Je vous regarde, je vous trouve bien, détendus.
Restez tout à fait détendus mais sachez que j’ai énormément de travail. J’en vois d’aucuns qui s’en vont sifflotant par les rues, insouciants, musardant de droite et de gauche à l’instant même où, personnellement, j’ai énormément de travail.
Je ne serais pas fâchée de m’en défaire, tout à fait entre nous. D’agripper ce travail par la taille, de l’arrimer à un tronc d’arbre et de m’enfuir à toutes jambes. Bien malin qui me rattrapera.
Mais je ne peux pas, j’ai du travail.
Je ne vous en veux pas mais c’est un peu de votre faute. Bien sûr que oui. Car souvenez-vous que, m’en allant sifflotant par les rues, je m’occupe de vos vies sans relâche et de-ci de-là. Que, musardant les mains dans les poches, je veille sur vous et me mêle de vos tracas avec l’obstination besogneuse du bœuf de labour, entêté et majestueux. Reconnaissez que nous sommes placés là devant un cas peu banal et que vous avez beaucoup de chance. Moi aussi incidemment, puisque je veille sur moi-même par la même occasion, de par la commune nature humaine que nous partageons comme par un fait exprès.
C’est d’ailleurs cette petite coïncidence zoologique qui m’amena, chemin faisant, à me préoccuper des tracas d’autrui.
Labeur considérable qui m’eût été épargné si la Nature, penchée sur le berceau de l’humanité, nous avait accordé le don de larguer nos tracas en rase campagne, ni vu ni connu. Ou de les abandonner dans un terrain vague. Ou de les fourrer nuitamment dans une bouche d’égout, de les ligoter sur une voie ferrée, de les projeter par-dessus le bastingage, pas vu pas pris. Mais la Nature ne l’a pas permis. Soit par étourderie, soit par radinerie, soit pour nous contrarier. L’heure n’est pas à de vains procès et les faits sont là : nous ne pouvons pas larguer nos tracas, ni les découper en morceaux avec une scie à métaux pour les enfourner dans des sacs-poubelle que nous disperserions dans les bosquets, mine de rien. J’en connais d’aucuns qui ont tenté l’aventure, gorgés d’espoir mais mal informés des us et coutumes des tracas. Et qui furent cruellement déçus.
Autant éclaircir ce point dès maintenant : le Tracas vit sur l’homme et il se reproduit sur lui, à l’instar de notre insecte prédateur, j’ai nommé la Puce. Je sais qu’il y en a parmi vous qui aimeraient beaucoup connaître le nom véritable de cette puce et en savoir plus sur les us et coutumes de ce petit siphonaptère. Mais j’hésite. Je crains que la chose ne nous entraîne trop loin. Toujours est-il qu’au contraire de notre puce, d’humeur badine, qui parasite d’autres bestioles tels le blaireau ou le chacal, le tracas est strictement inféodé à l’espèce humaine. Avouons que ce n’est pas de veine. J’en connais d’aucuns qui tentèrent de refiler leurs tracas à un blaireau et qui s’y sont cassé les dents. En outre, à la différence de la puce, le tracas ne se noie pas dans l’eau du bain. Ce remède ne fait que l’étourdir à titre très éphémère. Ces petits rappels scientifiques pour bien fixer nos idées et comprendre que le tracas, de par sa nature, se cramponne continûment aux basques de l’homme, sauf en quelques exceptionnels moments de grâce, comme l’amour, qui constitue en soi un énorme tracas.
Force nous est donc de trimballer nos tracas avec nous, en les serrant dans un gros balluchon, suspendu par un nœud à l’extrémité d’un bâton. Cette technique de convoiement, rustique et fiable, a fait ses preuves. N’essayez pas la valise, le carton, le chariot, tous engins peu flexibles et mal appropriés au transport des tracas. Conservez le bâton, souplement calé sur l’épaule, selon la méthode dite « à la vagabonde ». Une variante consiste à scinder les tracas en deux balluchons, chacun accroché à un bout du bâton, avec portage latéral, dit « à la livreur d’eau », ou bien transversal, dit « à la chinoise ». Le premier appuie sur notre muscle trapèze tandis que le second sollicite les muscles cervicaux. Je dégage les notions de base, c’est important.
