La fin des fossiles faciles

 

Si le bouleversement du climat n’est pas pris en compte avec l’urgence nécessaire, le même déni de réalité se retrouve sur d’autres questions vitales ayant trait à l’énergie, comme l’épuisement des ressources fossiles. Bien sûr, nous n’en sommes pas encore à voir l’ultime baril de pétrole ou le dernier mètre cube de gaz sortir des entrailles de la Terre. Mais nous nous rapprochons à grande vitesse de la raréfaction des gisements accessibles à un coût économiquement supportable, ce que l’on appelle le “pic de production pétrolière” et sa variante, le “pic gazier”.

Le terme de peak oil est apparu vers 1950, lorsque le géologue américain Marion King Hubbert a annoncé que la production de pétrole sur le sol des Etats-Unis allait commencer à diminuer vingt ans plus tard sans qu’il soit possible d’empêcher ce phénomène. Ce pronostic s’est avéré d’une exactitude étonnante, au point que l’on parle maintenant de “pic de Hubbert” pour désigner le moment où l’extraction d’un minerai ou d’une matière fossile d’un gisement atteint son maximum à l’issue d’une phase d’augmentation, avant d’entrer dans une phase inéluctable de décroissance nommée “déplétion”.

Au début des années 2000, un réseau informel d’experts, la plupart retraités de l’industrie pétrolière et donc délivrés de leur obligation de réserve, s’est structuré sous le nom d’Aspo1 et a commencé à publier des analyses fondées sur des informations jusque-là tenues secrètes par leurs anciens employeurs.

En extrapolant la méthode mise au point par Hubbert aux gisements mondiaux de pétrole et de gaz naturel, et en croisant les résultats avec les données auxquelles leur ancienne position stratégique leur donne accès, les experts de l’Aspo concluent dans leurs publications les plus récentes que le pic mondial de production pétrolière est désormais derrière nous : il a été atteint entre 2004 et 2008. On sait que le peak oil a déjà été dépassé pour les gisements de la mer du Nord, de Chine, du Mexique, du Venezuela, d’Indonésie, de Russie, de Syrie, de Libye, du Nigeria et du Qatar. Seuls les champs pétrolifères du Moyen-Orient et de la mer Caspienne y échappent encore. Mais pour combien de temps ?

Les experts de l’Aspo estiment que le prix des carburants aura tellement augmenté d’ici une dizaine d’années que même les classes moyennes des pays développés ne pourront plus se permettre d’utiliser leur automobile qu’en cas d’urgence. Ils s’alarment du silence des autorités politiques quant à la nécessité absolue d’anticiper les violents chocs économiques et sociaux qui ne manqueront pas de se produire.

Ecoutons ces scientifiques de haut niveau qui n’ont rien à voir avec des idéologues exaltés : “Il n’y a pas d’autre solution à long terme que de réduire notre consommation d’énergie. Il ne s’agit pas simplement d’utiliser des bicyclettes, mais de réorganiser radicalement la société, et il n’y a aucune raison de penser que cela se fasse tout seul. Le pétrole a dominé le XXe siècle, la pénurie de pétrole dominera le XXIe siècle. Tel est le tic-tac de la bombe cachée sous le siège du système capitaliste mondial.”

Moins médiatisé mais tout aussi inquiétant, le pic gazier suit de peu le pic pétrolier : il a déjà eu lieu aux Etats-Unis entre 2001 et 2007, et en mer du Nord probablement en 2010. La concentration des réserves mondiales de gaz dans un petit nombre de pays est un sujet de préoccupation supplémentaire : trois Etats peu réputés pour leurs penchants démocratiques – la Russie, le Qatar et l’Iran – en détiennent en effet à eux seuls les deux tiers.

Quelques dizaines d’années tout au plus nous séparent de la fin des “fossiles faciles”. Ce délai déjà très court est appelé à se réduire avec l’augmentation continue de la demande d’énergie, notamment de la part des pays émergents. Les réserves annoncées par les Etats et les compagnies pétrolières ayant été très probablement surévaluées pour des raisons stratégiques, il devrait se raccourcir encore…

“Les progrès de la science et de la technologie nous sortiront bien de là”, répètent en boucle quelques optimistes impénitents. Ceux qui les croient encore peuvent hélas s’attendre à de sévères désillusions.

Le charbon, dont les réserves prouvées sont nettement supérieures à celles du pétrole et du gaz, serait-il la solution miracle ? La piste du “charbon propre” grâce à la capture et à la séquestration à long terme du carbone émis lors de sa combustion est un mythe aussi dangereux que coûteux. Sa transformation en carburant liquide (le “CtL”, littéralement Coal-to-Liquid) a un rendement énergétique tellement faible et un coût si élevé que cela ne ferait qu’empirer les choses.

Les gisements de “pétrole non conventionnel” de l’Alberta, de l’Alaska ou du Venezuela ? Il faut consommer presque autant d’énergie pour extraire ce pétrole que celle que l’on peut espérer en tirer2. Ils ne pourraient donc, au mieux, que retarder le pic pétrolier d’une dizaine d’années.

Les gaz de schistes qui ont soudain défrayé la chronique en France en 2010 ? La seule méthode d’extraction aujourd’hui disponible pour ces gaz prisonniers de certaines roches à grande profondeur consiste à injecter dans le sous-sol de l’eau à haute pression contenant une multitude de produits chimiques pour fracturer la roche, au risque de polluer définitivement les nappes phréatiques. Une technologie d’apprenti sorcier totalement irresponsable.

Loin de ces échappatoires, il faut se rendre à l’évidence : quelle que soit la date exacte des pics de production de pétrole et de gaz, nous nous approchons inéluctablement d’une grave pénurie. Elle sera d’autant plus dure à supporter que nous aurons tardé à engager la nécessaire cure de désintoxication de nos sociétés sujettes à une redoutable addiction aux énergies fossiles.

De plus, les produits issus du pétrole n’ont pas que des usages énergétiques. Ils sont aussi utilisés pour la pétrochimie et les matières plastiques. Leur remplacement par des molécules synthétiques aux qualités équivalentes sera difficile et coûteux, pour autant que l’on puisse les fabriquer demain. Plutôt que le brûler en émettant toujours plus de gaz à effet de serre, nous devons donc gérer avec parcimonie ce patrimoine irremplaçable que la nature a mis plusieurs centaines de millions d’années à fabriquer pour nous – gratuitement ! La préservation de l’avenir impose de réserver le pétrole aux seuls usages pour lesquels nous n’avons pas, aujourd’hui, d’autres solutions simples disponibles, la combustion étant la pire utilisation possible.

Ainsi, la menace des changements climatiques et celle des pics pétrolier et gazier se rejoignent pour nous presser de sortir aussi rapidement que possible de notre dépendance aux hydrocarbures fossiles, sans attendre leur disparition. L’âge de pierre ne s’est pas terminé faute de pierres, mais parce que des techniques concurrentes, plus performantes et mieux adaptées aux besoins de nos lointains ancêtres, sont arrivées à maturité. Il en va de même pour les énergies fossiles.


1 Association for the Study of Peak Oil & Gas.

2 Consommer un baril de pétrole pour obtenir un baril, les géniaux Shadocks ne sont pas très loin !