Je suis souvent interpellé comme beaucoup d’autres par la question : « Êtes-vous croyant ? » Cette question chaque fois me déconcerte car je ne sais pas comment la comprendre et ne peux donc pas lui donner une réponse sensée. Elle est parfois plus précise : « Croyez-vous en Dieu ? » comme si la question de croire ou non, implicitement, ne se posait qu’à ce sujet. Mais ce n’est qu’une apparence, car comment savoir ce que mon interlocuteur entend par là ? Aussi, le plus souvent, suis-je réduit à répondre par une question : « Croyant en quoi ? » ou « en quel dieu ? » Celui de Pascal ou de Spinoza ? Le feu d’Héraclite, Agni, Vishnou, Shiva, celui de la Trinité dans son interprétation monophysite ou dans celle de ses opposants ? Ou celui de ces Juifs hassidiques qui le jugèrent et le condamnèrent dans un procès organisé suivant les règles avec accusation et défense, où il s’agissait de savoir s’il respectait ou non le contrat établi avec son peuple de les préserver des persécutions s’ils observaient les commandements de sa loi ?
Les choses sont beaucoup plus simples quand le contenu de la croyance en question est assez précis pour qu’une réponse justifiée et argumentée puisse lui être apportée, reposant éventuellement sur un savoir solide, rationnel et en outre parfois partagé. Je réponds sans hésiter par la négative à des questions telles que « Croyez-vous que la Terre est plate ? » ou même « Croyez-vous en l’astrologie ? »
Mais dans tous les cas, d’où viennent nos croyances ? Comment se forment-elles ? Dépendent-elles de notre bon vouloir ou nous sont-elles imposées et de quelles façons ? Curieusement, « être croyant » est devenu synonyme de « croire en Dieu », comme si l’objet de la croyance était implicite et n’avait pas besoin d’être précisé. Mais il en existe bien d’autres qu’il faut tenter d’analyser, car celui-ci n’est pas le plus représentatif malgré sa place apparemment incontournable, bien que limitée à la culture et aux langages de l’Occident et du Moyen-Orient ; suivant une remarque de Cornelius Castoriadis à propos de l’« imaginaire social1 », Dieu n’existe que pour les peuples dont la langue contient le mot « Dieu ».
Qu’en est-il de la croyance bouddhiste en la vacuité, et en la réincarnation ? De croyances métaphysiques telles que celle au libre arbitre ? Et de celle en la réalité des nombres, question qui travaille et divise la réflexion philosophique confrontée à des entités mathématiques de plus en plus abstraites, qui semblent produites par une certaine forme d’imaginaire et de logique, mais font pourtant preuve d’une grande efficacité de maîtrise concrète scientifique et technique ? Et de celles sur le caractère nocif ou non des OGM, ou encore sur la part humaine dans les changements climatiques ? Et peut-on croire encore aujourd’hui, comme beaucoup l’ont cru pendant quelques décennies, que l’essence de chaque individu est réduite à son ADN ?
De façon plus générale, choisissons-nous nos croyances ? Sont-elles individuelles, vraiment les nôtres, ou bien sont-elles plus ou moins collectivement partagées et induites en nous par mimétisme ? Quels en sont les ressorts ? La raison, les affects ou un mélange des deux ? Sont-ils les mêmes pour toutes sortes de croyances ?
Et comment savons-nous, ou croyons-nous, que ce que nous croyons est vrai ? Quels rapports entre croyance et vérité ? Certaines croyances sont-elles de ce point de vue plus justifiées, plus « vraies » que d’autres ? Et sur quels critères ?
