L’atome à vau-l’eau

 

Certains voient dans l’urgence d’abandonner les combustibles fossiles une nouvelle chance pour le nucléaire, dont le poids dans le paysage énergétique et l’omniprésence dans le débat public sont des spécificités très françaises. Il est vrai que la production d’électricité nucléaire n’émet pas de gaz à effet de serre, ou plus exactement assez peu si l’on prend en compte l’ensemble du cycle de vie, de l’extraction du minerai au stockage des déchets. Mais l’atome est-il pour autant paré de toutes les vertus ?

Notons d’abord que l’énergie atomique a, elle aussi, recours à une matière première, l’uranium, qui se trouve en quantité limitée dans le sous-sol et dont les gisements exploitables sont concentrés dans un nombre réduit de pays : le Kazakhstan, le Canada, l’Australie, la Namibie, la Russie et le Niger. Alors que le nucléaire fournit aujourd’hui moins de 5 % de l’approvisionnement énergétique mondial, soit une part inférieure à celle de l’électricité hydraulique (6 %), les réserves prouvées d’uranium correspondent à moins de cinquante ans de consommation actuelle : le même ordre de grandeur que le pétrole qui, lui, représente 35 % de l’approvisionnement.

On tente depuis des dizaines d’années d’augmenter ce potentiel par de très coûteux efforts de recherche, notamment à travers ce que l’on appelle la “génération IV”. Ce terme regroupe plusieurs voies de recherche très différentes, parmi lesquels les réacteurs à neutrons rapides dits “surgénérateurs”, que la France avait expérimentés à Creys-Malville avant d’en abandonner l’exploitation en 1998. Les autres pistes, toutes à un stade purement théorique aujourd’hui, conduisent finalement aux mêmes impasses que les réacteurs actuels : ressources limitées, problèmes de sûreté, déchets extrêmement dangereux à gérer sur le très long terme, risque de prolifération…

En supposant même que les études concluent à la possibilité de maîtriser les redoutables questions de sûreté ou de gestion des déchets et que l’on trouve, sans aucune certitude d’aboutir, les considérables moyens financiers nécessaires à leur développement, aucune de ces solutions ne peut espérer être opérationnelle avant plusieurs décennies. Elles ne peuvent donc pas répondre à l’urgence des défis d’aujourd’hui.

C’est encore plus vrai avec la fusion thermonucléaire qui mobilise pour le projet Iter, mené par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) à Cadarache, un colossal budget de recherche de plus de 16 milliards d’euros1. Ce réacteur expérimental de fusion produira peut-être un jour 500 mégawatts pendant 400 secondes, mais une autre étape déjà baptisée “Demo” sera nécessaire avant – peut-être – une production plus industrielle vers la fin de ce siècle. Au lieu de mobiliser de considérables crédits pour une hypothétique solution pour le XXIIe siècle, n’est-il pas plus sage de tenter de résoudre, avec un peu plus d’humilité, nos problèmes du début du XXIe ?

De fait, aucune des filières de production d’énergie nucléaire n’est en mesure d’apporter une contribution significative à la solution des défis climatiques et énergétiques, dans la contrainte de temps qui nous est imposée par les données physiques incontournables. La question qui se pose alors aujourd’hui est simple : le jeu nucléaire en vaut-il vraiment la chandelle ? Cette question, qui pouvait passer pour saugrenue jusqu’à très récemment dans une France “fille aînée de l’Atome”, a pris un sens radicalement différent depuis le 11 mars 2011, lorsque le mythe de l’infaillibilité de la technologie nucléaire a volé en éclats à Fukushima.

En 1979 à Three Miles Island, aux Etats-Unis, seul le sang-froid des agents de conduite de la centrale avait permis de maîtriser de justesse, après bien des sueurs froides, la situation hautement critique de début de fusion du cœur du réacteur. En 1986 à Tchernobyl, en Ukraine, l’amateurisme de l’équipe de pilotage avait conduit à une catastrophe que certains continuent à considérer cyniquement comme un “accident soviétique” avant d’être un accident nucléaire. Vingt-cinq ans plus tard, c’est le Japon, berceau de nombreuses technologies parmi les plus avancées, troisième puissance économique mondiale réputée pour la discipline et le sens du devoir de ses habitants, qui est confronté à un nouvel accident nucléaire majeur dont les calculs probabilistes ne prévoyaient pas la possibilité avant des siècles.

