un sourire à l’un et à l’autre, en murmurant des excusez-moi, excusez-moi s’il vous plaît, pour arriver enfin au pied de l’escalier intérieur qui descendait jusqu’à la porte d’entrée pour remonter ensuite dans la tour.
La demeure des Roy reposait solidement sur de grands pilotis massifs, qui mettaient les pièces d’habitation à l’abri des inondations pendant la saison des pluies. Mais tandis que la plupart des maisons possédaient un escalier extérieur donnant accès à l’entrée, la leur était desservie par un escalier en zigzag enfermé dans une tour. Cette tour, qui formait une saillie sur l’angle avant gauche de la maison, surplombait le toit par une petite guérite pourvue de fenêtres et entourée d’une sorte d’étroit chemin de ronde. La maison et la tour, toutes deux d’une blancheur éclatante et généreusement pourvues en ouvertures, étaient entièrement construites en lattes de bois disposées horizontalement. Des rangées de fenêtres à guillotine à petits carreaux, protégées par des volets inclinés fixés par le haut, dispensaient partout ombre ou lumière, chaleur ou fraîcheur. Le matin et en fin d’après-midi, on les ouvrait pour permettre au vent rafraîchissant de l’Atlantique de s’engouffrer gaiement dans les pièces inondées de lumière. Dans le brûlant soleil de midi, Ma les fermait pour laisser la maison s’endormir dans le silence et rêver dans la pénombre fraîche et moite, derrière ses persiennes closes, en cachant ses secrets au monde impudent et cynique.
Mais la pièce de la tour n’était que fenêtres, sans un seul volet. On les ouvrait et le vent l’emplissait, un vent purificateur, vigoureux, qui emportait les soucis et extirpait l’angoisse. Là-haut, on se sentait grand, libre et fort. Là-haut, rien ne pouvait vous atteindre. C’était un abri contre la touffeur du jour, un antidote au mal de vivre. Un moyen d’échapper au destin qui vous avait fait naître parmi les Roy.
Saroj et Ganesh grimpèrent les marches quatre à quatre. Une fois en haut, ils se laissèrent tomber sur le plancher en riant, soulagés et à bout de souffle.
« Alors, qu’est-ce que tu voulais me dire ? fit enfin Saroj.
— J’ai eu Kevin Grant au téléphone, cet après-midi, et il le connaît.
— Il connaît qui ?
— Ce garçon, bien sûr, le fils Ghosh, ton futur mari. Et maintenant, respire à fond, Saroj, et accroche-toi bien, voilà ma main, tiens-la fort et ne t’évanouis pas. Tu es prête ?
— Ah, mon Dieu, Ganesh. Tais-toi. C’est un nain qui louche et qui fait du monocycle. Ou bien un veuf quinquagénaire avec un dentier et une vessie qui fuit. Baba l’a importé de Calcutta et il amène avec lui une couvée de sept mioches morveux, braillards, et...
— Pas mal, mais tu n’y es pas du tout. Souviens-toi, le mot capital est “garçon”. Baba lui-même ne qualifierait jamais de garçon un type de plus de quarante ans.
— Bon. Alors c’est cet adorable gamin de dix ans qui vend l’Argosy au coin de Camp Street et Baba a découvert qu’il était en réalité l’héritier illégitime des millions de Purushottama, et il veut faire de lui un homme honnête...
— Illégitime ? Où as-tu appris ce langage obscène ? Pour l’amour de Dieu, Saroj, sais-tu même ce que ça veut dire, et est-ce que papa est au courant ?
— D’accord, Ganesh, ça suffit. Dis-le-moi avant que je me jette par la fenêtre : Qui est-ce ?
— Eh bien... Sois courageuse. »
Elle s’agrippa si fort à la rambarde que les articulations de ses mains blanchirent et ses bras se mirent à trembler, puis écarquillant les yeux, elle dit, les dents serrés : « Voilà, je suis prête. Dis-moi toute la vérité, et ensuite je te dicterai mon épitaphe.