Une distinction est souvent faite entre « croire en » et « croire que » qui exprimeraient des croyances de natures fondamentalement différentes. L’une serait une espèce d’état d’âme accompagnant une confiance, l’autre une sorte de sous-savoir, une opinion ou un savoir incertain. Mais les subtilités du langage montrent que cette différence s’estompe très souvent. Il est exact que croire en un X, quelque chose ou surtout quelqu’un, veut dire en général avoir confiance en lui ; et croire (que) ceci ou cela signifie que l’on croit que l’énoncé « ceci » ou « cela » est vrai, par exemple que X a telle ou telle propriété. Mais il arrive souvent qu’une expression se transforme en l’autre sans notablement changer de signification. La croyance en une propriété de X s’exprime aussi bien dans certains contextes par une croyance qu’elle est un prédicat de X : croire en la grandeur du général de Gaulle, son génie politique, sa chance, veut dire à peu près la même chose que croire qu’il était un grand homme, qu’il avait un génie politique, de la chance, etc. C’est encore plus évident quand c’est l’existence d’un X, sa réalité ou sa vérité qui est objet de croyance : croire en son existence, sa réalité ou sa vérité est synonyme de croire que X existe, est réel ou est vrai. Et quand l’existence est elle-même objet de doute, comme dans le cas de ce que l’on appelle la croyance en Dieu, quel que soit ce que l’on entend par là, l’ambiguïté peut être très grande, car on n’a confiance en général qu’en ce qui existe, tandis que la réciproque n’est pas vraie : croire que Dieu existe ne veut pas dire la même chose que lui faire confiance, alors que « croire en Dieu » peut exprimer les deux choses à la fois, de façon ambiguë. On voit donc que cette distinction assez classique entre « croire en » et « croire que » est loin d’être suffisante pour rendre justice à la complexité et à la richesse sémantique de ce que l’on désigne par le nom « croyance » et le verbe « croire ».
Les choses se compliquent encore plus quand nos expériences nous projettent dans des mondes différents, familiaux, professionnels, politiques, ou des univers mentaux et sociaux dont les imaginaires et les systèmes interprétatifs ne se recouvrent pas. Nous percevons la réalité de notre existence de différentes façons, parfois exclusives l’une de l’autre comme celles du rêve et de l’état de veille.
Les sociétés anciennes étaient habituées à cet état de choses. Le chaman, depuis la nuit des temps, pendant sa transe, éventuellement induite rituellement par une plante hallucinogène, pénètre dans un monde différent, un ailleurs, où des esprits lui apparaissent sous des formes diverses et lui parlent en dansant.
Ces états modifiés de conscience ont été redécouverts en Occident depuis au moins une centaine d’années par des philosophes comme William James, des poètes et des écrivains comme Henri Michaux, Aldous Huxley et d’autres, et de façon massive dans la beat generation des années soixante et la révolution dite psychédélique aux États-Unis. Modifications des perceptions sensorielles, de celles du temps et de soi, ce sont des ouvertures vers ce qui fut décrit comme une « autre réalité », produite par des états d’activité cérébrale différents de ceux qui accompagnent les états de veille habituels, comme des sortes de rêves sans sommeil.
Il me fut donné, ainsi qu’à beaucoup d’autres, de faire l’expérience de rencontres de ce type entre deux mondes appartenant à ces deux réalités. Cela se passait dans les années soixante en Californie, où je travaillais dans un laboratoire de biologie sur les mécanismes génétiques et environnementaux du vieillissement. Tandis que je menais des travaux théoriques sur les notions d’organisation et de désorganisation du vivant, j’y étudiais expérimentalement les effets de différents facteurs d’environnement sur le ralentissement ou l’accélération du vieillissement de souris et de mouches drosophiles.
Mais pendant le peu de temps libre que me laissait ce travail, je pus faire alors en parallèle des expériences d’une tout autre sorte. C’est ainsi que je m’intéressais tout à la fois au LSD, entendez ici Logic of Scientific Discovery, suivant le titre du livre classique de philosophie des sciences de Karl Popper, et à l’autre LSD, comprenez cette fois lysergic acid diethylamid, puissant hallucinogène synthétisé à cette époque, de la même famille que la mescaline du cactus peyotl et la psilocybine de champignons hallucinogènes rituellement utilisés par des tribus amérindiennes. Les effets de ce LSD-ci sur les campus universitaires furent ceux d’une véritable révolution mentale, sociale et politique, en ces temps où la société américaine était ébranlée par la guerre du Vietnam et les révoltes des ghettos noirs. Loin d’être un phénomène d’addiction toxicomane tel que nous en connaissons aujourd’hui, il s’agissait pour ces hippies, qui tenaient à ne pas être confondus avec des junkies, c’est-à-dire des « drogués », d’un mouvement de retour sur soi et d’approfondissement, ressemblant de ce