Le coupé aux vitres teintées s’engagea sur Lexington et rejoignit la 73e Rue. Sebastian baissa son pare-soleil pour éviter l’éblouissement. Il faisait particulièrement beau en cet automne 2012. Encore sous le choc de son altercation avec Camille, il se sentait désemparé. C’était la première fois qu’il levait la main sur elle. Conscient de l’humiliation qu’elle avait dû éprouver, il regrettait profondément cette gifle, mais la violence de son geste était proportionnelle à sa déception.
Le fait que sa fille puisse avoir une vie sexuelle l’anéantissait. C’était trop tôt ! Cela remettait en question les projets précis qu’il avait pour elle. Le violon, les études, les différentes professions à envisager : tout était planifié, réglé comme du papier à musique, il ne pouvait y avoir de place pour autre chose…
Cherchant à s’apaiser, il inspira profondément et regarda à travers la vitre, trouvant du réconfort dans le spectacle de l’automne. En cette matinée venteuse, les trottoirs de l’Upper East Side étaient tapissés de feuilles aux couleurs flamboyantes. Sebastian était attaché à ce quartier aristocratique et intemporel qui abritait la haute société new-yorkaise. Dans cette enclave au confort feutré, tout était sobre et rassurant. Une bulle préservée du tumulte et de l’agitation.
Il déboucha sur la 5e Avenue et descendit vers le sud en longeant Central Park tout en continuant ses ruminations. Sans doute était-il un peu possessif, mais n’était-ce pas une façon – certes maladroite – d’exprimer son amour à sa fille ? Peut-être pourrait-il essayer de trouver un juste équilibre entre son devoir de la protéger et le désir d’autonomie qu’elle manifestait ? Pendant quelques secondes, il voulut croire que les choses étaient simples et qu’il allait changer. Puis il repensa à la plaquette de pilules et toutes ses bonnes résolutions s’évanouirent.
Depuis son divorce, il avait élevé Camille seul. Il était fier de lui avoir donné tout ce dont elle avait eu besoin : de l’amour, de l’attention, une éducation. Il avait porté sur elle un regard prévenant et valorisant. Toujours présent, il prenait son rôle très au sérieux, s’investissant quotidiennement, depuis le suivi des devoirs jusqu’aux cours de violon en passant par les leçons d’équitation.
Il avait sûrement raté des choses, commis des maladresses, mais il avait fait de son mieux. Dans cette époque déliquescente, il avait surtout essayé de lui transmettre des valeurs. Il l’avait préservée des mauvaises fréquentations, du mépris, du cynisme et de la médiocrité. Pendant des années, leur relation avait été forte et complice. Camille lui racontait tout, lui demandait souvent son avis et tenait compte de ses conseils. Elle était la fierté de sa vie : une adolescente intelligente, subtile et travailleuse qui brillait à l’école et qui était peut-être à l’aube d’une grande carrière de violoniste. Pourtant, depuis quelques mois, les disputes se multipliaient et il devait bien admettre qu’il se sentait de plus en plus démuni pour l’accompagner dans cette traversée périlleuse qui menait des rivages de l’enfance vers les berges de l’âge adulte.
Un taxi le klaxonna pour lui signifier que le feu était passé au vert. Sebastian poussa un long soupir. Il ne comprenait plus les gens, il ne comprenait plus les jeunes, il ne comprenait plus son époque. Tout le désespérait et l’effrayait. Le monde dansait au bord du gouffre, le danger était partout.
Certes, il fallait vivre avec son temps, faire face, ne pas baisser les bras, mais personne ne croyait plus en rien. Les repères se brouillaient, les idéaux avaient disparu. Crise économique, crise écologique, crise sociale. Le système était à l’agonie et ses acteurs avaient rendu les armes : les politiciens, les parents, les enseignants.
Ce qu’il se passait avec Camille remettait en cause tous ses principes et ne faisait qu’aggraver son anxiété naturelle.
Sebastian s’était replié sur lui-même, se créant un monde à sa mesure. Désormais, il quittait rarement son quartier et encore moins Manhattan.
Luthier célèbre aimant la solitude, il s’enfermait de plus en plus souvent dans son atelier. Pendant des jours entiers, avec la musique pour seule compagne, il façonnait et ciselait ses instruments, modelant leur timbre et leur sonorité pour en faire des pièces uniques dont il tirait une grande fierté. Son atelier de lutherie était représenté en Europe et en Asie, mais lui n’y mettait jamais les pieds. Quant à ses fréquentations, elles se limitaient à un petit cercle de connaissances, essentiellement des gens évoluant dans le milieu de la musique classique, ou des descendants des familles bourgeoises vivant dans l’Upper East Side depuis plusieurs décennies.
Sebastian regarda sa montre et accéléra. Au niveau de Grand Army Plaza, il dépassa la façade gris clair de l’ancien hôtel Savoy et slaloma entre les voitures et les calèches à touristes pour rejoindre le Carnegie Hall. Il se gara dans le parking souterrain en face de la mythique salle de concert et prit l’ascenseur pour rejoindre la lutherie.
