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Mardi 15 mai

 

Le marathon a commencé. Pauvre Sarah dont c’est le premier festival de Cannes ! Cela fait presque deux mois que nous travaillons sur cet événement, quittant le bureau chaque jour vers vingt-deux heures et nous contentant de pauses sandwich.

Il a fallu composer avec chacun pour trouver une date puis un lieu disponible pour la conférence de presse ainsi que pour la soirée, coordonner le cocktail, la décoration, l’animation. Organiser, créer, maquetter, imprimer, annoncer, téléphoner, e-mailer, communiquer, commander, confirmer, envoyer, transporter. Il a fallu rassembler les membres de l’équipe du film, les booker, les gérer, les habiller, réserver leurs chambres d’hôtel, leur vols, les voitures.

Mardi soir, J – 7 et nous ne sommes toujours pas à jour.

 

18h00

 

Je me tourne vers Sarah :

– Pars plus tôt si tu veux, demain on a une dure journée. Prévois des paires de chaussures confortables, des tenues d’été et au moins une robe du soir.

– Je pense à ma garde-robe depuis que je sais que je vais au festival, j’ai tout prévu. Je suis si heureuse ! J’ai toujours rêvé de monter les marches…

– Je ne veux pas te décevoir mais il est peu probable que nous montions les marches, nous aurons d’autres chats à fouetter. Être en compétition pour la Palme d’Or, ce n’est pas de tout repos !

C’est au pas de course que j’arrive chez le coiffeur. Ma tête va éclater, je me sens moche, vidée. Enfin quelques minutes de repos, rien qu’à moi.

J’ai encore oublié de rappeler Zoé, Thierry, Arnaud et Véronique. Je m’écris un texto en guise de mémo. S’ils savaient… Je ne rappelle personne en ce moment et ne réponds quasiment plus aux appels perso. Je suis devenue esclave de mon téléphone, sa sonnerie m’agresse et me stresse, je le déteste. Je culpabilise mais ai envie de l’éteindre. Je suis si fatiguée, j’ai besoin d’une pause. Qu’est-ce que deux petites heures ? Je l’éteins.

– Madame, pouvez-vous me redonner votre nom afin que je retrouve votre fiche de couleur ? Merci de vous installer au bac.

– Montliard, Pauline Montliard.

Madame ? Ai-je une tête à m’appeler Madame ? Quel coup de vieux ! Je me regarde furtivement dans la glace avant de m’asseoir, me demandant si c’est le rythme du boulot qui m’use et me défigure ou si c’est l’âge de mes artères. Je vois une grande fille brune, pâle, aux yeux verts cernés, en tailleur-pantalon noir rehaussé d’un collier de couleurs vives sur un tee-shirt blanc. Je croyais avoir l’air plutôt tendance mais face au miroir, aucun doute, j’ai un look basique limite poussiéreux et une mine à faire peur. Une couleur et un brushing feront illusion.

Et si Sarah avait raison, si nous n’arrivions pas à tout gérer sur place ?

– Calme-toi, détends-toi. Tu as deux heures devant toi, quel luxe ! Ne les gâche pas, me dis-je en faisant des exercices de respiration profonde.

Ah non, la coiffeuse ne va pas commencer à me raconter sa vie. Par pitié, j’ai besoin de silence.

– Non, je n’ai aucune idée de la météo de demain. Non, je n’ai pas regardé Secret Story. Non, je ne pars pas en vacances pour le pont de l’Ascension. Non, je n’irai pas à Roland-Garros. Non, je ne connais pas la nouvelle fiancée de Leonardo DiCaprio.

Presque offusquée, elle s’arrête net pour me tendre le dernier Voici. Serait-ce une conspiration ? Je paierais cher pour obtenir le silence, faire le vide et me détendre. C’est mission impossible, alors décidée à ne pas perdre davantage mon temps, moi, la reine des listes, je dégaine un stylo pour récapituler tout ce que je dois expédier à Cannes, tout ce que je dois emporter et tout ce qu’il reste à faire :

 

Pour Sarah :

Vérifier si bien envoyés et bien reçus :

– dossier de presse complet : présentation et biographie des comédiens, du réalisateur, du scénariste + synopsis du film + visuel de la jaquette ;

– DVD de la bande-annonce du film ;

– CD photos du film, des acteurs et du backstage ;

– DVD du film numéroté destiné à la presse ;

– panneaux publicitaires des partenaires de la soirée.