point de vue au surréalisme. Le centre géographique de ce mouvement était San Francisco. Les combattants rentrés du Vietnam y rencontraient des étudiants de Berkeley dont la conscience avait été réveillée et bouleversée par le LSD qui coulait à flots gratuitement. Assistant un jour dans une rue de San Francisco à l’un de ces groupes de discussion qui se constituaient spontanément, je ne pus éviter de me faire offrir une pilule, bénéficiant ainsi, comme toutes les autres personnes présentes, d’une offre ressemblant à une distribution conviviale de bonbons. Prudent, je me contentai de la mettre dans ma poche, plutôt que de l’avaler sur-le-champ, debout dans la rue, en continuant la conversation, comme le faisaient les autres, qui avaient visiblement l’habitude de mener des activités habituelles au moins pendant les premières heures du voyage induit par les effets du LSD. C’est ainsi que, quelques jours plus tard, j’expérimentai à mon tour ces effets dans le jardin de la belle maison que j’habitais alors, en compagnie d’un ami « à jeun » censé devoir m’éviter des mésaventures éventuelles. Mais tout se passa fort bien. Je retournai donc à mon travail de laboratoire sans problème, mais avec le souvenir de la découverte d’un monde où je reconnaissais facilement des descriptions d’expériences mystiques ou artistiques, avec ou sans Dieu, qui m’étaient toujours apparues totalement invraisemblables, intransmissibles et parfois même indicibles au dire pourtant de ceux et celles qui en parlaient. Plus tard, prenant quelques jours de vacances au Mexique après avoir participé à un colloque scientifique, j’eus l’occasion d’expérimenter aussi les champignons à la psilocybine, dans le petit village de Huautla, connu pour le célèbre chaman qui y avait officié, Maria Sabina. Un naturaliste français du Muséum d’histoire naturelle, Roger Heim, spécialiste de ces champignons, l’avait rencontrée auparavant et avait écrit sur ses activités thérapeutiques et divinatoires à l’aide de ce qu’elle appelait « les petits dieux qui parlent2 ». C’est ainsi que je me trouvais marcher avec un pied dans chaque monde, d’un côté la science et de l’autre les délires psychédéliques – certains diraient peut-être un hémisphère cérébral dans chaque réalité.
Cette double participation, pour ne pas dire double allégeance, se traduisait parfois par des réactions plutôt déconcertantes pour mes nouveaux amis hippies, en général plus jeunes que moi d’une dizaine d’années. Étant déjà médecin, je regardais mes amis avec une distance un peu amusée quand ils expliquaient gravement avoir ressenti l’« énergie cosmique » les pénétrer lors de leur voyage au LSD, alors que j’y reconnaissais spontanément des phénomènes somatiques divers, notamment vasomoteurs, accompagnant les effets hallucinogènes. Mais ces expériences, en même temps, ouvraient bien des portes sur ce que l’on appela alors une « autre réalité », les « portes de la perception » qu’avait décrites Huxley, où l’on pouvait reconnaître d’ailleurs tant des descriptions de délires psychotiques que des expériences artistiques ou mystiques. Je ne pouvais pas ne pas admettre à la fois le caractère pertinent de chacune de ces descriptions du phénomène aussi bien que son caractère partiel. Explication scientifique neurophysiologique d’un côté, explication mystique subjective de l’autre : on pouvait adhérer et croire à chacune d’elle, à condition de ne pas les mélanger et de ne pas chercher une explication ultime.
C’était une façon un peu brutale, j’en conviens, de reposer la question de Descartes à propos de la réalité de nos états, de rêve ou de veille : dans quel cas nous trouvons-nous dans la « vraie réalité » ? En d’autres termes, quand nous croyons être éveillés, qui nous assure que nous ne rêvons pas ? Ou que le rêve ne nous transporte pas dans une espèce de surréalité ? On sait que le mouvement surréaliste des années trente avait tiré son nom, au moins en partie, d’intuitions ou d’expériences de ce type.
Les produits de l’imagination, « folle du logis », sont souvent, bien qu’à tort, opposés à la réalité des choses. Mais dans le cas des expériences psychédéliques, la réalité objective du fondement neurologique ne peut pas être niée.
Comment croire en la réalité, ou la vérité, de ce que l’on croit, s’il existe plusieurs réalités à l’origine de croyances exclusives les unes des autres ? Répondre à cette question est l’objet de ce livre.
Une réponse renouvelle de nos jours le scepticisme ancien, celle du relativisme postmoderniste : la vérité n’existe pas ou n’est pas accessible, toutes les croyances se valent, aucun système philosophique, métaphysique, idéologique ou religieux n’est meilleur qu’un autre, la science est soumise aux aléas ou rapports de force de constructions sociales. Cette attitude produit parfois un effet pervers évident : le refuge dans l’adhésion à une croyance obscurantiste, parfois fanatique, imperméable à toute critique, censée comme toute superstition donner un espoir, quel qu’il soit, et protéger contre la peur du futur.