J’en connais d’aucuns qui conçurent l’idée de déposer leurs tracas sur une bête de somme, un âne, un bœuf. Cette technique, dite « du bât », fonctionne bien pour les farines, les raisins et les olives, en aucun cas pour les tracas qui ont tôt fait de détecter l’animal étranger et de se rabattre en hâte sur leur hôte légitime, l’Homme, auquel ils sont névrotiquement attachés. Cette affectivité basique du tracas, cette fidélité archaïque et monomaniaque n’est pas sans nous causer des soucis. Je crois bon d’indiquer ici que l’origine du tracas est très ancienne. De magnifiques échantillons, englués dans l’ambre fossile en compagnie des moustiques, ont pu être datés de quatre millions d’années. C’est dire que la chose ne date pas d’hier. Depuis son émergence hélas, le tracas n’a guère connu d’évolution morphopsychologique, ni de mutation éthique ou sexuelle. On pourrait rêver d’un temps futur où les néo-tracas convoleraient au mépris de toute morale, papillonneraient d’un balluchon à l’autre, nous lâchant un beau matin pour le voisin, et nous assurant de la sorte des répits opportuns. Las. Le tracas, conformiste et réactionnaire, ne montre aucune inclination pour le changement.
Enfin, je vous mets en garde contre la tentation séculaire d’échanger prestement votre balluchon de tracas contre celui d’un autre, que vous espérez plus labile, plus fondant. J’en connais d’aucuns qui s’en sont mordu les doigts. Car l’unique avantage de nos tracas propres tient à cette longue cohabitation qui nous permit de les apprivoiser. Il n’est pas rare ainsi que nous puissions commander à tel de nos tracas de rester couché, assis, ou de filer la queue basse à la niche. En volant les tracas d’autrui, vous vous trouveriez confronté à une meute inconnue et sauvage, ne tentez pas le truc. A contrario, veillez à ce que nul ne vous barbote votre balluchon, à la faveur d’une mêlée, d’une nuit complice, dans les bus, les pirogues, les cafés, tous lieux publics où rôdent des prédateurs écervelés.
On voit que l’origine des tracas, leur évolution darwinienne, leur portage, leur maniabilité constituent une thématique carrément fascinante. Et que vous aimeriez que je développe plus avant. Mais non. Car ce n’est là qu’une approche timorée du balluchon, une dissertation d’intellectuel dont je m’éloignai naguère promptement pour un but nettement plus audacieux : organiser la révolte, faire exploser le balluchon des tracas, l’anéantir, le réduire en cendres, le pulvériser, le fracasser, planter sa tête au bout d’une pique. Exactement. Je m’attelai sur-le-champ à cette tâche hérétique et libératrice, éperonnée par l’espoir d’un monde nouveau. Et c’est ainsi que, de par mon acharnement dans l’étude, je parvins à concasser haut la main les menus emmerdements de l’existence, entendez par là Amour, Métaphysique, Guerre, Religion, Art, Sens de la Vie, Néant, et sans oublier l’Amour. Ce qui allégea considérablement mon balluchon propre, le réduisant à l’humble état d’une balle de ping-pong, qui se glisse aisément dans la poche d’une veste. Balle avec laquelle, d’ailleurs, il n’est pas interdit de jouer avec des raquettes, ce qui est impensable avec un balluchon. D’une pierre je faisais deux coups.
Grâce à cette prodigieuse avancée, j’atteignis des états de sérénité peu ordinaires. Et aussitôt, je conçus l’idée de partager avec mon prochain la somme formidable d’astuces élaborées. Ce qui me donna énormément de travail par le passé, je souligne le fait, suant sang et eau pour vous exposer avec une patience de sainte le maniement des clefs propres à déverrouiller les tracas de la vie, sans oublier le tracas de l’Amour, qui forme à lui seul un casse-tête proprement gargantuesque. Tandis que, parfois, vous gambadiez sans m’écouter, je m’en souviens parfaitement. J’estime néanmoins que quelqu’un qui se mêle du balluchon d’autrui de son propre gré n’a pas à se plaindre de son colossal travail. Dites, ce serait la meilleure.