Ne parvenant pas à maîtriser la situation, ce pays pourtant “à la pointe du progrès” se voit amputé de plusieurs centaines de kilomètres carrés d’un territoire déjà limité et sa population subit une contamination qui laissera des marques pour des décennies. Tchernobyl a précipité la chute de l’URSS, Fukushima affectera durablement le Japon. Peut-on imaginer ce qui se passerait dans un de ces pays candidats à l’achat de réacteurs, auprès desquels nos dirigeants ne se lassent pas de jouer le rôle de VRP du “nucléaire à la française”, où la culture technologique est nettement moins développée et le système politique souvent très peu démocratique ?

Fukushima prouve qu’en matière nucléaire, ce qui passe pour extrêmement peu probable reste toujours possible. Et ce ne sont pas les incantations de quelques capitaines de l’industrie atomique ou responsables politiques exprimant leur foi inébranlable dans la technologie nucléaire française qui suffisent à contredire cette évidence.

Une autre question cruciale se pose : qui va payer les centaines de milliards d’euros que vont coûter à court, moyen et long terme les conséquences directes et indirectes de la catastrophe nucléaire de Fukushima – si tant est que la réparation des dégâts ne soit qu’une simple question d’argent ? Ni les constructeurs ni les exploitants : ils n’en auraient de toute façon pas les moyens. Ni même les consommateurs japonais d’électricité : leur facture augmenterait démesurément, plombant lourdement la compétitivité de l’industrie et plongeant nombre de foyers dans la précarité énergétique. Pas non plus les assureurs : le risque d’accident majeur n’est couvert par aucune police d’assurance dans le monde entier, son coût serait bien trop élevé et rendrait impossible une quelconque “rentabilité” de n’importe quel type de réacteur2. Reste une seule solution : l’Etat japonais sera contraint de ponctionner l’économie du pays le temps qu’il faudra, au moins des dizaines d’années…

Aucune autre industrie ne bénéficie du privilège d’être assurée gratuitement par l’Etat, réduisant artificiellement le coût apparent du kilowattheure nucléaire en en transférant une bonne partie sur la collectivité. Mais cet avantage concurrentiel, que l’on peut qualifier de déloyal dans le cadre d’une économie ouverte, ne peut se maintenir qu’à une condition : aucun accident majeur ne doit jamais venir enrayer une si belle mécanique… Lorsque malheureusement cela se produit, la simple rationalité économique exigerait que les coûts de l’accident, y compris ceux qui vont peser sur l’économie du pays, soient répercutés sur chaque kilowattheure produit par le ou les réacteurs accidentés afin de refléter leur coût réel de production. Ce coût complet, rendu ainsi plus proche de la réalité, devrait ensuite devenir le coût de référence de la production d’électricité nucléaire au niveau mondial.

Même s’il est peu probable, sous la pression des énormes intérêts en jeu, qu’on en vienne à une telle “extrémité”, il faut s’attendre à une augmentation substantielle du coût de production du kilowattheure, y compris en France. En effet, même les plus ardents partisans du nucléaire sont aujourd’hui obligés d’admettre que le risque zéro n’existe pas et que l’amélioration constante des normes de sûreté et de sécurité est une condition impérative de sa crédibilité et de son acceptabilité par la population. Ainsi, chaque accident nucléaire répertorié conduit à réviser à la hausse les normes de sûreté en vigueur, non seulement pour les futurs réacteurs – l’EPR* a été conçu en tenant compte de Tchernobyl – mais également pour les réacteurs en fonctionnement.