Répondre à la question des croyances sans tomber dans ce travers est donc le but que je me suis fixé ; et pour cela, ne pas renoncer à la recherche de vérités objectives, en particulier celle qui caractérise aujourd’hui la pratique des sciences alors que les illusions du scientisme qui devaient assurer tout à la fois le vrai, le bon et le beau ont été dissipées.
Mes expériences d’une réalité séparée superposées à mon activité scientifique positiviste classique ont pu servir de point de départ, mais les choses ne pouvaient pas en rester là. Il fallait bien essayer de trouver un ou plusieurs facteurs, individuels et collectifs, nous poussant à croire en la vérité d’une explication plutôt que d’une autre. Cela posait la question toujours débattue d’une recherche peut-être illusoire d’un ou plusieurs critères de vérité d’une croyance. Existait-il un ou plusieurs champs communs d’investigation susceptibles de fournir des éléments de réponse concernant ces croyances incompatibles, toujours en évitant de tomber dans la confusion ?
Pour cela, ne pouvant tout de même pas renoncer à un usage de la raison sur le modèle de ce que nous avons appris à l’université, deux voies m’apparurent dignes d’être explorées, celle du cerveau et des effets neuropsychiques d’une part, et de l’autre celle de l’anthropologie et du rôle de ces états modifiés de conscience dans l’évolution culturelle et religieuse de l’humanité. La première voie consistait à étudier les effets de ces substances psychotropes sur le cerveau et leurs corrélations avec des modifications des sensations extéroceptives et proprioceptives, en particulier de la perception du temps et de l’espace. Cette voie, comme toutes les recherches en neurosciences, se heurte au problème classique des relations du corps et de l’esprit. C’est un problème plus philosophique que scientifique, qui se repose à chaque avancée des neurosciences, et c’est dans la philosophie de Spinoza, avec son union psycho-physique d’une même réalité décrite de deux façons différentes, que je crois (sic) trouver la solution la plus satisfaisante pour un esprit rationnel, même si elle heurte parfois le sens commun.
Quant à la voie anthropologique, elle s’enrichissait alors des travaux d’ethnobotanique qui accompagnèrent pendant quelques années cette culture de masse d’une grande partie de la jeunesse américaine de l’époque.
Il en ressortait que, loin d’être un épiphénomène de la modernité, il s’agissait là d’une longue tradition d’utilisations rituelles de plantes psychotropes dans des cultures diverses, éloignées de notre culture occidentale dans le temps et dans l’espace, longtemps ignorées ou cataloguées comme primitives et considérées sans valeur cognitive pour cela. On découvrait alors que la connaissance scientifique développée en Occident, tout en gardant sa séduction et son attrait intellectuels associés à son efficacité pratique de plus en plus spectaculaire, n’était pas la seule façon d’appréhender et d’interpréter divers aspects du monde autour de nous et à travers nous, totalement étrangers aux savoirs scientifiques qui nous avaient nourris jusque-là, mais dont nous ne pouvions plus nier la réalité à la fois individuelle et sociale dès lors que nous en faisions l’expérience.
Ces états modifiés de conscience, utilisés depuis l’aube de l’humanité comme moyens d’accès à des connaissances cachées sur les causes des événements et l’avenir qu’ils annoncent, ont été refoulés dans la maladie mentale en Occident sous l’effet des religions monothéistes et de la méthode empirico-logique, fondée sur l’expérience objective associée à la raison, visant une sorte d’universalité de la connaissance et développée par la science moderne depuis trois siècles. Mais ils sont encore utilisés dans des cultures chamaniques sibériennes, africaines, amérindiennes et en Australie où le rapport au rêve comme technique de connaissance et d’organisation sociale et territoriale est particulièrement souligné par l’expression aborigène de Dreamland. Ces états ressemblent par beaucoup d’aspects à ceux que décrivent des mystiques de traditions différentes, y compris monothéistes, et l’on peut supposer que ceux-ci sont induits par des modifications semblables d’origine endogène de la biochimie du cerveau. Mais ceux-là s’en distinguent radicalement en ce qu’ils sont au contraire d’origine exogène, au moins en partie, provoqués par l’ingestion de substances extraites de plantes connues traditionnellement pour leurs propriétés hallucinogènes, tandis que la synthèse du LSD, substance voisine de l’un de leurs principes actifs, était à l’origine d’une diffusion tous azimuts chez les hippies d’Amérique et d’ailleurs. On peut concevoir que les contenus mentaux de ces expériences puissent être différents suivant qu’ils sont immédiatement provoqués par le produit ingéré ou qu’ils sont aussi le fruit d’une longue ascèse accompagnant son utilisation rituelle, ou même s’en passant éventuellement comme c’est probablement le cas de certains mystiques. Mais, quoi qu’il en soit, ce caractère provoqué au cours de ladite révolution psychédélique aux États-Unis a permis des expérimentations de masse et l’éclosion d’une culture – en fait une contre-culture au sein de la culture américaine – qui ne repose plus sur des expériences individuelles et indicibles comme celles de grands mystiques ou sur des récits d’expériences exotiques dans des civilisations lointaines, habituellement rejetés en bloc comme expressions d’une pensée magique.