Ainsi naquit, vif, compact et révolutionnaire, le Petit Traité de toutes vérités sur l’existence1, qui devait vous apporter un apaisement neuf et une placidité souriante. Et qui fit du bruit, croyez-moi. Les résultats sont là. Je vous trouve bien, le ventre au repos, le cœur pacifié, le front lisse. Et je devine, encastré dans votre ceinture, le petit ouvrage de naguère qui vous dirigea si habilement parmi les récifs de l’existence pour vous conduire vers les baies clapotantes de la sérénité. C’est chose faite, n’en parlons plus c’est derrière nous, ne me remerciez pas au contraire c’est moi. Et vous me voyez là, vêtue de toile de bure et de sandales, flânant d’un pas modeste, contemplant de l’angle de mon regard les bienfaits engrangés. Frottons-nous les mains sobrement.
Néanmoins je me soucie. Car je commettrais une lourde erreur si je vous laissais clapoter placidement de la sorte. Oui, puisque la béatitude génère dans des délais rapides un ennemi aussi perfide que discret : l’Ennui. Je vous en ai peu parlé naguère tant nous étions empêtrés dans les embarras d’Amour et de Métaphysique, rappelez-vous. En ces temps-là, on courait en tous sens, on se ruait en bande d’un tracas à un autre, on pansait les plaies dans l’urgence, on pompait les toxines, on dégageait les obstacles, on poussait les montagnes, un colossal boulot qui nous absorba cinq jours d’affilée. Or l’Ennui, je ne peux guère vous le dissimuler à présent, est un agent corrosif si ardent qu’il peut ronger à lui seul tous les fondements, tenons et mortaises de votre félicité. L’Ennui est à la béatitude ce que le gui est au pommier, c’est-à-dire — je traduis pour ceux qui n’ont pas l’heur d’être natifs de Normandie — ce que le parasite est à l’arbre, ce que le rat est au navire. L’Ennui est une menace absolue, une immondice inutile et vorace que Satan lui-même inventa un soir de désœuvrement après qu’il eut balancé les guerres dans tous les recoins de l’humanité. Quand je dis « Satan », c’est pour rire, c’est pour vous amuser, puisque je vous ai démontré naguère que le Diable n’existait pas, ce qui déblaya les deux tiers de notre horizon chiffonné, souvenez-vous. Mais je suis là, je guette. Je surveille l’Ennui qui rampe vers vos corps affalés. Mais grâce à Dieu il y a un bon Dieu — et quand je dis « Dieu », c’est pour rire, puisque nous torchâmes brillamment la question en des temps antérieurs — et il existe des dérivatifs à l’Ennui, très nombreux. À chaque serrure sa clef, comme je vous l’exposai naguère pour vous détracasser.
Nous pourrions brosser ici en quelques lignes l’origine de ces dérivatifs, très tôt détachés, dès le Carbonifère, de la branche des hyménoptères, leur évolution darwinienne, leurs différentes espèces et sous-espèces, leur maniabilité dans la vie pratique. Je connais vos esprits curieux, je sais que vous aimeriez cela. Mais, sans vouloir brider votre soif d’apprendre, je ne pense pas bon de faire virer cet ouvrage naissant à un manuel de Paléontologie des Tracas et des Dérivatifs.
