Le conducteur du 4 x 4 Humvee serra le volant à s’en faire blanchir les phalanges puis écrasa la pédale d’accélérateur. Le puissant moteur rugit et le véhicule s’engagea sur l’asphalte criblé de trous d’obus.
Installés sur la banquette arrière, les deux passagers regardaient défiler l’Irak ravagé par la guerre. Des étendues de sable jonchées de détritus. Des carcasses de véhicules calcinées. Des bâtiments constellés d’impacts de balles. Des enfants émaciés furetant parmi les gravats.
La plus jeune des deux personnalités, une attachée diplomatique aux cheveux blonds coupés au carré, était pâle comme un linge. À ses côtés, l’ambassadeur américain fraîchement nommé, un homme au teint mat, aux pommettes saillantes et aux yeux noirs et perçants, affichait un visage impassible. Seuls les doigts de sa main droite, profondément enfoncés dans le cuir de la banquette, trahissaient un état d’extrême tension.
Justin, le garde du corps qui occupait le siège passager avant, connaissait par cœur la route Irish, ces douze kilomètres reliant l’aéroport international de Bagdad à la zone verte, le secteur sécurisé qui abritait le Parlement, les services du gouvernement irakien et l’ambassade des États-Unis. C’était sans doute la route la plus dangereuse du monde, un terrain de jeu idéal pour les insurgés irakiens.
Aujourd’hui, les enjeux sont plus importants que jamais, pensa-t-il en calant son pistolet-mitrailleur MP5 sur ses genoux. En règle générale, l’état-major américain procédait au transfert des hautes personnalités par hélicoptère, mais l’annonce d’une tempête de sable avait cloué tous les appareils au sol.
Trois Humvee équipés de mitrailleuses lourdes M2 et de lance-grenades MK19 encadraient le véhicule des diplomates, un à l’avant, deux à l’arrière. Le convoi approchait d’une portion de route passant sous une autoroute à quatre voies. Justin se raidit. C’était l’endroit parfait pour une embuscade. Les lieux avaient été déminés par une équipe du génie au cours de la nuit, mais ces inspections n’étaient pas infaillibles. Il glissa une main dans la poche de sa veste et serra le talisman qui ne le quittait jamais : un porte-clés constitué d’un anneau, d’une chaînette et d’une photo de son fils sous inclusion plastique.
Justin examina le pont à la recherche d’éventuels guetteurs, ces individus qui, à l’aide d’un simple téléphone mobile, pouvaient déclencher à distance l’explosion d’une voiture piégée, signaler à un kamikaze l’arrivée de sa cible ou déclencher un tir de mortier.
Lorsque le convoi eut franchi le passage couvert, le conducteur poussa un soupir de soulagement. Justin, lui, ne relâcha pas son attention. Il balaya du regard la maigre végétation du terre-plein central, le bloc d’immeubles au sud, le pont qui enjambait la route droit devant, formant un second passage couvert, et les rampes d’accès de l’échangeur tout proche.
Soudain, le trafic ralentit.
— Je n’aime pas ça, murmura le chauffeur.
Deux cents mètres plus loin, les véhicules étaient immobilisés.
— Tango Un à Tango Quatre, carambolage droit devant, crachota la radio HF.
Embarqué dans le véhicule de queue, le leader du détachement répondit :
— Tango Quatre à Tango Un. Empruntez le terre-plein central.
Alors que le Humvee de tête quittait la chaussée, Justin remarqua une charogne sur le bas-côté, un chien dont l’abdomen était gonflé à craquer.
Puis il aperçut un homme posté sur le pont, un téléphone mobile vissé à l’oreille. Il se pencha aussitôt sur la gauche, bouscula le chauffeur, saisit le volant et le braqua sur la droite. Une fraction de seconde plus tard, la charge dissimulée dans le corps de l’animal détona. Le Humvee de tête fut instantanément englouti par une énorme boule de feu.
L’onde de choc secoua le véhicule des diplomates puis un rideau de flammes balaya l’asphalte. L’attachée de presse lâcha un hurlement d’épouvante. Du coin de l’œil, le garde du corps distingua l’éclair blanc caractéristique produit par la mise à feu d’une roquette depuis le bloc d’habitations le plus proche.
— Mets la gomme ! hurla-t-il à l’adresse du chauffeur.
Ce dernier écrasa la pédale d’accélérateur. Le Humvee bondit en avant dans un rugissement de moteur, et ses occupants furent plaqués à leur siège. Mais il était trop tard. La roquette frappa l’arrière du véhicule qui, malgré ses deux tonnes et demie, bondit dans les airs comme un jouet d’enfant avant d’atterrir sur le flanc, côté conducteur. La cabine se remplit d’une fumée âcre où se mêlaient vapeurs de diesel et émanations de peinture en combustion.