Mais en même temps, la raison opérationnelle de la pensée scientifique ne pouvait pas être mise de côté. Bien au contraire. D’où le heurt frontal entre ces deux modes de connaissance.
Cette rencontre a été récemment décrite de façon extraordinaire à plus d’un titre dans un livre autobiographique par un chaman d’Amazonie, Davi Kopenawa3. La lecture de ce livre m’a à nouveau confronté à cette question que mes expériences psychédéliques, ainsi que ma longue fréquentation des textes talmudiques et kabbalistes, avaient suscitée de façon récurrente, en parallèle avec mes travaux scientifiques et mes études de philosophie. J’avais commis un livre longtemps auparavant4 où j’essayais de décrire ce genre de rencontre comme mettant en présence la science et le mythe, en y reconnaissant différentes sortes de rationalité, mais pour souligner leurs différences plutôt que leurs similitudes. Cela se passait en 1986, en réaction contre un courant syncrétique qui s’était exprimé lors d’un colloque célèbre à Cordoue, à la recherche d’une grande synthèse scientifico-mystique censée réunir la rationalité des nouvelles sciences physiques, mécanique quantique et relativité, avec un retour de l’irrationnel à l’occasion d’une redécouverte des traditions mystiques d’Orient et d’Extrême-Orient, elle-même facilitée par la contre-culture psychédélique de l’époque.
Le livre de Davi Kopenawa nous force à regarder en face les prolongements multiples, psychologiques, culturels, sociaux et politiques de cette rencontre parfois violente entre notre culture occidentale, scientifique et technique, de tradition chrétienne, et celle d’un peuple isolé dans sa forêt et ignoré jusqu’à très récemment, héritier et véhicule lui aussi d’une tradition d’une extrême richesse, fondée sur des croyances tout aussi justifiées par des expériences tout aussi réelles et la rationalité qui les accompagne. Ce livre est coécrit avec Bruce Albert, ethnologue qui inaugure ici une nouvelle façon de faire son métier, révolutionnaire quant à ses implications anthropologiques. Il ne s’agit plus de décrire les mœurs et la culture d’une tribu objet de recherches dans un cadre fixé par les normes académiques occidentales de l’Université, mais de laisser la parole à un héritier d’une culture à l’origine sans écriture, qui éprouve le besoin à la fois intérieur et politique de transmettre aux « Blancs » les contenus de sa vision du monde, ce que nous pouvons appeler ses « croyances », telles que ses expériences de chaman lui permettent de les concevoir et de les rationaliser. Cette vision du monde, faite d’expériences induites par l’usage systématique de yakoana, plante hallucinogène puissante, interprétées et instruites par les enseignements d’une tradition orale transmise de maîtres à élèves, est une cosmogonie et une anthropologie d’une grande richesse. Celle-ci est évidemment particulière aux conditions de vie du petit peuple des Yanomami longtemps isolé dans une partie de la forêt amazonienne. Mais on apprend beaucoup de sa rencontre plus que conflictuelle avec la civilisation occidentale, à la fois technoscientifique et chrétienne, où orpailleurs et missionnaires étaient unis pour apporter la civilisation aux Amérindiens primitifs et sauvages, parfois même cannibales. Où l’on apprend qu’une culture très particulière peut nous projeter dans l’universel au moins autant, sinon plus, que les idéologies et les religions qui se présentent d’emblée comme universelles et, de ce fait, ne reculent devant aucune forme d’oppression, physique ou morale, pour s’imposer au reste de l’humanité, qui n’en demande en général pas tant.