 

Vérifier que :

– les gogo danseuses seront bien sur place et que leur hôtel a été booké ;

– le site Internet de Souviens-toi est bien en ligne ;

– les pick-up aéroport sont bien confirmés ;

– tous les billets d’avion ont bien été acheminés et réceptionnés ;

– le champagne et l’alcool sont arrivés, localiser le stock et son accès ;

– les assurances sont à jour.

 

À faire :

– relire l’e-mailing de Sarah avant envoi ;

– s’entretenir avec le service du protocole pour les invitations et la montée officielle ;

– relancer la presse TV ;

– monter sujet photo avec l’agence de presse Sipa ;

– réserver le studio L’Oréal pour le make-up ;

– booker l’équipe de coiffure ;

– vérifier que les propositions de robes ont bien été envoyées aux actrices ;

– appeler pour organiser les sorties de bijoux ;

– confirmer les horaires du service d’ordre et des hôtesses ;.

– sélectionner divers restaurants pour les dîners de l’équipe ;

– finaliser les derniers détails auprès du traiteur pour le déjeuner de presse ;

– valider les plans de tables du déjeuner de presse ;

– prendre contact avec l’attachée de presse du Martinez pour s’entraider ;

– entrer en mémoire tous les numéros des contacts utiles ou, au pire, faire un mémo.

 

À prendre avec soi :

– cartons d’invitations de la soirée ;

– pass-bracelets open bar ;

– clé USB avec listing des contacts presse et des invités ;

– une impression papier du listing « invités » ;

– ordinateur et chargeur ;

– numéros perso des comédiens et de leurs agents ;

– deux autres téléphones portables.

 

J’y vois plus clair à présent. Peut-être arriverai-je même à m’occuper de moi… Quelle chance !

Demain, épilation et UV à l’heure du déjeuner. Mercredi, mon esthéticienne fermant à vingt-et-une heures, ce sera manucure et pédicure, je… hum… c’est le moment du massage du cuir chevelu… oh… hum. Je ne me souvenais pas que c’était aussi bon. J’ai des frissons jusqu’au bas des reins. J’aimerais que cela ne s’arrête jamais…

Une fois chez moi, je me fais couler un bain et reprends ma liste, point par point. Je me sens à peu près à jour. Maintenant, la nuit m’appartient.

Quelques gouttes de gel moussant relaxant jetées à la va-vite, et hop, sans attendre que la baignoire soit pleine, je m’y plonge et me détends, sentant l’eau tiède couler à même ma peau. Seule et en silence, j’ai envie de ne rien faire, mais mon timing ne me le permet pas. Je prends mon téléphone et appelle. Répondeur.

– Zoé, c’est moi, excuse-moi de ne pas t’avoir appelée plus tôt mais j’ai des journées de folie en ce moment. Je suis crevée, je viens de rentrer. Appelle-moi dès que tu peux. Je garde le téléphone près de moi, je suis dans mon bain. Bisous.

– Allo, Thierry ? Quelle chance de t’avoir. Je ne t’appelle pas trop tard ? Suis désolée, ça fait deux jours qu’on se court après, mais mon emploi du temps ne me laisse pas de repos…

– Écoute Pauline, je crois qu’on ne va pas tourner autour du pot plus longtemps. Soit tu as envie de me voir, soit tu n’en as pas envie. Tes excuses de « manque de temps » ne marchent plus avec moi, je sais ce que c’est de travailler, on trouve toujours une minute pour appeler la personne qu’on aime.

– Ne prends pas les choses comme ça, je tiens à toi, j’ai besoin de toi…

– Toi ? Tu n’as besoin de personne ! Ce que je veux c’est que tu aies envie de me voir et que tu aies envie de moi.

– Mais j’ai envie de toi !

– Oui, tu as tellement envie de moi qu’on ne se voit qu’une fois par semaine, et encore, pas cette semaine. T’oublies même de m’appeler et le fait que l’on soit ensemble te fatigue. Que dois-je en conclure ? Que je te gonfle ? Tu as quelqu’un d’autre et tu ne sais pas comment me le dire ?

– Non, comment peux-tu penser une chose pareille ? Ce n’est pas toi qui me fatigue, je n’ai tout simplement pas le temps de récupérer. Tu crois que je t’oublie mais en fait, je préfère être tranquille pour t’appeler plutôt que de le faire entre deux urgences. D’ailleurs, tu sais bien que lorsque ton numéro s’affiche, je décroche systématiquement.

La sonnerie double appel retentit.

