La tradition centralisatrice de l’Etat français, qui a traversé les siècles en gagnant peu à peu le pouvoir économique et politique, la connaissance, les échanges et finalement l’ensemble de l’organisation sociale de notre pays, ne pouvait que faire son miel de la tendance historique à la concentration de l’énergie, dont l’uranium ne représente finalement que l’étape ultime, après celles du charbon, du gaz naturel et du pétrole. Il n’est donc pas étonnant que l’énergie nucléaire ait trouvé un terrain de prédilection dans le pays qui fut aussi le berceau de la découverte de la radioactivité, à la fin du XIXe siècle, par Henri Becquerel et Marie Curie. La création du Commissariat à l’énergie atomique le 18 octobre 1945, quelques mois après les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, fut l’un des premiers actes du Gouvernement provisoire de la République française dirigé par le général de Gaulle. Elle suivait de peu celle de l’Ena, autre instrument symbolique du centralisme jacobin de notre pays.
Pendant ses cinq premières années d’existence, le CEA fut dirigé par Frédéric Joliot-Curie, gendre de Marie Curie mais aussi membre du Comité central du Parti communiste français. C’est dire la force du pacte scellé sur l’autel de la reconstruction entre les deux vainqueurs officiels de la guerre, pourtant idéologiquement opposés. Les gigantesques besoins d’énergie et de matières premières, mais aussi l’existence d’une main-d’œuvre prête à travailler d’arrache-pied pour reconstruire le pays dévasté par plus de cinq années de conflit armé, offraient une double opportunité pour sceller un tel pacte historique. Mis sur la touche en 1945, lorsque Roosevelt, Staline et Churchill réunis à Yalta s’étaient partagé l’Europe, de Gaulle y voyait le moyen de prendre sa revanche en dotant la France de sa propre bombe atomique, instrument de la toute-puissance militaire élevé au rang de symbole de l’indépendance nationale. Le PCF, lui, a saisi l’opportunité d’engager une réindustrialisation “à la soviétique”, fondée sur la nationalisation des grandes entreprises de tous les secteurs stratégiques, en offrant à travers ces nouveaux champions une vitrine sociale devant servir de modèle à l’ensemble de la société.
Le mouvement de nationalisation avait été amorcé avant la guerre par le Front populaire dans les transports, avec la création d’Air France en 1933 et de la SNCF en 1938. La nationalisation du secteur de l’énergie allait être encore bien plus forte ! Non seulement elle concerne la presque totalité des moyens de production, d’acheminement et de distribution, mais elle est aussi assortie de deux principes réciproques : celui de “spécialité”, qui veut que chaque entreprise nationale ne puisse exercer qu’un seul métier, et celui de “monopole”, qui veut que chaque filière ne puisse être dévolue qu’à une seule entreprise nationale. Ainsi furent créées au printemps 1946 les entreprises nationales EDF et GDF, puis Charbonnages de France. Seuls quelques centaines de petits producteurs hydrauliques et quelques dizaines de régies municipales de distribution d’électricité ou de gaz ont survécu à cette tornade centralisatrice – et peinent encore plus aujourd’hui à se maintenir en vie.
L’allié de choix de cet attelage aussi improbable que solide entre de Gaulle et le PCF fut le Corps des mines, l’une des organisations les plus fermées des grands ingénieurs de l’Etat, fondé en 1794 et renforcé par Napoléon en 1810. Il sut profiter de ces créations et nationalisations pour s’installer durablement à proximité immédiate des manettes du pouvoir dans la haute administration, les cabinets ministériels et à la direction des grandes entreprises, publiques ou privées. De là, hors de tout débat démocratique et abritée derrière un statut protecteur unique au monde, qui la préserve de tout risque de remise en cause, cette crème des ingénieurs sortis dans les premiers rangs de Polytechnique a profondément imprimé sa marque sur le paysage énergétique de la France. Les membres du Corps des mines, les “corpsards” comme ils s’appellent eux-mêmes, s’en considèrent toujours les gardiens, convaincus d’être les seuls dépositaires de toute légitimité à prendre des décisions dans le secteur de l’énergie.