— Bon, en un mot, c’est un cornichon. Un petit cornichon. Il a quinze ans et a redoublé une classe, un petit crétin malingre avec les dents qui avancent, des cheveux gras plaqués en arrière, et il s’appelle Keedernat, diminutif Keet. Mais il préfère qu’on l’appelle Keith. »
Saroj rit et se détendit. « C’est tout ?
— Ça ne te suffit pas ? Attends voir, il a peut-être une odeur corporelle, j’irai le renifler lundi et je te le ferai savoir. Ou alors... »
Brusquement Saroj décrocha. Elle n’arrivait plus à jouer le jeu. Elle s’affaissa contre le mur, fatiguée de Ganesh et de son éternel persiflage, de son refus de cesser de plaisanter, ne serait-ce qu’un instant. Ganesh lui avait appris à voir le côté léger de toutes choses. À prendre du recul par rapport à la vie et à en rire. À considérer le monde comme une scène de théâtre où des personnages comiques joueraient leur rôle, tandis qu’eux deux seraient les seuls à être lucides, les seuls à garder un visage impassible, mais une âme sarcastique. Tous les deux, ils traversaient l’existence en avançant de biais, en se gaussant de ses caprices et en faisant des pieds de nez à ses mauvais tours. C’est ainsi que Ganesh aimait Saroj et, pour lui, elle tenait son rôle. Ou plutôt elle le jouait quand il était là. Seule, elle en était incapable. Parce que ce n’était pas la réalité. Ce n’était pas elle. Elle jouait le rôle d’une personne jouant un rôle, mais pour le moment elle avait oublié son texte et c’est en vain que Ganesh le lui soufflait.
Elle le regarda avec des yeux qui le suppliaient d’arrêter et dit simplement : « Que dois-je faire ? »
Le mot « assassinat » commença à se former sur les lèvres amusées de Ganesh, mais il dut percevoir l’expression de détresse qui voilait les yeux de sa sœur, car il s’interrompit, la considéra en gardant un silence inhabituel de sa part et dit : « Je ne sais pas, Saroj. Est-ce que tu ne pourrais pas simplement... carrément dire non ? »
Elle lui lança un regard qui se voulait foudroyant, mais c’est dur d’avoir un regard foudroyant quand le désespoir vous taraude.
Elle prit le décapsuleur et la bouteille de soda au citron dans le cartable de Ganesh et l’ouvrit avec un bruit sec. Pourtant elle ne buvait pas. La bouteille à la main, elle regardait, par la fenêtre donnant sur Waterloo Street, le panorama spectaculaire qu’offraient la cime des arbres de Georgetown, les toits d’ardoise noirs, le ciel parcouru de nuages effilochés et, au loin, l’échappée sur l’Atlantique.
« En dernier recours, je pourrai toujours sauter d’ici.
— Tu n’avais jamais dit ça, Saroj, et je ne veux plus jamais te l’entendre dire.
— Mais si je ne fais rien, Ganesh, ça se passera comme pour Indrani. L’affaire Ghosh continuera simplement à suivre son cours, en prenant peu à peu de la vitesse, et un beau jour je me réveillerai et je serai Mrs Keedernat Ghosh.
— Écoute, Saroj, ne t’affole pas. Indrani a seize ans ; il ne pourra rien se passer de définitif avant que tu aies seize ans toi aussi. Ça nous laisse du temps. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi Baba a choisi ce garçon. Tout de même... une fille comme toi, de bonne famille, jolie, riche, intelligente... tu as tout pour toi. Pourquoi n’a-t-il pas visé plus haut ? Pourquoi n’a-t-il pas jeté son dévolu sur un Luckhoo, par exemple ? »
Les Luckhoo constituaient le clan le plus en vue de Georgetown dans le monde juridique. Chez eux, il y avait vraiment tout : des diplômés d’Oxbridge, des magistrats, des notables chargés de titres honorifiques et deux garçons en âge de se marier.
« La raison est évidente. Crois-tu qu’un fils Luckhoo pourrait seulement imaginer qu’on lui choisisse une épouse ? Mais enfin, bonté divine, où vivons-nous ? Dans un village bengali ou quoi ? Quant à toi... tu aurais moins le cœur à plaisanter à propos de tout ça si tu n’avais pas un atout dans ta manche, pour ce qui est de la fille Narayan. Que penses-tu faire ? Sérieusement, pour une fois ?