Non, au point où nous en sommes de ce petit opus, je crois beaucoup plus utile de trouver une Idée. C’est un excellent plan, je propose le truc, je lance le projet. Projet d’autant plus pertinent que l’Idée constitue un puissant dérivatif à l’Ennui, le plus puissant peut-être, un véritable bouclier d’airain. Chacun peut participer. Notez cependant que, personnellement, je dispose d’une Idée. Mais je suis de caractère ouvert, je suis pour la participation de tous. Et je ne vois pas au nom de quoi l’Idée d’un livre devrait être nécessairement le fait de l’auteur et non pas du lecteur. Il s’agit tout de même d’une œuvre commune, ce ne serait guère équitable de tout poser sur les épaules d’un seul. Donc, inscrivez votre idée sur un bout de papier et glissez-le dans l’urne. Nous procéderons au dépouillement dans un quart d’heure, c’est plus de temps qu’il n’en faut. Quand je dis « Idée », il peut très bien s’agir d’un « Sujet », d’un « Thème », d’un « Contenu », toutes bricoles s’imbriquant aisément les unes dans les autres. Allez-y, lancez vos Idées, sentez-vous libres.
Dans une certaine mesure. Car il ne s’agit pas ici de me fourguer une Idée concernant le dîner de ce soir, et que va-t-on manger au juste (encore que je vous serais reconnaissante de m’aider sur ce point). Non, il s’agit de me fournir une Idée de Sujet d’Ouvrage, nous sommes dans une tout autre dimension.
Mais restons sereins, ce ne sont pas les sujets qui manquent, il en pousse à la pelle, c’est une chance. Et puisque nous avons le choix, autant viser l’excellence, qu’en dites-vous ? Optons pour un Sujet ardu, solide, si possible inépuisable. (Et précisément, il se trouve que j’en détiens un, me semble-t-il.) Laissons choir les sujets tout faits d’apparence et de clinquant, seulement bons pour le bavardage à bâtons rompus. Je suis assez contre le bavardage à bâtons rompus, je pense que vous l’avez saisi, et surtout s’agissant d’un livre. Visons les Sujets profonds, abyssaux, générateurs de véritable réflexion, donc de travail. Si possible colossal. Plus le travail est colossal et plus l’Ennui se racornit. Las, ces Sujets profonds ne sont guère faciles à trouver, ils se dérobent comme l’edelweiss en haut des cimes, le cœlacanthe dans les failles océanes. Seules des natures fortement trempées peuvent prétendre s’en emparer. Moi qui vous parle, deux années me furent nécessaires pour dénicher l’oiseau rare, un véritable chemin de croix. Mais je ne récrimine pas. J’estime que quelqu’un qui s’en va dénicher un Sujet abyssal alors que nul ne l’a sonné est mal placé pour se plaindre. Ce serait la meilleure, dites-moi.
Que les nonchalants, les versatiles, les intempérants se rassurent sur-le-champ : l’enchaînement de menus sujets volatils piqués au petit bonheur la chance et enfilés à la va comme je te pousse, certes impropre en littérature, forme une ligne de défense également formidable contre l’Ennui. C’est un fait d’observation et non d’expérience, étant peu portée de par ma nature austère à ce type de dévergondage intellectuel, vous l’aurez aisément compris. Je ne suis pas de ceux, de celles qui peuvent pérorer jusqu’à l’aube sur tout et sur rien. Je pèse mes mots, je parle peu, et à bon escient. (Hâtez-vous de glisser vos papiers dans l’urne, je ne vous sens pas très actifs.) Je n’ai rien de commun non plus avec les véritables pitres, les histrions, les amuseurs à la petite semaine, qui se lancent nez au vent sans le moindre Sujet digne de ce nom, qui pirouettent au hasard sans filet ni problématique, dans le seul but de se distraire un brin. Je ne blague pas trop avec ces trucs-là, je l’avoue. Encore moins lorsqu’il s’agit de fournir un ouvrage. Et si l’on va par là puisque vous m’y poussez, j’estime que celui, celle qui rédigerait un opus en discourant sans rime ni raison commettrait quelque chose d’indigne. C’est de l’amateurisme pur et simple, que je réprouve. Je suis très ferme là-dessus, très carrée. Un peu trop peut-être.
Je suis déçue.
L’urne est vide.