Profitant en 1974 d’une situation politique incertaine créée par l’agonie du président de la République Georges Pompidou, et alliés à quelques intérêts privés solidement représentés à l’époque à la tête de l’Etat, ce sont eux qui ont imposé à la France entière le choix du nucléaire, en balayant toutes les alternatives d’un revers de main et en veillant depuis à interdire à toute autre filière d’émerger. Esprits brillants et cerveaux agiles, ces éternels premiers de la classe se permettent pourtant quelques petits arrangements avec la réalité pour mieux convaincre les décideurs politiques d’approuver leurs propres choix. Il est éclairant, même si c’est un peu technique, d’en décrypter quelques-uns parmi les plus révélateurs.
Le premier de ces arrangements est celui du “taux d’indépendance énergétique de la France”, qui, nous proclame-t-on depuis plus de trente ans, serait d’au moins 50 % grâce au nucléaire : sur deux kilowattheures consommés, un serait produit grâce aux ressources énergétiques de notre pays. Impressionnant mais totalement faux !
Pour arriver à ce chiffre, il a fallu inventer une notion bien étrange, méconnue au-delà de nos frontières, celle d’“électricité primaire”. Le dictionnaire nous apprend qu’une source d’énergie primaire est une forme d’énergie disponible dans la nature avant toute transformation : le pétrole brut, le bois, le vent ou le minerai d’uranium correspondent à cette définition. Mais l’électricité ? Il n’existe pas de mines ou de gisements d’électricité, on ne la trouve pas telle quelle dans la nature, sauf peut-être dans les éclairs des jours d’orage mais, entre la puissance phénoménale qu’ils dégagent et l’impossibilité de les prévoir, on n’est pas près de savoir en capter l’énergie.
Alors l’“électricité primaire”, qu’est-ce que c’est ? Selon la définition officielle donnée par l’INSEE, “l’électricité primaire est l’électricité d’origine nucléaire, hydraulique, éolienne, solaire, photovoltaïque et géothermique”. Péremptoire et pas très argumenté ! On comprend bien pour les cinq derniers : la production d’électricité est directe. Mais pourquoi le nucléaire et non le gaz, le charbon ou le pétrole ? Pourtant, ces quatre sources ont en commun qu’on ne peut récupérer sous forme d’électricité qu’une fraction minoritaire de la vapeur produite par la réaction de fission dans un cas, de combustion dans les autres. C’est ce que nous disent les lois de la thermodynamique1.
Le Commissariat général au développement durable précise de son côté que “la convention internationale […] veut que l’électricité d’origine nucléaire soit comptabilisée pour la chaleur produite par la réaction, chaleur dont les deux tiers sont perdus lors de la conversion en énergie électrique”. Donc l’électricité nucléaire, dont le rendement entre énergie primaire (la chaleur dégagée par l’uranium) et finale (l’électricité vendue aux consommateurs ultimes) est encore moins bon que celui des énergies fossiles, bénéficie d’un traitement de faveur qui consiste à compter la chaleur perdue comme de l’électricité ! Or cette chaleur perdue n’est pas anecdotique : elle représente en France de l’ordre de 900 milliards de kilowattheures, soit presque autant que toute la chaleur nécessaire au chauffage de tous les bâtiments de France : logements, bureaux, équipements publics…
Calculé en ne prenant en compte que la fraction utile de l’énergie nucléaire, le taux d’indépendance de la France dégringole alors de 50 % à 30 %, dont les deux tiers sont imputables au nucléaire, le reste provenant des énergies renouvelables thermiques (bois) et électriques (hydraulique et éolien principalement). Mais nous ne sommes pas au bout du trompe-l’œil !