Davi Kopenawa, ayant traversé ces épreuves au cours desquelles son peuple faillit être exterminé, éprouve alors le besoin non seulement de défendre sa survie auprès des instances politiques d’abord brésiliennes puis internationales, mais encore d’envoyer un message aux « Blancs ». Son but est de faire connaître sa culture, en vue d’empêcher la destruction – la « chute du ciel » – qui menace à la fois son propre peuple et l’humanité tout entière du fait des excès d’inhumanité que la civilisation occidentale a produits, tant sur le plan technoscientifique que moral.
Un des traits par lesquels ce livre est différent des œuvres habituelles d’ethnologues qui rapportent ce qu’ils ont pu observer chez les peuples qu’ils ont étudiés dans leurs travaux de « terrain » est la place centrale qu’occupe la référence incessante, dans les récits directs de Davi Kopenawa lui-même, à l’usage systématique de ce qu’il appelle dans son langage « boire la yakoana », après initiation adéquate à l’ascèse que cela constitue par un chaman plus ancien qui lui apprend à en maîtriser les effets. Il s’agit d’une plante hallucinogène dont l’inhalation – plutôt que la « boisson » –, quand elle est maîtrisée, est une voie indispensable par laquelle il accède au monde des xapiri, esprits ou êtres habituellement cachés qui se révèlent au cours de séances qu’il a appris à domestiquer et à interpréter, ainsi qu’au cours de certains de ses rêves où il les retrouve spontanément.
Dans ce récit autobiographique, Kopenawa pose la question de Descartes sur ce qu’est la vraie réalité, de l’état de veille ou du rêve, de façon beaucoup plus sophistiquée en ce que son monde d’esprits, qui se révèlent grâce à la yakoana ou dans le rêve, est en même temps celui qui rationalise et organise, tout comme le Dreamland des Aborigènes d’Australie, les croyances, l’existence concrète et la réalité vécues non seulement par lui-même, mais par son peuple de génération en génération. On prend ici sur le vif la relation originaire entre les mythes et les dévoilements de cette autre réalité. Car ce que les xapiri lui disent n’est pas autre chose que des élaborations sur les mythes d’origine qu’il a appris en héritant de la transmission orale des traditions de son peuple, où chaque être et chaque élément ont leur place, dans la forêt et autour d’elle. Grâce à ces élaborations et interprétations adaptées aux expériences de sa génération, les événements nouveaux, bénéfiques ou malheureux, trouvent aussi leur place. Tout l’effort de l’auteur consiste à expliquer aux Blancs, c’est-à-dire à ceux qui ont développé pour le meilleur et pour le pire la civilisation occidentale chrétienne et scientifique, que la civilisation amérindienne dont son peuple a hérité n’est pas moins rationnelle même si elle est techniquement bien moins efficace, et qu’elle est même parfois plus raisonnable.
Est-ce à dire que la croyance en ces mythes, renouvelés et enrichis par de nouvelles visions, devrait avoir le même statut que la croyance en ce que nous appelons les vérités scientifiques ? Répondre à cette question et à d’autres du même type de façon certes négative, sans tomber ni dans un scientisme qui ne reconnaîtrait comme justifiées que les croyances fondées en raison par l’évidence scientifique, ni dans un relativisme où toutes croyances seraient équivalentes tant sur le plan éthique que sur celui de leur vérité, me semble plus pertinent et d’un intérêt plus général que s’occuper à nouveau de la croyance en Dieu, trop connotée par l’histoire des rapports conflictuels entre la science et les Églises chrétiennes. C’est pourquoi il nous faut examiner les relations complexes entre croyances, savoirs, vérités et raison. Car il existe plusieurs sortes de croyances, et aussi de vérités (théoriques, scientifiques, pratiques, symboliques, juridiques, etc.) ; plusieurs façons d’utiliser la raison avec des méthodes interprétatives différentes, des finalités différentes, sans parler des rationalisations délirantes toujours possibles.
Un exemple parmi beaucoup d’autres, en sus de celui des Yanomami d’Amazonie si bien mis en perspective par Davi Kopenawa, est celui d’une rencontre franco-japonaise lors d’un colloque tenu à Tsukuba en 1984, où la question récurrente fut : « Croyez-vous en l’existence du Chi ? » Il s’agissait en effet de comprendre les explications de la force extraordinaire des mouvements corporels exécutés dans les arts martiaux qui invoquent dans la culture sino-japonaise l’utilisation du Chi, notion intraduisible, sorte d’énergie vitale ne correspondant à rien dans la culture occidentale.