Nikki…
Non, ce n’était pas sérieux. Ils ne s’étaient plus adressé la parole depuis sept ans. Et puis, plutôt crever que de demander de l’aide à Nikki Nikovski !
En y réfléchissant bien, il était même possible que ce soit elle qui ait laissé Camille prendre la pilule ! Ça lui ressemblait bien, après tout… Nikki était une adepte de la libération des mœurs et de tous ces préceptes prétendument progressistes : laisser les enfants s’émanciper, leur faire une confiance aveugle, refuser de les sanctionner, bannir toute autorité, prôner une tolérance à tout crin, voire une liberté absolue aussi inconsciente que naïve.
Il considéra la chose un instant. Était-il possible que Camille ait demandé conseil à sa mère plutôt qu’à lui ? Même pour un sujet aussi intime que la contraception, cela lui parut peu probable. D’abord, parce que Nikki et sa fille se voyaient peu, ensuite, parce que Nikki – volontairement ou non – était toujours restée en dehors de l’éducation de Camille.
Chaque fois qu’il repensait à son ex-femme, Sebastian éprouvait un mélange d’aigreur et de colère. Mais une colère dirigée contre lui-même, tant l’échec de leur relation paraissait programmé. Ce mariage avait été la plus grande erreur de sa vie. Il y avait perdu ses illusions, sa sérénité et sa joie de vivre.
Ils n’auraient jamais dû se rencontrer, jamais dû se plaire. Ils n’avaient en commun ni l’origine sociale, ni l’éducation, ni même la religion. Leurs tempéraments, leurs caractères étaient aux antipodes. Et pourtant, ils s’étaient aimés !
Débarquée à Manhattan de son New Jersey natal, Nikki avait débuté une carrière de mannequin en rêvant de rôles dramatiques et de comédies musicales à Broadway. Elle vivait au jour le jour, dans l’insouciance et la désinvolture.
Vive d’esprit, extravertie et passionnée, elle savait être attachante et jouer de ses charmes pour arriver à ses fins. Mais elle vivait dans l’excès, droguée aux sentiments et aux effusions. Victime d’un besoin compulsif d’exister à travers le regard des hommes, elle jouait sans cesse avec le feu, prête à aller très loin pour se rassurer sur son pouvoir de séduction.
L’exact opposé de Sebastian.
Discret et réservé, il était le produit d’une éducation élitiste et bourgeoise. Il aimait prévoir les choses longtemps à l’avance, organiser sa vie sur le long terme, s’accrocher à des projets d’avenir.
Dans son entourage, ses parents et ses amis n’avaient pas été longs à le mettre en garde, lui faisant comprendre que Nikki n’était pas une fille pour lui. Mais Sebastian s’était entêté. Une force irrésistible les attirait l’un vers l’autre. Tous les deux s’étaient laissé griser par le mythe naïf et populaire voulant que « les contraires s’attirent ».
Ils avaient cru en leur chance, s’étaient mariés sur un coup de tête et Nikki était tombée enceinte dans la foulée, donnant naissance à des jumeaux : Camille et Jeremy. Après une jeunesse chaotique, Nikki était en quête de stabilité et de maternité. Lui, engoncé dans une éducation conservatrice, avait pensé trouver dans cette relation une échappatoire à la morgue pesante de sa famille. Chacun avait vécu cet amour comme un défi, avec l’ivresse de transgresser un interdit. Mais le retour de balancier avait été brutal. Les différences qui, dans les premiers temps, avaient pimenté leur existence étaient rapidement devenues des motifs d’agacement puis de disputes incessantes.
Même après la naissance des jumeaux, ils n’avaient pas réussi à s’accorder sur un socle de valeurs qui leur auraient permis d’avancer dans la vie. La nécessité de fixer des principes pour élever leurs enfants avait au contraire exacerbé les conflits. Nikki concevait l’éducation sur un mode privilégiant la liberté et l’autonomie. Sebastian ne l’avait pas suivie sur ce chemin qu’il jugeait dangereux. Il avait cherché à la convaincre que seules des règles strictes structuraient la personnalité d’un enfant. Mais leurs points de vue étaient devenus inconciliables et chacun avait campé sur ses positions. C’était ainsi. On ne peut pas changer les gens. On ne peut pas éradiquer les fondements d’une personnalité.