– Systématiquement ? Encore faut-il que tu le voies s’afficher. Ton téléphone est la plupart du temps en silencieux. Moi aussi, je suis fatigué de tout cela, Pauline. Notre relation est actuellement à sens unique. Je pense que c’est le moment de savoir ce que nous voulons, nous ne sommes pas sur la même longueur d’ondes.

– Thierry, tu es trop exigeant, accorde-moi du temps. J’ai un gros lancement la semaine prochaine, cela ira beaucoup mieux ensuite. Je te le promets, je tiens à toi.

Le double appel sonne à nouveau.

– Cela fait huit mois que tu me dis ça, j’ai été assez patient. Être avec une nana qui n’est jamais disponible ne m’intéresse pas. D’ailleurs, tu as un appel : prends-le, ça ne peut être qu’important, dit-il d’un ton ironique.

– Je croyais que tu admirais mon métier, que tu en connaissais la rançon et que tu aimais la façon dont je gère ma vie !

– Ce n’était pas vraiment ton métier que j’admirais, c’était toi. Aujourd’hui, j’ai besoin de faire le point. Je pense que c’est le moment de faire un break.

– Un break ?

Mes larmes coulent alors que résonne en moi le mot « break ». Que puis-je répondre à cela ? Et si j’allais le rejoindre immédiatement, passer la nuit à ses côtés, le rassurer, l’aimer et me faire aimer…?

– Je ne souhaite pas te quitter, j’avais d’autres projets avec toi, mais si tu estimes que pour nous deux c’est mieux que nous fassions un break, faisons-le. Jusqu’à quand ?

– Quand ? Je crois que tu ne m’as pas vraiment compris, ce n’est pas moi qui ai la réponse. Si tu as vraiment envie de construire quelque chose avec moi, il va falloir que tu changes tes priorités. La balle est dans ton camp. Je pense avoir été clair. Restons-en là, sinon tu vas finir par me dire que je te fais perdre ton temps. Je t’embrasse.

Le double appel me tape sur les nerfs.

– Mais, Thierry… Je t’embrasse aussi.

C’est en pleurs que je raccroche le téléphone, à en faire déborder la baignoire. Je craque, me sens abandonnée de tous, laide et idiote, bécasse de ne pas avoir vu le vent venir, d’être passée à côté de l’essentiel. Quel imbécile voudrait d’une fille comme moi ? C’est de ma faute, seulement de la mienne ! Il a raison, je suis nulle. Je ne suis qu’une pauv’ conne…

J’aimerais mettre la tête sous l’eau pour faire des bulles et oublier le monde mais mon brushing me l’interdit. Après tout, je me fous de mon brushing, me dis-je alors que mon téléphone se remet à vibrer. Je réponds précipitamment, pensant qu’il s’agit de Thierry.

– Quoi ?! Oh, non ! Je suis désolée, oh, mon Dieu ! Je t’ai oublié… T’étais dans la salle de régie, je n’ai vu aucune lumière, je me croyais seule… Pour arrêter l’alarme il te faut une clé, je ne peux pas le faire à distance. Je suis là dans une demi-heure, j’arrive. Je fais au plus vite, je suis vraiment désolée.

Il ne me manquait plus que ça ! J’ai enfermé Frédéric, notre monteur, au bureau. Habituée à quitter le bureau tard, il s’est greffé sur mes horaires, que j’ai eu la bonne idée de changer aujourd’hui sans l’en informer. Il faut que ça tombe maintenant. Zut ! Je saute hors de la baignoire, enfile ce qui me tombe sous la main, prends mon trousseau de clés et sors sans me sécher.

Une fois dans ma Smart, le téléphone sonne. Je m’énerve, je ne peux prendre l’appel et sortir du créneau… Trop tard. Je roule, furieuse, et mets la musique à fond pour me calmer. Alors que j’arrive près du bureau, encore un appel. C’est Frédéric. Il est tiré d’affaire. Je fais demi-tour en rageant, lorsque surgissent une lumière bleuâtre aveuglante et une sirène stridente qui m’explose les tympans. Je pense à un accident en voyant un agent me signalant de me rabattre. Étonnée, je me gare.

– Bonsoir Mademoiselle.

– Bonsoir Monsieur.

– Vous connaissez le motif de mon intervention ?

– Non… Je viens de faire demi-tour et je n’en avais pas le droit ?

– Non, vous téléphoniez au volant. Êtes-vous le propriétaire du véhicule ? Veuillez me donner vos papiers. Carte grise, permis de conduire, assurance.