— Pour moi, c’est plus facile. Je vais partir faire mes études en Angleterre et ça résoudra pas mal de problèmes. Il me suffira de ne jamais revenir. Ils s’en remettront. L’avantage de ces longues fiançailles, c’est qu’elles vous laissent du temps pour s’en dégager. Je disparaîtrai de la scène... pffft !
— Peut-être que ce Keedernat s’en ira lui aussi pour ne jamais revenir ! »
Ganesh secoua la tête, l’air désolé. Il s’appuya contre la fenêtre en allongeant une jambe longue et maigre, moulée dans un jean. « Tu n’auras pas cette chance, Saroj. Dans ce cas, Baba aurait choisi un garçon plus âgé, quelqu’un qui serait déjà en Angleterre et devrait rentrer dans un an ou deux. Comme pour Indrani. Le fils Ghosh présentera ses O Levels2 l’an prochain, il réussira dans deux ou trois matières, puis il entrera directement dans l’affaire de son père pour vendre des tissus et des saris. Ensuite, au bout de deux ans, il t’épousera, quand il aura dix-huit ans et toi seize. »
Ganesh sortit deux samosa de son cartable, lui en lança un et planta ses dents dans l’autre. Une expression de pure extase passa sur son visage. « Mmm... Comment Ma fait-elle pour qu’ils aient ce goût ? Jamais je ne le saurai. J’ai fait des quantités d’essai, mais les miens ne sont vraiment pas pareils. »
Saroj ressentit une pointe d’agacement. Quel esprit superficiel ! Comment pouvait-il évoquer dans la même phrase son mariage avec le fils Ghosh et les samosa de Ma ?
Ganesh adorait cuisiner et avait fait siennes toutes les recettes de Ma, sans avoir toutefois encore réussi à trouver ce petit quelque chose, cet ingrédient magique qui faisait des plats de sa mère d’exquises œuvres d’art et des siens, en raison même de l’absence de cette substance, une nourriture simplement savoureuse. Ma connaissait tous les secrets de la cuisine. Elle connaissait les mets dits sattvic, qui permettent à l’intellect d’atteindre de très hauts sommets, les rajasic, qui excitent l’esprit et le portent jusqu’au point d’ébullition, et les tamasic, qui le tirent vers de lourdes et ténébreuses profondeurs. La cuisine est affaire de mesure : quand ajouter quoi, en telle quantité et pas un gramme de plus. Mesurer la chaleur et l’humidité, maintenir la bonne température, régler la flamme, car si le feu est créateur, il lui arrive de se révéler destructeur. Calculer l’apport en eau, qui a le pouvoir de donner la vie mais aussi de noyer et de s’introduire dans une préparation sans y être invitée. Mais il ne s’agit là que de technique. Ma y ajoutait du mystère, elle usait de chacun des ingrédients comme s’il devait être consommé par Dieu en personne. La première cuillerée d’un plat était une offrande que des lèvres humaines ne devaient pas souiller. Ma parlait à ses plats et chantait pour eux. Ganesh connaissait l’aspect technique de la cuisine mais ignorait ses mystères.
Saroj n’avait aucune envie d’engager un débat à propos des samosa de Ma.
« Quelle chiffe molle, tout de même ! s’exclama-t-elle. Le seul fait d’accepter qu’on le choisisse prouve bien que c’est une chiffe molle. S’il avait un peu d’amour-propre, il refuserait.
— Mais qui te dit qu’il ne l’a pas fait ou qu’il ne le fera pas ? rétorqua Ganesh. Qui te dit qu’en ce moment même il n’est pas en train de faire un raffut de tous les diables et de menacer sa famille de se trancher la gorge si on le force à t’épouser. Parce qu’il ne t’a pas encore vue, évidemment. Ça changera tout.
