Le choix d’un modèle énergétique n’est pas neutre : il est une composante essentielle de la paix et de la solidarité, une pièce centrale dans la relation des êtres humains avec leur Terre d’accueil.
Sur ce plan, notre responsabilité personnelle et collective est entière : il nous faut inventer aujourd’hui un avenir énergétique sobre, efficace et renouvelable.
C’est aujourd’hui possible, sans saut technologique majeur.
C’est économiquement soutenable, car il revient toujours moins cher, à long terme, de réduire la demande d’énergie que d’augmenter les équipements de production.
C’est politiquement difficile, tant sont grands la force de l’habitude, les intérêts sectoriels, la gestion à court terme : la démarche proposée, exigeante, se prête mal à la démagogie.
Mais il s’agit désormais pour toute notre société de passer des paroles aux actes.
Osons le premier pas.
C’est en ces termes que se concluait notre premier Manifeste négaWatt, publié en septembre 2003 et présentant ce qui était alors un exercice inédit en France : un scénario sur l’évolution du système énergétique français jusqu’à l’horizon 2050. Une prospective chiffrée, fondée non pas sur des analyses macroéconomiques trop souvent déconnectées de la réalité, mais avant tout sur l’expérience acquise sur le terrain par une poignée d’experts et de praticiens passionnés des questions d’énergie.
Réuni et mis en réseau quelques années plus tôt grâce à la création de l’une des toutes premières listes de discussion sur Internet, notre petit noyau initial s’est peu à peu élargi, chacun apprenant à s’enrichir de ces échanges à titre strictement personnel, en toute indépendance, libres de toute contrainte ou de tout formalisme.
Nos réflexions nous ont alors conduits à mettre au jour une formidable ressource d’énergie dont peu de monde soupçonnait l’ampleur. Ni champ de pétrole, ni mine de charbon ou filon d’uranium, non, mais un gisement fait des innombrables possibilités d’économiser l’énergie se nichant dans nos maisons, nos voitures ou nos ordinateurs, mais aussi dans l’urbanisme, notre mode d’alimentation ou encore nos besoins de mobilité. Un gigantesque gisement de non-consommation.
Une telle découverte ne pouvait pas rester dans l’anonymat. Il fallait lui trouver un nom, un vrai nom qui fasse la différence avec le manque de relief des économies d’énergie et l’ambiguïté de la maîtrise de l’énergie. Nous nous sommes souvenus alors que, quelques années plus tôt, un certain Amory Lovins, fondateur du Rocky Mountain Institute, l’un des organismes de recherche et de prospective sur l’énergie les plus en pointe au monde, avait inventé un drôle de mot pour désigner justement ces économies d’énergie : négawatt*.
Une trouvaille qui a été le fruit de l’un de ces hasards dont on se demande toujours si c’en est vraiment un : il s’agissait en fait d’une “coquille” d’imprimeur dans une interview dans laquelle Amory Lovins parlait d’économiser des mégawatts* d’énergie, c’est-à-dire des millions de watts*, transformés en négawatts. Une erreur qu’il a trouvée si bien venue qu’il l’a reprise à son compte pour nommer toute l’énergie que l’on peut éviter de consommer.
Le mot fut introduit en France quelques années plus tard en ouvrant la porte de La Maison des négawatts, qui fut à la fois un livre et une exposition sur les économies d’énergie dans le logement1. Tous deux connurent un franc succès qui conduisit à la création d’une liste de discussion, de premières rencontres, puis de l’association. Une rencontre mémorable avec Amory Lovins, à l’occasion de l’un de ses trop rares passages en France, finit de sceller notre lien autour du concept étonnant et fertile des “négawatts”.
C’est à partir de cette idée que nous avons ensuite développé notre réflexion en nous appuyant à la fois sur une rigueur de nature scientifique, sans cesse soumise au doute et à la vérification, et sur une exigence éthique, privilégiant les critères d’un authentique développement soutenable. C’est de cette réflexion qu’est née la “démarche négaWatt”, qui se décline en trois temps : sobriété, efficacité, renouvelables, trois clés pour aborder les questions d’énergie avec un regard neuf.
Application systématique de cette démarche à l’échelle de la France entière, le premier scénario négaWatt fut lancé en 2003 presque comme un défi, ou plutôt comme un “Chiche !” adressé à un Premier ministre qui avait pour la première fois parlé d’un engagement à diviser par 4, d’ici à 2050, les émissions de gaz à effet de serre* de notre pays2.
Partant de rien, cet exercice a occupé quelques nuits blanches pour parvenir d’abord à reconstituer une image fidèle de la réalité en collectant des informations dispersées et souvent peu accessibles, intégrer ensuite la multitude de paramètres ayant une influence sur le résultat, et enfin construire une vision de notre avenir énergétique sous la forme d’un scénario cohérent et argumenté.
En 2006, une version mise à jour et largement enrichie nous a permis de valider et de confirmer les hypothèses et les conclusions de 2003. Peu à peu, ce scénario a commencé à être reconnu et apprécié pour sa rigueur et sa créativité.