On ne peut pas dire que vous m’aidiez beaucoup, franchement. Vous me placez même dans la terrible obligation de rédiger seule cet opus, ce qui représente un colossal labeur. En d’autres termes, vous me laissez tout sur le dos, ce n’est guère charitable.
Et dites-moi, au point où nous en sommes rendus, c’est une chance inespérée que je dispose d’un Sujet, par quelque heureux hasard. C’est même une coïncidence qui tombe à pic et nous voilà tirés d’embarras, nous l’échappons belle. Car sinon, où allions-nous avec notre opus ? À la dérive, droit dedans.
Bien sûr que j’ai un sujet. Et qui n’est pas, faites-moi confiance, un propos de salon bricolé impromptu pour la circonstance. Non. C’est un sujet qui tient la route, exigeant, âpre, nécessaire. On va le piocher à fond. Sans compter nos heures.
Quel sujet ?
Vous allez un peu vite en affaires.
Car rendez-vous compte qu’à l’heure où je vous entretiens, vous flottez présentement dans la baie clapotante, très délassés, presque amorphes. Et je pense que, dans l’état qui est le vôtre, vous balancer tout à trac un Sujet aussi dense que le mien vous causerait un choc trop rude. Je crois plus délicat et surtout plus prudent de différer et de procéder souplement par étapes.
Et en premier lieu, observons que la Nature, de par sa tendance à l’infini, n’a pas prévu de nous mener à un butoir. Vous aurez certainement noté que, sitôt que quelque chose est derrière nous, quelque chose se profile devant nous et ainsi de suite. Ne cherchez pas, je vous donne la réponse, ce phénomène intriguant s’appelle la Vie. Et sans vouloir vous déranger dans le refuge de votre baie clapotante, je me permets de vous faire remarquer que la Vie se profile droit devant nous. Oui, c’est ainsi, c’est la vie. Jetez un coup d’œil si vous ne me croyez pas. Je ne vous demande pas grand-chose, je vous demande simplement de tourner la tête vers l’horizon au lieu de fixer béatement le ciel. Un quart de tour sur la droite afin de fixer l’horizon. Comme ceci.
Je vois que personne ne bouge, votre placidité me fait plaisir en même temps qu’elle m’inquiète sérieusement. Il était grand temps d’intervenir. Oui, puisque la placidité est génératrice d’Ennui, donc de mélancolie, et par voie de conséquence d’anxiété. Vous êtes beaucoup trop décontractés. Je crois que vous avez placé une confiance exagérée dans les bienfaits du Petit Traité de naguère. Non que j’en renie un seul mot mais tout de même. Je me demande si vous n’avez pas forcé la dose avec cet opus d’antan. Je vous avais ardemment conseillé de le compulser au moindre doute surgissant inopinément dans votre existence, mais il est possible que vous l’ayez trop lu. Et vous voilà clapotant sur l’eau bleue, dans un état de décontraction alarmant.
Je ne vous adresse pas un Reproche, je tâche de vous secouer doucement par les épaules. Je crains que vous n’ayez abusé de ce manuel et placé en moi une confiance disproportionnée. Ne faites jamais cela. Ne croyez jamais aveuglément en la parole du premier venu venu, c’est une base, ce premier venu venu serait-il moi. Sauf, et cela va de soi, quand je vous affirme que j’ai un Sujet. Évidemment. Un authentique Sujet, doublé d’une Idée, âpre, arrachée tel l’edelweiss dans les fosses océanes. S’il en est que cela amuse d’aller glaner le premier sujet venu venu au pied d’un arbuste, faute de grives on mange des merles, libre à eux. Personnellement, ce n’est pas du tout mon genre. Je suis assez carrée là-dessus.