— Mais que vais-je faire, Ganesh ? Je ne veux pas l’épouser. En dehors du fait que c’est une chiffe molle, jamais je ne marierai avec un garçon choisi par Baba. Même si c’était Paul McCartney. D’ailleurs je ne me marierai jamais ! »
Ganesh s’esclaffa et, telle une bulle d’air cherchant à monter vers le ciel, sa gaieté perça le voile de tristesse que Saroj avait jeté dessus.
« Tu es quelqu’un de trop merveilleux pour ne pas te marier, Saroj, ce serait du gâchis. Si Baba avait un peu de bon sens, il te laisserait trouver un mari toute seule. Tu n’aurais qu’à choisir... je parie que tu finirais par lui ramener un Luckhoo ! Si Baba ne te tenait pas enfermée comme une pierre précieuse dans un coffre-fort, tu aurais la moitié des garçons de Georgetown à tes pieds, en train de saliver.
— Tu es dégoûtant. Contente-toi de me dire ce que je dois faire.
— Eh bien, peut-être devrais-tu en parler à Ma.
— En parler à Ma ? Tu es devenu fou ? Ma approuve les mariages arrangés, tu le sais bien. Elle a contribué à la recherche d’un mari pour Indrani. Et puis de toute manière, Ma ne parle pas, enfin, pas vraiment.
— Mais si. Avec moi, elle parle.
— Avec toi peut-être, en effet. Mais Ma et toi vous êtes différents, ou plutôt, vous êtes pareils. Vous avez votre univers personnel et vous parlez le même langage.
— Tu n’essaies même pas de mieux la connaître.
— Ma est un livre aux sept sceaux. Et si tu les ôtes, tu ne trouveras que de la superstition. Elle est trop... trop indienne. Elle a simplement apporté l’Inde ici, dans la maison de Baba, et continue à y vivre, comme si elle ne l’avait jamais quittée. Elle n’a pas la moindre idée de la réalité du monde, elle n’a pour seul horizon que son temple de Purushottama, son coffret de sruti et tous ces machins. Elle ignore tout de la vie moderne, de ce que je suis et de ce que je veux être. Je crois bien qu’elle n’a même jamais entendu parler de Pat Boone et encore moins des Beatles. Comment pourrais-je parler avec quelqu’un comme elle ? »
Sa maison exceptée, le temple Purushottama constituait effectivement tout l’univers de Ma – ça et le marché de Stabroek. Mr Purushottama, le propriétaire du temple, était un Indien authentique, originaire de Kanpur, venu s’installer à Georgetown avec des fonds suffisants pour « démarrer », ainsi qu’il le disait. C’était un colosse jovial, invariablement vêtu de son kurta ; il avait ouvert une banque dans High Street, la New Baratha Bank, en incitant, ou plutôt en enjoignant tous les Indiens d’y déposer leurs économies. Pour les remercier de leur confiance, il avait acheté à Brickdam une grande maison de bois verte et blanche de style colonial hollandais avec une abondance de fenêtres à jalousie ornées de vitraux, une galerie ouverte soutenue par des colonnes ouvragées, de prétentieuses boiseries à claire-voie et des arcades tout autour du premier étage. La partie inférieure, circonscrite entre les piliers sur lesquels reposait la maison, était entièrement cachée aux yeux indiscrets par un treillage ouvrant sur l’arrière du jardin, et c’est là que se tenaient cérémonies et réunions – le Diwali, le Phagwah, l’anniversaire de Krishna et toutes les occasions que les Indiens désiraient fêter. (Mr Purushottama avait également acheté une mosquée pour les musulmans, mais Saroj l’ignorait.)
Le temple était ouvert aux hindous de toutes obédiences. En haut, dans la maison, il y avait une salle de puja pour les adorateurs de Shiva et une autre pour ceux de Krishna ; Rama, Kali, Hanuman, Ganesh, Parvati et Lakshmi avaient chacun leur chapelle où les fidèles pouvaient se réunir à toute heure du jour ou de la nuit. Chacune de ces pièces constituait un petit refuge douillet, agrémenté de tapis et de tentures indiennes, d’images de divinités et de cuivres reluisants. La plupart du temps, il y régnait une agréable pénombre grâce aux volets fermés, et on y respirait une atmosphère alourdie par le parfum entêtant des roses, du jasmin, du ghee et de l’encens. Sur les autels, de petites lampes à huile dont la flamme ne vacillait jamais et qu’entourait un halo bleu et doré dispensaient une faible clarté. Au moment des cérémonies religieuses, tout le temple grouillait d’Indiens. Le treillage était orné de guirlandes de tagètes, des fleurs d’hibiscus étaient piquées entre les lattes de bois et l’air lui-même vibrait d’une atmosphère de fête.