L’entreprise Larabee & Son avait été fondée par son grand-père, Andrew Larabee, à la fin des années 1920. Au fil du temps, la modeste échoppe des débuts avait acquis une réputation internationale, pour devenir une adresse incontournable dans le domaine de la fabrication et de la restauration des instruments anciens.
Dès qu’il entra dans l’atelier, Sebastian se détendit. Ici, tout n’était que quiétude et apaisement. Le temps semblait arrêté. Les odeurs agréables d’érable, de saule et d’épicéa se mêlaient à celles, plus entêtantes, du vernis et des solvants.
Il aimait l’atmosphère particulière de cet artisanat d’un autre temps. Au XVIIIe siècle, l’école de Crémone avait porté l’art de la lutherie au sommet de sa perfection. Depuis cette époque, les techniques n’avaient guère évolué. Dans un monde en perpétuelle mutation, cette stabilité avait quelque chose de rassurant.
Derrière leurs établis, luthiers et apprentis travaillaient sur différents instruments. Sebastian salua Joseph, son chef d’atelier, qui ajustait les chevilles d’un alto.
– Les gens de Farasio ont appelé à propos du Bergonzi. La vente a été avancée de deux jours, expliqua-t-il en époussetant les copeaux qui s’accrochaient à son tablier de cuir.
– Ils exagèrent ! Ça va être difficile pour nous de tenir les délais, s’inquiéta Sebastian.
– À ce propos, ils aimeraient avoir ton certificat d’authenticité dans la journée. Tu penses que c’est possible ?
Sebastian n’était pas seulement un luthier de talent, il était également un expert reconnu.
Il fit une moue résignée. Cette vente était la plus importante de l’année. Impensable d’y renoncer.
– Il faut que je complète mes notes et que je rédige mon rapport, mais, si je m’y mets tout de suite, ils l’auront avant ce soir.
– D’accord. Je les préviens.
Sebastian se rendit dans la grande salle de réception aux murs tendus de velours pourpre. Accrochés au plafond, une cinquantaine de violons et d’altos donnaient à la salle sa singularité. Bénéficiant d’une excellente acoustique, elle avait accueilli des interprètes illustres venus du monde entier pour acheter ou faire réparer leur instrument.
Sebastian s’installa à sa table de travail et chaussa de fines lunettes avant de s’emparer de la pièce qu’il devait expertiser. C’était un objet assez rare : il avait appartenu à Carlo Bergonzi, le plus doué des élèves de Stradivari. Datant de 1720, il était étonnamment bien conservé et la célèbre maison d’enchères Farasio était décidée à en tirer plus de 1 million de dollars, lors de sa prochaine grande vente d’automne.
Spécialiste mondialement réputé, Sebastian ne pouvait se permettre la moindre erreur d’appréciation sur un événement de cette ampleur. À la manière d’un œnologue ou d’un parfumeur, il avait en mémoire des milliers de caractéristiques sur chaque école de lutherie : Crémone, Venise, Milan, Paris, Mirecourt… Mais, malgré toute cette expérience, il restait difficile de certifier avec exactitude l’authenticité d’une pièce et, à chaque expertise, Sebastian jouait sa réputation.
Avec précaution, il coinça l’instrument entre sa clavicule et son menton, leva son archet et entama les premières mesures d’une partita de Bach. La sonorité était exceptionnelle. Du moins jusqu’à ce qu’une des cordes casse subitement et, tel un élastique, vienne le gifler. Médusé, il reposa l’instrument. Toute sa nervosité et toute sa tension s’étaient ressenties dans son jeu ! Impossible de se concentrer. L’incident de la matinée polluait son esprit. Les reproches de Camille résonnaient et s’amplifiaient en lui. Il devait bien admettre qu’il y avait une part de vérité dans ce qu’elle lui avait dit. Cette fois, il était allé trop loin. Terrifié à l’idée de la perdre, il savait qu’il devait renouer le dialogue au plus vite, mais il se doutait que ce ne serait pas aisé. Il regarda sa montre, puis sortit son téléphone mobile. Les cours n’avaient pas encore commencé, avec un peu de chance… Il essaya de la joindre, mais tomba directement sur son répondeur.
Inutile de rêver…
À présent, il était convaincu que la stratégie frontale était vouée à l’échec. Il fallait qu’il lâche la bride, du moins en apparence. Et pour ça, il avait besoin d’un allié. Quelqu’un qui lui permettrait de regagner la confiance de Camille. Lorsqu’il aurait restauré cette complicité, il s’arrangerait pour éclaircir l’affaire et ramener sa fille à la raison. Mais à qui demander de l’aide ?
Mentalement, il passa en revue les différentes options. Des amis ? Il avait bien des « relations », mais personne de suffisamment proche et fiable pour aborder un problème aussi intime. Son père était décédé l’année dernière ; quant à sa mère, ce n’était pas vraiment un modèle de progressisme. Sa compagne, Natalia ? Elle était en déplacement à Los Angeles avec le New York City Ballet.
Restait Nikki, la mère de Camille…