J’ai participé en 1948 à une étonnante aventure, la rédaction et la signature par cinquante-huit pays, sous l’égide de l’Onu, de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, le mot “Terre” n’y figure pas !
A cette époque, au sortir d’années de guerre et de privations, nous ne nous sommes pas aperçus que les droits humains ne valaient que si l’on avait en même temps des devoirs envers la Terre. Du coup, la croissance économique et la prospérité des cinq décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale se sont accompagnées d’une exploitation sans retenue de nos ressources naturelles.
Or, notre planète – la seule dont nous disposons – n’est pas illimitée.
Déjà en 1931, le poète Paul Valéry écrivait : “Le temps du monde fini commence !” Et il y a quarante ans, en 1972, un rapport du Club de Rome nous alertait de façon prémonitoire sur “les limites de la croissance”.
Aujourd’hui, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour nous confirmer que les limites physiques à l’exploitation de la biosphère sont maintenant largement dépassées : les matières premières se tarissent, les réserves pétrolières amorcent leur décroissance, la mer se vide de ses poissons, l’air se modifie, et avec lui le climat. Et l’accès à l’eau, si on n’agit pas très vite pour son partage, sera demain une source de conflits majeurs.
L’enjeu écologique est donc vital. Il nous demandera une réelle transformation, une “métamorphose”, comme nous y invite Edgar Morin dans son dernier ouvrage, La Voie. Pour y parvenir, les idées et les propositions sur l’énergie développées par les experts réunis au sein de l’association négaWatt montrent justement un chemin possible, une “Voie” à la fois réaliste et désirable.
Mon intérêt pour les travaux initiés par négaWatt ne date pas d’hier. J’ai eu en effet l’occasion de prendre connaissance des tout premiers travaux de l’association, dès 2002, lorsque, avec mes amis de la fondation “Un monde par tous”, nous avons alors, parmi les premiers, aidé l’association négaWatt à se développer et à élaborer son premier scénario énergétique.
La démarche initiée par négaWatt sur l’énergie répond à la fois à l’urgence d’agir et à un impératif de partage. Urgence d’agir car c’est dans la décennie qui vient que se jouera, pour une grande part, le climat à venir. Impératif de partage, car nous ne pourrons pas vivre à près de 10 milliards d’habitants sur notre planète sans un partage équitable des ressources naturelles, en bousculant l’ordre actuel du monde, ou plutôt ce que le philosophe Emmanuel Mounier appelait “le désordre établi”.
Pour cela, il nous faudra réinventer la gouvernance mondiale, comme nous avons pu en 1945 l’initier avec la création de l’Onu. J’en appelle pour ma part à la création d’une Organisation mondiale de l’environnement, dont les prérogatives seraient supérieures aux institutions économiques et financières comme l’OMC et le FMI.
Et aux droits humains fondamentaux, il faudra ajouter les “droits de la Terre”, c’est-à-dire nos devoirs envers la biosphère et envers les générations futures, afin de leur laisser une planète tout simplement viable. Pour cela, il nous faudra de la volonté politique, bien sûr, mais aussi de la créativité pour imaginer un avenir plus solidaire, moins lié aux intérêts égoïstes et aux puissances d’argent.
De la volonté et de la créativité, les experts qui fondent les travaux prospectifs de négaWatt n’en manquent pas. Certes, ils n’ont aucun moyen puissant à leur service, mais cette faiblesse est aussi leur force : ils sont des experts et professionnels reconnus de longue date, mais aussi de simples citoyens, véritablement indépendants, capables de mobiliser et n’ayant d’autre ambition que de participer, là où ils sont, à l’indispensable transition énergétique, amorçant ainsi la “métamorphose” individuelle et collective qui doit être notre horizon.
STÉPHANE HESSEL