Pas maintenant…

– Monsieur, je n’ai pas mes papiers avec moi, je suis sortie en urgence pour aller dépanner un collaborateur, je n’en avais que pour un quart d’heure…

Pendant que je lui parle, l’agent me regarde d’un drôle d’air, je sens qu’il ne me croit pas. Il me dévisage. Je prie pour qu’il ne me fasse pas sortir de ma voiture : je suis en tongs, la honte !

– Vous n’avez donc pas les papiers du véhicule. Avez-vous vos papiers d’identité ?

– Oui, ça, j’ai !

Je lui tends mes papiers, croisant son regard insistant sur mon décolleté. Rougissante, je réalise que je n’ai pas de soutien-gorge et que mon chemisier est entrouvert. Mon téléphone vibre à nouveau, provoquant en moi une panique et confusion.

– Tout va bien ? me demande-t-il, intrigué.

– Oui, oui, réponds-je, mal à l’aise.

Visiblement, quelque chose chez moi l’intrigue.

– Avez-vous bu ?

– Non, non, pas une goutte, dis-je en réajustant mon chemisier.

– Veuillez sortir du véhicule, vous allez souffler dans le ballon.

– Puis-je souffler de ma voiture ?

– Quel est le problème ?

– Je ne suis pas habillée. Je ne souhaite pas me montrer comme ça dans Paris.

– Savez-vous que le racolage est interdit sur la voie publique ?

– Ce n’est pas ce que vous croyez, je ne racole pas. Je vous explique…

– Sortez du véhicule, vous vous expliquerez au poste de police.

– Je vous en prie, Monsieur, ne m’emmenez pas. Je ne peux pas me permettre de passer la nuit au poste. Je suis prête à vous payer sur le champ une amende mais laissez-moi rentrer chez moi. Je suis attachée de presse. C’est un malentendu. Vous pouvez appeler le client pour lequel je travaille.

– Sortez du véhicule, répète-t-il sur le même ton.

Je fonds en larmes en sortant de ma voiture. Je ne ressemble à rien. Débraillée, encore mouillée, à peine boutonnée, les cheveux remontés en bataille, des tongs aux pieds, le regard creusé par les larmes et défigurée par un rimmel coulant, mal à l’aise, je parais ivre ou shootée, le doute du policier est légitime mais il comprend vite en me faisant souffler que seule la fatigue est responsable de mon triste état. Je m’en tire avec une amende de vingt-deux euros et un retrait de deux points sur mon permis.

Au moment où je mets les clés dans ma serrure, mon téléphone revient à la charge. Énervée, je prononce un « Ouais » sorti d’outre-tombe. C’est Zoé.

– Cache ta joie !

– Ouais.

– Ça n’a pas l’air d’aller fort, qu’est-ce qu’il se passe ?

– Rien, à part que je suis à la veille d’un événement, que je suis à bout de nerfs, que j’ai dû aller réouvrir le bureau dans lequel j’avais enfermé le monteur, que je viens de me faire arrêter par les flics, que ça m’a valu deux points et la cerise sur le gâteau, c’est que Thierry vient de me larguer.

– Quoi ? crie-t-elle, étonnée.

– En fait, il ne m’a pas vraiment larguée, il m’a proposé de faire un break, ou plutôt il m’a imposé un break.

– J’aime mieux ça. Cela va te permettre de t’investir à fond dans ton boulot le temps du festival et tu le retrouveras mieux après.

– Et s’il ne m’attendait pas ?

– T’en connais beaucoup, des filles comme toi ? C’est pas demain la veille qu’il trouvera à te remplacer.

– Détrompe-toi. Il en a rien à foutre que je sois féminine ou indépendante. Le problème est qu’il ne me trouve pas assez disponible et les filles disponibles, ça court les rues !

– Si tu le perds, n’en fais pas une maladie. Il y a plein de prétendants autour de toi qui n’attendent que ton retour sur le marché du célibat. Bienvenue au club !

– Mais je tiens à lui et je crois que je l’aime…

– Tu l’aiiimes ?

Éclats de rire de Zoé.

– Mais qu’a-t-il donc de plus que les autres ? Je l’ai toujours trouvé assez banal et pas complètement fini. D’ailleurs, il te fait du cinéma en jouant l’amant éploré à qui tu ne consacres pas assez de temps. Il te culpabilise alors qu’il t’a déjà remplacée. Il ne sait tout simplement pas comment te le dire.