Les tympans douloureux, Justin se pencha vers le conducteur et constata que son crâne avait heurté violemment le pare-brise, provoquant une blessure ouverte à laquelle il n’avait pu survivre. Lorsqu’il eut retrouvé le sens de l’orientation, il détacha son harnais puis se tourna vers la banquette arrière. Le visage de la jeune femme était ensanglanté. Il saisit son poignet et chercha vainement son pouls. L’ambassadeur, lui, gardait les yeux entrouverts. Il était hébété, mais semblait sain et sauf. Il fallait agir au plus vite, car le blindage léger du Humvee ne supporterait pas un second impact direct.
— Monsieur, vous êtes conscient ?
Le diplomate hocha la tête.
— Nous devons quitter ce véhicule immédiatement, expliqua Justin en ôtant le harnais de l’ambassadeur.
Sur ces mots, il tenta d’ouvrir la portière côté passager, mais il eut beau pousser de toutes ses forces, elle ne bougea pas d’un millimètre.
— Le choc a déformé la structure, expliqua-t-il en saisissant son MP5. Je vais devoir employer une autre méthode.
Lors de la préparation de la mission de protection, il avait exigé que le Humvee soit équipé d’un pare-brise particulier conçu pour résister aux impacts extérieurs, mais destructible de l’intérieur afin de ménager une issue de secours.
— Couvrez-vous le visage, ordonna-t-il.
Il visa un angle du pare-brise et lâcha une rafale, ouvrant une brèche qu’il élargit à coups de talon avant de se glisser hors du véhicule.
À l’extérieur, la fusillade faisait rage. Les grenades répondaient aux tirs de mitrailleuse lourde et aux obus de mortier. L’atmosphère chargée de sable et d’effluves de carburant était irrespirable. Les balles sifflaient dans toutes les directions.
Justin aida l’ambassadeur à s’extraire de la voiture puis l’installa derrière le châssis, à l’abri des tirs ennemis.
— Hayley… gémit le diplomate. Elle est toujours à l’intérieur.
Le garde du corps secoua tristement la tête.
— Elle n’a pas survécu, monsieur. Mais Tango Quatre va venir à notre secours. Il procédera à un tir de couverture en direction des insurgés pendant que nous grimperons à son bord.
Le quatrième Humvee roulait dans leur direction lorsqu’une berline blanche s’en approcha à grande vitesse, zigzaguant entre les voitures immobilisées sur la chaussée. Avant que le conducteur du Humvee n’ait pu effectuer la moindre manœuvre d’évitement, elle se porta à sa hauteur et explosa, pulvérisant instantanément Tango Quatre et son équipage, ainsi que plusieurs voitures qui se trouvaient à proximité.
Justin savait désormais que cette attaque impliquant engins explosifs, lance-roquettes et véhicules piégés avait été soigneusement planifiée et coordonnée. À l’évidence, les rebelles connaissaient parfaitement la feuille de route du convoi. L’ambassadeur était leur cible principale.
La mission initiale étant compromise, Justin décida de s’écarter du protocole.
— Il faut qu’on bouge. Vous pouvez courir ?
— J’ai remporté le 400 mètres, quand j’étais à UCLA1, répondit le diplomate.
— Parfait. Restez près de moi et respectez mes consignes à la lettre. Tango Trois nous couvrira. Nous allons nous réfugier sous le pont, compris ?
Il lâcha une rafale de couverture puis escorta l’ambassadeur en faisant rempart de son corps. Une volée de balles siffla au-dessus de leurs têtes, et une seconde roquette pulvérisa l’épave de leur Humvee. Justin et son protégé furent plaqués au sol par l’effet de souffle.
Dopé par l’adrénaline, le garde du corps se redressa d’un bond et saisit le diplomate par le col de la veste. Ils sprintèrent sur une vingtaine de mètres et s’abritèrent derrière une BMW immobilisée à droite de la chaussée.
Les rares civils irakiens qui n’avaient pas trouvé refuge sous le pont se terraient dans leurs véhicules. Justin savait qu’il s’agissait d’automobilistes innocents, mais il redoutait qu’un tireur embusqué ne se trouve parmi eux.
Il jeta un coup d’œil au-dessus du capot et remarqua un crossover noir en mouvement sur la bretelle d’accès la plus proche. Derrière la vitre baissée, le passager avant brandissait un fusil d’assaut.
Une grêle de balles s’abattit sur la BMW, faisant voler le pare-brise en éclats. Constatant que plusieurs projectiles avaient traversé la carrosserie de part en part, Justin plaqua l’ambassadeur au sol.