Incidemment, je ne sais comment on peut dénouer, au plan linguistique, ce problème du « premier venu venu », qui n’est guère heureux. Il en va de même du lancinant « Je vais boire un café au café », que je n’ai pas résolu en quatre années de recherche, et qui reste en suspens parmi tant d’autres affaires en cours. Voyez que je ne puis tout résoudre, c’est un exemple entre mille. Mais si irritants soient ces petits embarras de formulation, je n’ai pas une seconde pour me pencher sur eux. C’est comme ça. Car j’ai un Sujet à traiter, âpre, exigeant, qui requiert toute mon attention. Si vous voulez me quitter maintenant au prétexte que je ne peux pas tout résoudre, libre à vous. Vous aurez jeté votre argent par les fenêtres en acquérant ce livre et ce geste inconsidéré, qui ne manque pas d’ailleurs de poésie, ni de grâce, vous regarde. Vous êtes indociles, c’est une base de la Liberté, je n’ai rien contre. Je ne suis pas opposée à ce que l’on jette un livre, tant qu’on le fait avec grâce, et particulièrement dans une baie clapotante sous un fragile soleil de mars. Souvenez-vous que je respecte la liberté d’autrui à un point qu’on peine à imaginer, et je me demande d’ailleurs si je n’ai pas forcé sur ce concept, si ce respect hors norme ne m’a point parfois porté quelque tort. Mais on y reviendra peut-être, les autres d’abord, moi après, c’est ce que je dis toujours.
Je retourne à vous, mollement couchés sur les vaguelettes du plaisir, incapables de tourner le nez vers l’horizon, dépossédés de votre sens critique à un point qui m’angoisse. Non je ne m’angoisse pas, ce n’est pas dans mes habitudes mais tout de même. Soyez plus prudents, cette candeur ne vous mènera nulle part. Vous avez déjà un peu vécu que diable, faites attention où vous mettez les pieds, gardez toujours votre Libre Arbitre sur vous, bien accroché à un passant de votre pantalon, et faites-en usage. Je me permets d’insister : si vous sentez fondre sur vous une influence outrée, si vous perdez le fil de vos pensées et le milieu de votre jugement, reculez-vous en hâte et allez prendre un café au café (sans vous attarder une seconde sur ces fariboles stylistiques, on verra cela plus tard). Une fois au café, délassez-vous, installez-vous à une table les jambes bien étendues, les mains croisées derrière la nuque, et sortez votre Libre Arbitre (L.A.). N’oubliez jamais ce truc, cette astuce de quelques instants, nous ne sommes pas passés loin de la catastrophe. C’est très grave de perdre son Libre Arbitre (L.A.). Baguenaudons sans lui, batifolons les mains dans les poches, et voilà notre For Intérieur (F.I.) propulsé comme une bille de flipper décervelée, tout prêt à lyncher notre voisin, oui, croyez-moi sur parole, c’est comme cela que ça se passe. Mais prenons un exemple plus insidieux : flottez sur l’eau sans votre L.A., abandonnez-vous sans recul à votre béatitude, loin des côtes et loin des sujets, et l’Ennui va vous happer aux cuisses comme un requin-marteau. Je vous rappelle incidemment que le requin est un poisson et non un mammifère, au contraire du marsouin, je passe, vous n’êtes pas en état d’assimiler. C’est un peu dommage car le requin appartient à cette famille assez étroite, assez collet monté mais mal connue des poissons à squelette cartilagineux, nous perdons là un magnifique sujet en même temps qu’une belle occasion de nous instruire. Le thème est fascinant et nous aurions pu le piocher à fond sans nous ennuyer une seule seconde.
Voyez à cet exemple que ce ne sont pas les sujets qui manquent, je ne vous ai pas menti tout à l’heure. Les idées poussent comme des champignons, il n’y a qu’à se baisser pour les ramasser. Comportement de touriste que je réprouve, néanmoins. J’ai beaucoup de respect pour les Idées, je n’aime guère qu’on se comporte avec elles comme un touche-à-tout, un boit-sans-soif, un braconnier au petit pied. Cela me gêne. Où irait-on, à ce train-là ? Au dilettantisme pur et simple, j’ai lâché le mot. À la légèreté, à l’incompétence généralisée. Et à l’agonie de la littérature, rien de moins. Cela me gêne. Personnellement je ne suis pas concernée puisque j’ai la bonne fortune de détenir une Idée doublée d’un Sujet, que je n’ai pas ratissé à la va-vite sur un terrain vague, croyez-moi. Il s’agit d’un sujet âpre, exigeant. Impérieux peut-être. Je le discerne avec une netteté presque affolante. Ses contours semblent peu à peu s’affirmer, bientôt nous pourrons poser un nom dessus. C’est une très bonne nouvelle car cet ouvrage avance, mine de rien.