Ils avaient fini par se séparer à la suite d’un épisode pénible que Sebastian avait vécu comme une trahison. Nikki avait franchi la limite de ce qu’il était capable d’endurer. Si les événements l’avaient dévasté, ils avaient été le signal impérieux lui ordonnant de mettre fin à ce mariage qui n’avait plus de sens.
Pour sauver ses enfants de ce naufrage et en obtenir la garde, Sebastian avait engagé un spécialiste du divorce et du droit de la famille. Un ténor du barreau qui s’était employé à traîner Nikki plus bas que terre pour l’obliger à renoncer à l’essentiel de ses droits parentaux. Mais les choses s’étaient révélées plus difficiles que prévu. Sebastian avait finalement proposé un accord particulier à sa future ex-femme : il lui abandonnait la garde quasi exclusive de Jeremy en échange de celle de Camille. Pour ne pas risquer de tout perdre en s’engageant dans une bataille juridique, elle avait accepté ce partage.
Depuis sept ans, Camille et Jeremy vivaient donc dans deux maisons distinctes sous la responsabilité de deux adultes qui leur avaient prodigué une éducation diamétralement opposée. La fréquence des visites à l’« autre parent » était faible et strictement encadrée. Camille ne voyait sa mère qu’un dimanche sur deux pendant que Sebastian recevait Jeremy.
Si son mariage avec Nikki avait tenu de la descente aux enfers, cette période était depuis longtemps révolue. Au fil des années, Sebastian avait remis de l’ordre dans sa vie. Désormais, Nikki n’était plus qu’un lointain souvenir. Il n’avait que de rares échos de sa vie par l’intermédiaire de Camille. Sa carrière de mannequin n’avait pas décollé ; sa carrière d’actrice n’avait jamais débuté. Aux dernières nouvelles, elle avait abandonné les séances photo, les castings et ses rêves de théâtre pour se reconvertir dans la peinture. Ses toiles étaient certes parfois exposées dans des galeries secondaires de Brooklyn, mais sa renommée restait très confidentielle. Quant aux hommes, ils défilaient dans sa vie. Jamais les mêmes, jamais les bons. Elle semblait avoir un talent particulier pour attirer ceux qui la feraient souffrir, qui devineraient sa faille, sa fragilité, et essaieraient d’en tirer parti. Avec l’âge, toutefois, elle semblait vouloir stabiliser sa vie sentimentale. Aux dires de Camille, elle avait depuis quelques mois une liaison avec un flic de la NYPD. Un homme de dix ans son cadet, évidemment. Rien n’était jamais simple avec Nikki.
La sonnerie du téléphone sortit Sebastian de sa rêverie. Il regarda son cellulaire et écarquilla les yeux. Par un effet troublant de synchronicité, l’intitulé « NIKKI NIKOVSKI » s’afficha à l’écran.
Il eut un mouvement de recul. Ses contacts avec son ex-femme étaient devenus presque inexistants. La première année qui avait suivi le divorce, ils s’apercevaient au moment de l’« échange », mais leur relation se limitait aujourd’hui à quelques SMS informatifs pour coordonner les visites bimensuelles des deux enfants. Si Nikki prenait la peine de l’appeler, c’est qu’il s’était passé quelque chose de grave.
Camille… pensa-t-il en décrochant.
– Nikki ?
– Bonjour, Sebastian.
Il sentit immédiatement l’inquiétude dans sa voix.
– Tu as un problème ?
– C’est Jeremy. Tu… tu as eu des nouvelles de ton fils, ces derniers jours ?
– Non, pourquoi ?
– Je commence à être inquiète. Je ne sais pas où il est.
– Comment ça ?
– Il n’est pas allé au lycée. Ni hier ni aujourd’hui. Son portable ne répond pas et il n’a pas dormi à la maison depuis…
– Tu plaisantes ! la coupa-t-il. Il a découché ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle avait anticipé sa colère, ses reproches.
– Ça fait trois nuits qu’il n’est pas rentré, finit-elle par avouer.
La respiration de Sebastian s’arrêta net. Sa main se crispa autour du portable.
– Tu as prévenu la police ?
– Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
– Pourquoi ?
– Viens, je t’expliquerai.
– J’arrive, dit-il en raccrochant.