Le mitrailleur de Tango Trois, qui concentrait jusqu’alors ses tirs sur le bâtiment d’où les roquettes avaient été tirées, prit le crossover pour cible, le contraignant à interrompre son assaut.
— On ne peut pas rester ici une seconde de plus, gronda Justin en libérant le diplomate.
Progressant jambes fléchies, ils se faufilèrent entre les véhicules en direction du pont au mépris des balles qui sifflaient dans leur sillage. Dès qu’ils se trouvèrent à l’abri, le garde du corps repéra une Mercedes-Benz gris métallisé abandonnée à la sortie du passage, au-delà du carambolage. L’écho d’un pistolet-mitrailleur souleva un concert de hurlements épouvantés qui résonnèrent contre la voûte du pont.
— Ils nous ont pris en chasse, haleta l’ambassadeur.
Justin s’intercala entre son protégé et les poursuivants qui venaient de débouler sous le pont puis il lâcha plusieurs volées de balles tout en progressant à reculons.
Ils avaient presque atteint la Mercedes quand le diplomate se figea.
— Avancez, bon sang, le pressa le garde du corps.
En se retournant, il découvrit le jeune homme qui leur bloquait le passage. Le visage masqué par un keffieh rouge et blanc, il braquait un fusil d’assaut AK-47 sur l’ambassadeur.
Moins d’une seconde s’écoula avant qu’il n’ouvre le feu.
Mais Justin, d’un solide coup d’épaule, avait déjà écarté le diplomate de la ligne de mire du tueur. La rafale le frappa en plein torse, le projetant trois mètres en arrière.
Le rebelle avança et planta le canon de son arme sur le front du diplomate. Le garde du corps s’était sacrifié en vain.
— Meurs, chien d’infidèle, lâcha le jeune homme.
L’ambassadeur ferma les yeux. Tout était perdu.
C’est à cet instant que Justin reprit connaissance.
Son gilet pare-balles avait intercepté la plupart des projectiles, mais le choc violent qu’il venait d’encaisser l’avait contraint à lâcher son MP5. D’une main tremblante, il dégaina son SIG Sauer P228 et, d’une seule balle, mit l’insurgé hors d’état de nuire.
S’étant assuré que sa cible ne constituait plus aucun danger, il se redressa péniblement. Ses membres étaient pesants. Il avait un goût de cuivre dans la bouche.
— Vous êtes vivant ! s’exclama l’ambassadeur.
En silence, Justin tituba vers la Mercedes, ouvrit la portière côté conducteur et constata que son propriétaire, qui avait fui les lieux en proie à la plus extrême panique, avait laissé les clés sur le contact.
— Grimpez là-dedans et baissez la tête, dit-il, le souffle court.
Au moment où il tournait la clé, une rafale pulvérisa la lunette arrière. Il enfonça la pédale d’accélérateur et la Mercedes bondit sur la route Irish. Plusieurs combattants postés sur le pont ouvrirent le feu. Justin prit de la vitesse tout en effectuant des zigzags afin de désorienter les tireurs et d’éviter les nids-de-poule, puis les détonations se firent plus lointaines.
— Bon sang, vous êtes blessé, s’alarma l’ambassadeur, constatant que le siège conducteur était maculé de sang.
Justin resta muet. Il était déterminé à mener sa mission à son terme, et il redoutait que le moindre effort superflu ne lui fasse perdre connaissance. Quelques kilomètres plus loin, il ralentit à l’approche du mur criblé de balles qui séparait la zone verte du reste de Bagdad. Les sentinelles postées au premier checkpoint ignoraient que le nouvel ambassadeur des États-Unis se trouvait à bord de la Mercedes. Échaudés par les innombrables attaques terroristes dont ils avaient fait l’objet, ils n’hésiteraient pas à tirer les premiers. Justin pila à dix mètres de la barrière, descendit de la voiture et tituba vers le poste de sécurité. La tête lui tournait. Sa tenue de combat était gorgée de sang.
— Nous devons vous conduire immédiatement à l’hôpital, insista l’ambassadeur en le prenant par le bras.
Mais Justin n’entendait plus rien. Son taux d’adrénaline avait chuté, et la douleur se faisait plus vive à chaque pas.
— Il est trop tard, grimaça-t-il.
Des soldats des Nations unies quittèrent l’enceinte de protection pour former autour d’eux un cordon de protection.
— Vous êtes en sécurité, monsieur, dit Justin avant de s’effondrer aux pieds du diplomate, un porte-clés ensanglanté dans la main droite.
1. Université de Californie à Los Angeles (NdT).