Ah, tout de même. Vous me rassurez. Je vois que vous accrochez votre Libre Arbitre (L.A.) à votre taille, à défaut de votre ceinture puisque en plus vous êtes nus comme des vers, et que vous tournez enfin votre regard candide vers l’horizon. J’aime mieux cela, nous allons pouvoir nous y mettre, piocher le terreau à fond. Car que voyez-vous se profiler droit devant vous ? La Vie, évidemment, nous y voilà, je vous avais prévenus, c’est elle, saluons-la au passage. Plus question de s’ennuyer, voici déjà un gros écueil d’évité. Car la vie n’est pas une baie clapotante, n’allez pas raconter n’importe quoi. En outre, il me faut vous dire que la baie dans laquelle vous avez élu domicile n’est pas un bassin à poissons rouges, pas du tout. Ce genre de vasque circulaire n’existe pas pour les humains, et à cela on ne peut rien faire, je sais c’est contrariant. Cette baie, votre baie, n’est pas fermée. Plus grave encore, elle donne sur quelque chose. Sur quoi ? Sur la mer, la haute mer et, par voie de conséquence, sur tous les continents du globe. Je suis navrée de briser votre bulle mais c’est la vérité toute nue. Ne criez pas, tout va s’arranger.
La haute mer et les continents, autrement dit : la Vie.
Elle-même. Et votre baie ouvre directement sur ce truc. Vous feriez donc mieux de vous rhabiller en vitesse, on se baignera une prochaine fois quand vous aurez repris vos esprits, et de récupérer votre Libre Arbitre (L.A.) et votre For Intérieur (F.I.) car nous avons beaucoup à faire. Évidemment puisque votre propre baie donne directement sur la vie, en êtes-vous bien conscients ? La vie avec ses cinq continents et six milliards d’hommes dessus, qui ne sont pas tous en train de faire la planche, c’est peu de le dire. La somme de tracas qui écrase ces cinq continents n’est pas concevable pour une seule âme humaine, c’est fait exprès, c’est calculé pour par la Nature, pour ne pas nous accabler à chaque pas. Somme de tracas inconcevable mais qui risque néanmoins de s’effondrer sur nos têtes si nous n’y prenons pas garde, évidemment puisque notre baie donne directement dessus, réfléchissez une minute. Ne criez pas, on va tout arranger, pourquoi croyez-vous que je vous réveille en pleine béatitude ?
C’est fou comme ce long séjour dans l’eau vous a amollis, je vous ai connus plus nerveux. Je ne regrette rien, je dis bravo, mais il y a un temps pour tout, c’est la vie. Non, on ne peut pas construire une énorme fortification de béton armé autour de notre baie pour la protéger des tracas des cinq continents, c’est hors de question. C’est non seulement techniquement impossible et moralement répréhensible, mais c’est en outre excessivement dangereux : vous créeriez aussitôt un tourbillon en plein centre de votre baie, du fond duquel l’Ennui, tapi, remonterait en torpille et avalerait tout rond votre Amour, votre Distraction, votre Sens de la vie et votre Métaphysique. Je vois qu’on se comprend, je vous retrouve un peu, séchez-vous les cheveux ne prenez pas froid, nous ne sommes pas en été. Je vous signale à tout hasard que vous êtes tout nus. Non cela ne me gêne pas, si cela ne vous gêne pas cela ne me gêne pas, cette exhibition bon enfant n’est pas dénuée de poésie simple, mais c’est aujourd’hui le 17 mars, nous ne sommes pas à l’abri d’un retour de froidure.
1 Petit Traité de Toutes Vérités sur l’Existence, éd. Viviane Hamy, 2001.