De temps en temps Ma les emmenait tous à la chapelle de Shiva, pour la puja. Le dimanche, Baba aimait voir les membres de sa famille – proche et éloignée – sur leur trente et un : un kurta d’une blancheur immaculée et repassé avec soin pour les hommes et les garçons, un sari ou une jupe aux couleurs rutilantes pour les femmes et les fillettes.
Petite, Saroj aimait bien aller au temple de Purushottama. C’était pour elle un lieu rempli d’histoires et de secrets, habité par d’épais mystères, un univers excitant, exotique, complètement en dehors de la réalité. Elle adorait les couleurs, les odeurs, les idoles dissimulées derrière d’épais rideaux, les psalmodies, les chants et le climat de céleste béatitude. Tout changea brutalement quand elle atteignit l’âge de raison. Le temple devint alors à ses yeux un antre de la superstition. Elle continuait à s’y rendre, sur ordre de Baba, mais avec un cœur fermé à double tour et un esprit de dérision. Idolâtrie ! Fumisterie ! L’air dédaigneux et une petite moue aux lèvres, elle assistait aux puja et aux kirtan interminables ; elle avait beau joindre les mains dans un feint respect et murmurer les réponses appropriées, elle était persuadée au fond d’elle-même que tout cela n’était que mensonges. Un monde d’illusions pour adultes.
Et Ma faisait partie de ce monde qui défiait la raison.
Maintenant qu’elle avait treize ans, Saroj se souvenait à peine de l’époque où elle ne faisait quasiment qu’un avec Ma – l’époque où elle ne pensait pas encore, quand vivre se réduisait à l’impression de se trouver dans un nid chaud et duveteux, du moment que Ma était là. Ma, avec son regard lumineux et son sourire qui vous enveloppait. C’était le temps où elle vénérait Ma, comme tous les enfants vénèrent leur mère. Pour un enfant, une mère n’est-elle pas pareille à Dieu, qui sait tout, voit tout et pardonne tout ? Ma qui attirait à elle les papillons, qui parlait aux roses et les faisait s’épanouir. Ma pouvait tout : dissiper les nuages et faire apparaître le soleil. La déesse Parvati aux quatre bras, sur son trône céleste.
Mais les petites filles grandissent. Elles apprennent à réfléchir et à raisonner, leur horizon s’élargit, leur vision change. Elles vont en classe, elles lisent des livres et des journaux. Leur esprit se libère, l’auréole de la Mère se ternit, deux de ses bras tombent et elle reprend sa véritable dimension, humaine et faillible.
Saroj voyait désormais Ma pour ce qu’elle avait toujours été : une excellente cuisinière, une ménagère méticuleuse, une mère dévouée, une épouse zélée, une hindoue fervente. La mère de famille indienne typique, docile, soumise. Aimante, bonne et forte ; forte au sens où toutes les mères sont fortes pour leurs enfants, tout en étant une figure impuissante, cantonnée à l’arrière-plan, timorée et craintive, sous la férule de Baba. La domination de Baba était absolue, sa volonté faisait loi et personne n’osait désobéir, Ma moins que quiconque.
Ma, accrochée aux étranges coutumes archaïques qu’elle avait rapportées du pays de ses ancêtres, une petite femme silencieuse, engluée dans la tradition, vivant dans un monde situé à des années-lumière de la réalité, avec pour centre le temple de Purushottama, ce musée d’idoles de pierres mortes.