Bien que l’étendue des “tests post-Fukushima” ait été limitée au strict minimum, une première estimation par Areva du coût de la mise à niveau du parc français de réacteurs pour qu’ils soient en mesure de les passer a été chiffrée à 1 milliard d’euros par unité, soit au total près de 60 milliards d’euros. Ce coût additionnel va devoir être répercuté sur les prix de vente de l’électricité et s’ajouter ainsi aux augmentations déjà annoncées pour faire face aux besoins courants d’entretien et d’investissement, chiffrées au total à 30 % dans les cinq prochaines années. Ironie du sort, on avait entendu, quelques semaines avant Fukushima, le président d’EDF demander un abaissement des normes de sûreté pour améliorer la compétitivité de l’électricité nucléaire. Tiendrait-il le même discours aujourd’hui ?

Les leçons tirées du drame japonais ne feront qu’accroître la tendance constatée en France comme partout dans le monde : le coût de l’électricité nucléaire augmente et cette évolution va s’accélérer. Il rejoindra bientôt puis dépassera celui des énergies renouvelables électriques comme l’éolien ou le photovoltaïque qui, à l’inverse, bénéficient d’une baisse tendancielle de leurs coûts, plus ou moins rapide selon les filières en fonction de leurs caractéristiques, de leur maturité et de leur dynamique de développement, mais structurellement certaine.

De plus, la hausse des coûts de l’électricité nucléaire serait bien supérieure si les autres privilèges dont elle bénéficie étaient abolis : la non-prise en compte du coût de la gestion des déchets toxiques à vie très longue (jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’années !)3 ou le financement d’une bonne partie de la recherche par le budget de la défense tant il est vrai que le nucléaire civil et le nucléaire militaire sont fortement imbriqués.

Le choix du nucléaire se voulait une politique industrielle visant à maintenir un bas prix de l’énergie pour favoriser la consommation des ménages, améliorer la compétitivité de nos entreprises et exporter un savoir-faire dans le monde entier. Quarante plus tard, force est de constater que c’est un échec sur toute la ligne. Le prix de l’électricité est maintenu artificiellement bas par le pouvoir politique alors que l’on sait de manière certaine qu’il ne reflète pas ses coûts. La France est en effet le seul pays de l’Union européenne, et probablement de l’OCDE, où le chef de l’Etat en personne continue de fixer le tarif de vente de l’électricité aux particuliers, alors qu’EDF ne cesse de réclamer de pouvoir augmenter le prix de vente de l’électricité pour équilibrer ses comptes.

Quant à la compétitivité économique promise grâce à une électricité proclamée l’une des moins chères, à quoi sert-elle alors que notre balance commerciale s’enfonce toujours plus dans le rouge d’un déficit devenu chronique ? Que reste-t-il du mythe initial lorsque les derniers espoirs d’exportation de la technologie nucléaire française n’en finissent pas de se casser les dents sur les nombreux marchés manqués, sur les déboires de l’EPR finlandais et sur les retombées de Fukushima ?

Pendant ce temps, comme un château de cartes s’écroulant tout autour de la ligne Maginot des certitudes nucléaires françaises, l’Espagne, l’Italie, la Suisse, l’Allemagne et la Belgique ont confirmé leur renoncement à l’atome. Engagé dès 2001 dans cette voie, notre voisin d’outre-Rhin, grâce au soutien continu apporté à son marché intérieur et aux efforts de recherche de ses entreprises, réalise des excédents commerciaux exceptionnels en exportant les technologies à haute valeur ajoutée dans le secteur des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique.

Les certitudes françaises reposent en fait sur les sables mouvants d’une vérité qu’on tente de dissimuler. Prenons donc le temps de décrypter quelques mythes…


1 Initialement estimé à 6 milliards d’euros, le budget d’Iter a déjà explosé, mi-2011, à 16 milliards d’euros. Sur ce total, la contribution européenne est passée de 2,7 milliards à 7,2 milliards d’euros, siphonnant de nombreux budgets européens (source : http://www.euractiv.fr).

2 La convention de Paris limite la couverture du risque à 700 millions d’euros pour les seuls dégâts subis par le réacteur lui-même ; au-delà, c’est l’Etat – donc nous tous – qui doit payer. Le coût de la catastrophe de Tchernobyl a été évalué à 500 milliards de dollars.

3 Arguant du prétexte qu’aucun modèle économique ne sait calculer au-delà de quelques dizaines d’années un coût sur le très long terme, le “coût futur” des déchets est totalement sous-estimé dans les analyses comparatives entre énergies.