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– Allez, mon Buck, on rentre à la maison !

Après deux tours de piste, le golden retriever commençait à tirer la langue. Il mourait d’envie de s’ébrouer dans l’immense plan d’eau qui se trouvait derrière le grillage. Camille accéléra et termina au sprint ses dernières foulées. Trois matins par semaine, pour garder la forme, elle venait courir ici, au cœur de Central Park, sur la boucle de deux kilomètres et demi qui longeait le Reservoir.

Une fois le parcours terminé, elle reprit son souffle, les mains sur les hanches, puis repartit vers Madison en se frayant un chemin au milieu des cyclistes, des rollers et des poussettes.

– Y a quelqu’un ? demanda-t-elle en ouvrant la porte de la maison.

Sans attendre la réponse, elle monta les marches trois par trois pour regagner sa chambre.

Faut que je me grouille ou je vais être en retard ! pesta-t-elle en passant sous la douche. Après s’être savonnée, séchée et parfumée, elle s’arrêta devant son dressing pour choisir une tenue.

Le moment le plus important de la journée…

Son lycée, le St. Jean Baptiste High School, était un établissement catholique pour filles. Une école d’élite accueillant la jeunesse dorée new-yorkaise. Une institution régie par des règles strictes qui imposaient le port d’un uniforme : jupe plissée, blazer à écusson, chemise blanche, serre-tête.

Une rigueur chic et austère qui autorisait heureusement le choix de quelques accessoires plus audacieux. Camille noua autour de son cou une cravate lavallière, appliqua avec son doigt un soupçon de rouge couleur framboise sur ses lèvres.

Elle peaufina son allure d’écolière preppy en empoignant le it bag rose vif qu’elle avait reçu pour son anniversaire.

– Bonjour, papa ! lança-t-elle en s’asseyant autour de l’îlot central de la cuisine.

Son père ne répondit pas. Camille le détailla. Il avait de l’allure dans son costume sombre coupé à l’italienne. C’était elle d’ailleurs qui lui avait conseillé ce modèle : une veste aux épaules basses et à la taille cintrée qui tombait impeccablement. L’air soucieux, les yeux dans le vague, il se tenait immobile devant la baie vitrée.

– Ça va ? s’inquiéta Camille. Tu veux que je te prépare un autre café ?

– Non.

– Tant pis… conclut-elle d’un ton léger.

Une bonne odeur de toasts grillés flottait dans la pièce. L’adolescente se servit un verre de jus d’orange, déplia sa serviette d’où tomba… sa plaquette de pilules.

– Tu… tu peux m’expliquer ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.

– C’est à toi de m’expliquer ! gronda son père.

– Tu as fouillé dans mes affaires ! s’indigna-t-elle.

– Ne change pas de sujet, tu veux bien ! Que fait ce contraceptif dans ta trousse de toilette ?

– Ça, c’est ma vie privée ! protesta-t-elle.

– On n’a pas de vie privée à quinze ans.

– Tu n’as pas le droit de m’espionner !

Sebastian s’avança vers elle en pointant un index menaçant.

– Je suis ton père : j’ai tous les droits !

– Mais lâche-moi un peu ! Tu contrôles tout : mes amis, mes sorties, mon courrier, les films que je vais voir, les livres que je lis…

– Écoute, je t’élève seul depuis sept ans et…

– Parce que tu l’as bien voulu !

Excédé, il abattit son poing sur la table.

– Réponds à ma question : tu couches avec qui ?

– Ça ne te regarde pas ! Je n’ai pas à te demander l’autorisation ! Ce n’est pas ta vie ! Je ne suis plus une enfant !

– Tu es trop jeune pour avoir des relations sexuelles. C’est de l’inconscience ! Qu’est-ce que tu cherches ? À saborder ta vie à quelques jours seulement du concours Tchaïkovski ?

– J’en ai marre du violon ! Et d’ailleurs, j’en ai marre de ce concours ! Je ne m’y présenterai jamais ! Voilà, c’est tout ce que tu as gagné.

– Ben voyons ! C’est tellement plus facile ! En ce moment, tu devrais jouer dix heures par jour pour avoir une petite chance de briller. Au lieu de quoi, tu t’achètes de la lingerie de bimbo et des chaussures qui doivent coûter l’équivalent du PIB du Burundi.

– Arrête de me harceler ! cria-t-elle.

– Et toi, arrête de te fringuer comme une pute ! On dirait… on dirait ta mère ! hurla-t-il en perdant complètement son calme.

Stupéfaite par la violence du propos, elle contre-attaqua :

– Tu es un sale malade !

Ce fut le mot de trop. Hors de lui, il leva le bras et lui assena une gifle magistrale qui la déséquilibra. Le tabouret sur lequel elle s’appuyait vacilla et tomba sur le sol.

Sidérée, Camille se releva et se tint quelques instants immobile, encore sonnée par ce qui venait de se passer. Reprenant ses esprits, elle attrapa son sac, bien décidée à ne pas rester une seconde de plus en présence de son père. Sebastian essaya de la retenir, mais elle le repoussa et sortit de la maison sans même refermer la porte derrière elle.