« Puisque je peux parler avec elle, tu le peux aussi, déclara Ganesh. Ce n’est pas si difficile. Ma te connaît mieux que tu le penses. Elle en sait plus sur moi que je l’imaginais. À ton avis, qui m’a dit de ne pas m’inquiéter au sujet de la fille Narayan ? De partir à l’université, de vivre ma vie et de laisser toute cette histoire finir d’elle-même ?
— Ma ? C’est Ma qui te l’a dit ? Tu me fais marcher ! »
Mais Ganesh hochait la tête et ses yeux riaient.
« Je n’arrivais pas à y croire moi-même.
— Moi qui pensais que c’était Ma qui avait mis en route toute cette affaire !
— Non, c’était Baba. Ma a fait mine de l’approuver tant que je ne soulevais pas d’objections. Et puis je me suis confié à elle et elle a complètement viré de bord ; elle m’a dit de ne pas m’inquiéter et que tout finirait par s’arranger.
— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?
— Les grands frères ne racontent pas tout à leurs petites sœurs, vois-tu. Mais maintenant tu es une jeune fille de treize ans et il faut que tu sois au courant des secrets des grandes personnes. Ma a plus d’influence qu’elle n’en a l’air. Elle me soutient et elle te soutiendra et t’aidera si tu lui fais confiance. Elle est très maligne, tu sais. Elle sait comment s’y prendre pour arriver à ses fins. »
Saroj avait besoin d’un peu de temps pour digérer l’information. Elle oublia le fils Ghosh pour méditer sur le cas de Ma. Elle mordit dans un autre samosa, ferma les yeux et ouvrit ses sens pour tenter de déceler Ma à travers ce goût subtil et réfléchir dans le calme. Ce que Ganesh venait de lui dire la surprenait, mais c’était un garçon, après tout, un fils unique bien-aimé. Le fait que Ma prît son parti, qu’elle le soutînt dans tous ses projets, prouvait bien que Saroj voyait juste ! Comme d’habitude, Ganesh se laissait emporter par son imagination.
Oui, Ganesh se trompait. Ma ne pouvait pas, ne voulait pas l’aider. Saroj était une fille et cela faisait toute la différence. C’en était fini de l’enfance ; le temps était venu de grandir, de devenir une jeune-fille-comme-il-faut et Ma s’était liguée avec Baba. Baba qui avait un plan bien établi la concernant.
Depuis toujours, Baba façonnait Saroj afin qu’elle se coule dans le moule de la société hindoue, pour faire d’elle la fille docile et soumise qu’exigeait leur culture, une copie carbone de Ma. Il avait réussi avec Indrani. Indrani était fin prête pour épouser le garçon choisi par lui, et Saroj était la suivante sur la liste. Jusque-là Saroj avait ruminé son hostilité au-dedans et cultivé l’assentiment au-dehors. C’était une question de survie.
Mais maintenant, en pensant au fils Ghosh et à ses dents en avant, un cri jaillit du plus profond d’elle-même, un cri de révolte qui marqua le moment précis de son passage à l’âge adulte : Non ! Je ne veux pas !
Terminés, les hochements de tête soumis par-devant et les grincements de dents par-derrière. Elle savait avec une certitude qui l’emplissait tout entière et lui communiquait une force joyeuse, jubilatoire, qu’elle n’accepterait pas, non, non, trois fois non, un destin tracé par Baba.
« Le caractère fait le destin, dit-elle tout haut.
— Quoi ? demanda Ganesh.
— Le caractère fait le destin », répéta-t-elle en éclatant d’un rire nerveux et, du coup, Ganesh cessa de sourire pour la considérer avec attention. Jusqu’à présent, c’était la culture plutôt que le caractère qui avait dicté le destin de sa famille. La culture avait façonné le caractère pour qu’il s’accorde avec ses diktats, si bien que culture, caractère et destin étaient entremêlés, entrelacés, enchevêtrés selon une trame prévisible et préétablie.
Saroj était le seul fil libre de cette trame. C’était son tour de s’insérer dans le motif, selon ce qui était prévu.
Mais elle ne se laisserait pas insérer.
Et cela signifiait se dépouiller de tout ce que son éducation lui avait appris à être. Il lui faudrait débarrasser son âme de toute influence de l’Inde, renier la culture léguée par ses parents.