Depuis le premier choc pétrolier, en octobre 1973, les deux mots “crise” et “énergie” sont largement associés dans l’inconscient collectif des pays industrialisés. La multiplication par 4 du prix du pétrole du jour au lendemain avait alors entraîné des bouleversements dans tous les secteurs de la société, affectant chacun dans sa vie quotidienne et marquant durablement les esprits : récession économique, inflation hors de contrôle, chômage de masse ont été les maîtres mots de la décennie qui a suivi.
En 1972, le rapport au Club de Rome intitulé Halte à la croissance ? avait déjà tenté d’alerter l’opinion publique mondiale sur les limites de la planète. Et, en mai 1973, quelques mois avant le choc pétrolier, le penseur Ivan Illich pointait toute l’ambiguïté de l’association des mots “crise” et “énergie” : “Aujourd’hui il est devenu inévitable de parler d’une « crise de l’énergie » qui nous menace. Cet euphémisme cache une contradiction et consacre une illusion. Il masque la contradiction inhérente au fait de vouloir atteindre à la fois un état social fondé sur l’équité et un niveau toujours plus élevé de croissance industrielle1.”
Ces messages, lancés par une poignée de visionnaires, n’ont guère été entendus dans une société d’abondance et d’apparente prospérité, plongée à corps perdu dans l’ivresse de la consommation. Certes, la puissance du “séisme pétrolier” a imposé aux gouvernants de l’époque de prendre des décisions devant l’urgence de la situation – pour le meilleur et pour le pire, comme nous le verrons plus loin. Mais ce qui aurait pu être l’occasion d’un questionnement en profondeur de notre modèle de développement a fait long feu.
Malgré quelques soubresauts tels que la crise iranienne (1979), les marées noires de l’Amoco Cadiz (1978) et de l’Exxon Valdez (1989) ou les accidents nucléaires de Three Miles Island (1979) et de Tchernobyl (1986), les affaires ont redémarré, bon an mal an, comme si de rien n’était. Les prix du litre d’essence et du kilowattheure* électrique ont continué à baisser en valeur relative. En France, entre contre-chocs pétroliers et montée en puissance du parc nucléaire, l’énergie, dont la consommation est repartie de plus belle, est peu à peu sortie des préoccupations quotidiennes des citoyens comme des décideurs. La douce torpeur de l’ébriété énergétique nous a alors peu à peu envahis, et nous nous sommes autorisé toutes sortes de comportements aberrants : tout cela n’était-il pas bel et bien bon pour le pouvoir d’achat ?
Seule une minorité de l’humanité est plongée dans cette ébriété. L’accès à l’énergie, besoin vital, est marqué par une profonde inégalité entre pays riches, qui ne représentent 20 % de la population mondiale mais s’octroient 80 % de l’énergie commercialisée, et pays pauvres, dont les habitants n’ont souvent pas d’autre solution que de massacrer l’environnement pour satisfaire leurs besoins de base. La crise du bois de feu pour la cuisine en Afrique subsaharienne et la désertification qui en découle n’en sont qu’un exemple.
Cette inégalité se propage aujourd’hui à l’intérieur même des pays dits “développés”, où la précarité énergétique se répand comme un fléau, touchant plusieurs millions de ménages en France : ce seront les premières victimes des futurs chocs énergétiques.
Sortie depuis des décennies de nos esprits par la grande porte de l’insouciance, l’énergie s’invite à nouveau dans nos vies par les multiples fenêtres de l’actualité : hausse des prix des carburants, du gaz et de l’électricité préfigurant de futures pénuries, constats toujours plus accablants de l’avancée des changements climatiques, choc de la catastrophe de Fukushima…
Répondre à cette question revêt une importance vitale : la profondeur des enjeux et le peu de temps disponible pour espérer nous en sortir sans trop de dégâts ne nous laissent pas le droit à l’erreur.
Mais avant de commencer à chercher les solutions adéquates, il faut être certain de bien comprendre les risques auxquels nous devons faire face, dans leur diversité et leurs interactions. Il nous faut aussi prendre garde à ne pas nous laisser berner par les fausses solutions que les recettes du passé nous susurrent à l’oreille : fondées sur des mythes, des tricheries et parfois des mensonges, elles ont largement contribué à nous mener dans les impasses où nous sommes aujourd’hui engagés.
1 Introduction à Energie et équité, première édition en français dans Le Monde, 5-7 juin 1973, puis éditions du Seuil, Paris, 1973.