Cinq ans plus tard, les petits hauts et les grands bas du Grenelle de l’environnement, l’échec douloureux de la conférence de Copenhague sur le climat et la perspective d’une séquence électorale nationale en 2012 nous ont poussés à remettre l’ouvrage sur le métier dans l’espoir de placer enfin les questions énergétiques et climatiques au cœur du débat public.
C’est ainsi qu’à l’été 2010 nous avons ouvert le chantier d’une nouvelle version du scénario négaWatt, avec l’objectif d’une publication à l’automne 2011. Un exercice d’intelligence collective qui s’est révélé d’une ampleur sans commune mesure avec les deux premiers : 12 experts “scénaristes”, 4 ateliers prospectifs, 2 500 paramètres, plus d’un million de données, 4 niveaux d’analyse énergétique et une simulation en puissance heure par heure jusqu’à 2050…
Entre les deux scénarios de 2006 et 2011, il s’est aussi passé cinq ans, cinq années de moins pour atteindre des “objectifs 2050” qui s’éloignent par manque d’ambition des décisions prises. Mais cinq années pour engranger des retours d’expériences, mesurer les extraordinaires progrès réalisés dans le monde dans tous les domaines associant énergie et développement durable, affiner une approche pragmatique, consolider une méthode d’analyse transparente et renforcer des outils prospectifs performants. Cinq années, enfin, pour explorer de manière plus détaillée les orientations et les mesures à prendre en tenant compte des contraintes de moyen et de long terme qui s’imposent à nous.
Ces travaux de longue haleine sur des questions complexes auraient très bien pu rester dans l’ombre d’une actualité plus préoccupée de réagir dans l’instant que de réfléchir à notre avenir commun dans ce siècle. Mais le 11 mars 2011, la catastrophe de Fukushima est venue changer la donne en faisant brusquement remonter à la surface des questions trop longtemps refoulées : que se passerait-il si cela arrivait chez nous ? N’est-il pas temps de se préoccuper d’en finir à la fois avec les énergies fossiles à l’origine de la lourde menace des changements climatiques, et avec le nucléaire dont les impasses font elles aussi courir des risques insupportables ?
Aucun exercice prospectif officiel ou académique n’avait jamais envisagé une telle éventualité, jugée en France tout simplement inconcevable : le seul scénario prenant en compte cette hypothèse était en fait celui que nous avions publié en 2006. Ces événements dramatiques du Japon n’ont malheureusement pas été une surprise pour nous qui connaissions les risques et les faiblesses de l’option nucléaire prise par la France. Ils n’ont fait que confirmer et renforcer l’intérêt et l’opportunité des travaux entrepris quelques mois plus tôt dans un tout autre contexte, mais ils n’en ont changé ni le fond ni la forme. Et comme cela avait été prévu initialement, le nouveau “scénario négaWatt 2011” a été rendu public au début de l’automne 2011, point de départ d’un patient effort d’explication et de pédagogie afin qu’il puisse être compris par le plus grand nombre.
Car au-delà des chiffres et des équations, c’est avant tout un formidable exercice de démocratie et de citoyenneté que nous proposent à la fois la démarche et le scénario négaWatt. Quelles que puissent être les solutions qui seront retenues pour construire le système énergétique de demain, rien ne sera possible sans une adhésion pleine et entière de tous nos concitoyens. Rien ne sera acceptable ni même désirable si nous n’avons pas les moyens d’exercer un esprit critique et constructif face à tous les arguments que l’on nous assène aujourd’hui d’autorité, sous prétexte de complexité, et sans que nous ayons réellement notre mot à dire alors que nous sommes tous concernés.
Le Manifeste négaWatt est un des éléments de ce travail de pédagogie. Il tente d’alerter sur l’urgence d’agir afin que chacun puisse prendre conscience que le piège sans fin des crises de l’énergie ne peut être évité ni par un brusque coup de frein, ni par un demi-tour incontrôlé, mais en faisant un pas de côté.
Ce pas de côté, volontaire et décisif, s’appelle la transition énergétique. Tout le propos de cet ouvrage est de faire comprendre que cette perspective, perçue à première vue comme une lourde contrainte ou un objectif irréaliste, représente en fait une formidable opportunité pour peu que l’on sache la saisir à temps, sans réticences ni arrière-pensées.
Tel est le chemin que nous vous invitons à parcourir en notre compagnie tout au long de ce livre. Avec le secret espoir qu’à sa lecture vous aurez, comme nous, envie de faire vôtres ces mots du poète Rainer Maria Rilke, que nous avions déjà choisis pour conclure en 2003 le premier Manifeste négaWatt :
Il est tant de beauté dans tout ce qui commence…
Oui, osons ce pas de côté.
Osons nous mettre en chemin vers une authentique, radicale et solidaire transition énergétique.
Et cette route sera belle.
ASSOCIATION NÉGAWATT
1 A l’heureuse initiative de son fondateur, Claude Aubert, le centre Terre Vivante, à Mens dans le Trièves, en Isère, accueille depuis 1998 une exposition permanente nommée “La Maison des négawatts”. Le livre, coécrit par Thierry Salomon et Stéphane Bedel, est paru l’année suivante aux éditions Terre Vivante.
2 Un objectif qui s’est finalement concrétisé par une “Loi de programme fixant les orientations de la politique énergétique”, sans s’en donner toutefois réellement les moyens…