Lumière grisâtre.
Aux murs de droite et de gauche, vers le fond, deux petites fenêtres haut perchées, rideaux fermés. Porte à l’avant-scène à droite. Accroché au mur, près de la porte, un tableau retourné.
À l’avant-scène à gauche, recouvertes d’un vieux drap, deux poubelles l’une contre l’autre.
Au centre, recouvert d’un vieux drap, assis dans un fauteuil à roulettes, Hamm.
Immobile à côté du fauteuil, Clov le regarde. Teint très rouge.
Il va se mettre sous la fenêtre à gauche. Démarche raide et vacillante. Il regarde la fenêtre à gauche, la tête rejetée en arrière. Il tourne la tête, regarde la fenêtre à droite. Il va se mettre sous la fenêtre à droite. Il regarde la fenêtre à droite, la tête rejetée en arrière. Il tourne la tête et regarde la fenêtre à gauche. Il sort, revient aussitôt avec un escabeau, l’installe sous la fenêtre à gauche, monte dessus, tire le rideau. Il descend de l’escabeau, fait six pas vers la fenêtre à droite, retourne prendre l’escabeau, l’installe sous la fenêtre à droite, monte dessus, tire le rideau. Il descend de l’escabeau, fait trois pas vers la fenêtre à gauche, retourne prendre l’escabeau, l’installe sous la fenêtre à gauche, monte dessus, regarde par la fenêtre. Rire bref. Il descend de l’escabeau, fait un pas vers la fenêtre à droite, retourne prendre l’escabeau, l’installe sous la fenêtre à droite, monte dessus, regarde par la fenêtre. Rire bref. Il descend de l’escabeau, va vers les poubelles, retourne prendre l’escabeau, le prend, se ravise, le lâche, va aux poubelles, enlève le drap qui les recouvre, le plie soigneusement et le met sur le bras. Il soulève un couvercle, se penche et regarde dans la poubelle. Rire bref. Il rabat le couvercle. Même jeu avec l’autre poubelle. Il va vers Hamm, enlève le drap qui le recouvre, le plie soigneusement et le met sur le bras. En robe de chambre, coiffé d’une calotte en feutre, un grand mouchoir taché de sang étalé sur le visage, un sifflet pendu au cou, un plaid sur les genoux, d’épaisses chaussettes aux pieds, Hamm semble dormir. Clov le regarde. Rire bref. Il va à la porte, s’arrête, se retourne, contemple la scène, se tourne vers la salle.
CLOV (regard fixe, voix blanche). — Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. (Un temps.) Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, l’impossible tas. (Un temps.) On ne peut plus me punir. (Un temps.) Je m’en vais dans ma cuisine, trois mètres sur trois mètres sur trois mètres, attendre qu’il me siffle. (Un temps.) Ce sont de jolies dimensions, je m’appuierai à la table, je regarderai le mur, en attendant qu’il me siffle.
Il reste un moment immobile. Puis il sort. Il revient aussitôt, va prendre l’escabeau, sort en emportant l’escabeau. Un temps. Hamm bouge. Il bâille sous le mouchoir. Il ôte le mouchoir de son visage. Teint très rouge. Lunettes noires.
HAMM. — À — (bâillements) — à moi. (Un temps.) De jouer. (Il tient à bout de bras le mouchoir ouvert devant lui.) Vieux linge ! (Il ôte ses lunettes, s’essuie les yeux, le visage, essuie les lunettes, les remet, plie soigneusement le mouchoir et le met délicatement dans la poche du haut de sa robe de chambre. Il s’éclaircit la gorge, joint les bouts des doigts.) Peut-il y a — (bâillements) — y avoir misère plus... plus haute que la mienne ? Sans doute. Autrefois. Mais aujourd’hui ? (Un temps.) Mon père ? (Un temps.) Ma mère ? (Un temps.) Mon... chien ? (Un temps.) Oh je veux bien qu’ils souffrent autant que de tels êtres peuvent souffrir. Mais est-ce dire que nos souffrances se valent ? Sans doute. (Un temps.) Non, tout est a — (bâillements) — bsolu, (fier) plus on est grand et plus on est plein. (Un temps. Morne.) Et plus on est vide. (Il renifle.) Clov ! (Un temps.) Non, je suis seul. (Un temps.) Quels rêves — avec un s ! Ces forêts ! (Un temps.) Assez, il est temps que cela finisse, dans le refuge aussi. (Un temps.) Et cependant j’hésite, j’hésite à... à finir. Oui, c’est bien ça, il est temps que cela finisse et cependant j’hésite encore à — (bâillements) — à finir. (Bâillements.) Oh là là, qu’est-ce que je tiens, je ferais mieux d’aller me coucher. (Il donne un coup de sifflet. Entre Clov aussitôt. Il s’arrête à côté du fauteuil.) Tu empestes l’air ! (Un temps.) Prépare-moi, je vais me coucher.
CLOV. — Je viens de te lever.
HAMM. — Et après ?
CLOV. — Je ne peux pas te lever et te coucher toutes les cinq minutes, j’ai à faire.
Un temps.
HAMM. — Tu n’as jamais vu mes yeux ?
CLOV. — Non.
HAMM. — Tu n’as jamais eu la curiosité, pendant que je dormais, d’enlever mes lunettes et de regarder mes yeux ?
CLOV. — En soulevant les paupières ? (Un temps.) Non.
HAMM. — Un jour je te les montrerai. (Un temps.) Il paraît qu’ils sont tout blancs. (Un temps.) Quelle heure est-il ?
CLOV. — La même que d’habitude.
HAMM. — Tu as regardé ?
CLOV. — Oui.
HAMM. — Et alors ?
CLOV. — Zéro.
HAMM. — Il faudrait qu’il pleuve.
CLOV. — Il ne pleuvra pas.
HAMM. — À part ça, ça va ?
CLOV. — Je ne me plains pas.
HAMM. — Tu te sens dans ton état normal ?
CLOV (agacé). — Je te dis que je ne me plains pas.
HAMM. — Moi je me sens un peu drôle. (Un temps.) Clov.
CLOV. — Oui.
HAMM. — Tu n’en as pas assez ?
CLOV. — Si ! (Un temps.) De quoi ?
HAMM. — De ce... de cette... chose.
CLOV. — Mais depuis toujours. (Un temps.) Toi non ?
HAMM (morne). — Alors il n’y a pas de raison pour que ça change.
CLOV. — Ça peut finir. (Un temps.) Toute la vie les mêmes questions, les mêmes réponses.
HAMM. — Prépare-moi. (Clov ne bouge pas.) Va chercher le drap. (Clov ne bouge pas.) Clov.
CLOV. — Oui.
HAMM. — Je ne te donnerai plus rien à manger.
CLOV. — Alors nous mourrons.
HAMM. — Je te donnerai juste assez pour t’empêcher de mourir. Tu auras tout le temps faim.
CLOV. — Alors nous ne mourrons pas. (Un temps.) Je vais chercher le drap.
Il va vers la porte.
HAMM. — Pas la peine. (Clov s’arrête.) Je te donnerai un biscuit par jour. (Un temps.) Un biscuit et demi. (Un temps.) Pourquoi restes-tu avec moi ?
CLOV. — Pourquoi me gardes-tu ?
HAMM. — Il n’y a personne d’autre.
CLOV. — Il n’y a pas d’autre place.
Un temps.
HAMM. — Tu me quittes quand même.
CLOV. — J’essaie.
HAMM. — Tu ne m’aimes pas.
CLOV. — Non.
HAMM. — Autrefois tu m’aimais.
CLOV. — Autrefois !