– T’es pas drôle. J’ai pas le moral alors s’il te plaît, n’en rajoute pas.

– Ça n’a jamais été un mec pour toi. Il t’a trompée dès votre rencontre et ça n’a jamais collé.

– Il était perdu. Depuis, nous nous sommes expliqués, d’ailleurs il voulait qu’on ait un enfant.

– Ben voyons… Il a fait la même proposition à tout Paris. C’est un tordu, je te dis, un manipulateur. T’es devenue maso ?

– Mais j’ai envie d’y croire. Pourquoi es-tu si dure avec lui ?

– Parce que je n’aime pas les menteurs.

– Les menteurs ? Thierry n’est pas un menteur !

– Tu appelles ça comment quand le mec de ma copine sort avec une autre et joue à l’amoureux éploré ?

– Thierry avec une autre ?

– Oui, avec Sylvia. Alors son discours moralisateur et culpabilisant, il peut se le garder.

– N’importe quoi ! Il y a cinq minutes, il disait souffrir de mon manque d’amour pour lui et crois-moi, il était sincère.

– C’est la vérité, Pauline. Ce n’est pas un mec pour toi.

– D’où tu sors cette histoire ?

– C’est Sylvia qui me l’a raconté, Thierry lui avait dit que c’était terminé entre vous.

– J’te crois pas ! Comment l’a-t-il rencontrée ?

– Par ton intermédiaire, ma cocotte, à l’anniversaire de Tom où elle nous avait rejointes pendant sa grosse déprime après avoir été larguée par Éric. Tu te souviens ? Tu ne voulais pas la laisser seule de peur qu’elle fasse une connerie. Eh bien la connerie, elle l’a faite… avec Thierry.

– Je me souviens… Les salauds… J’y crois pas. Et toi, tu ne m’as rien dit. Pourquoi ? Depuis quand t’es au courant ? Toi aussi, tu t’es moquée de moi ?

– J’attendais que tu le quittes pour te l’annoncer. Je ne pouvais pas imaginer que c’était sérieux entre vous et en plus tu ne me parlais plus de lui. Tu mérites tellement mieux !

– Mérite mieux ? Par rapport à quoi ? Je m’en fous d’avoir mieux, c’est lui que je veux, c’est tout.

– Ne dis pas n’importe quoi, ouvre les yeux, il y a plein de mecs autour de toi, pourquoi tu ne leur donnerais pas une chance ?

– Aucun ne me fait rêver et puis donner une chance, cela veut dire donner du temps et en ce moment, je n’en ai pas.

Je craque et me mets à pleurer à chaudes larmes.

– Cela me fait du bien de pleurer, je suis à bout. Je n’en peux plus. Je bosse comme une dingue, les années me filent sous le nez, je passe à côté de ma vie. Et dire que j’ai cette connerie de festival qui tombe maintenant…

– Justement, à Cannes, tu auras tous les célibataires que tu veux : des producteurs, des acteurs confirmés, des étrangers, des journalistes…

Je lui coupe la parole :

– Tu veux dire un rassemblement de foireux, de loosers, de mythomanes, de fêtards, de queutards, de faux producteurs et de pique-assiettes.

– Peu importe, ce sont des hommes et t’es assez futée pour faire la différence. Considère que c’est une chance d’aller au festival en célibataire et pour ça, tu peux le remercier, ton Thierry, il t’a fait un beau cadeau. Imagine s’il t’avait fait le plan du break à ton retour de Cannes… Même pas en rêve !

– On peut voir ça comme ça. T’as toujours le mot pour rire. Mais tu me connais, je ne suis pas une dragueuse. Je n’ai jamais su m’y prendre comme toi.

– Je te rejoins à Cannes ?

– Vraiment ? T’es sérieuse ? Chiche ? Organise-toi pour venir mais pas avant jeudi prochain.

– Ça va me coûter combien ? Je ne bosse pas en ce moment, je dois faire attention à mon budget.

– Pour l’hébergement, tu peux dormir avec moi. Pour ce qui est des consommations, t’inquiète, tu seras la plupart du temps invitée.

– Je te tiens au courant.

– Zoé ? Merci pour ton appel. Je t’embrasse.

 

Mercredi 16 mai

 

07h00

 

Le réveil est particulièrement difficile, je me sens groggy et j’ai les yeux si gonflés d’avoir pleuré hier que je peux à peine les ouvrir. Quel coup de massue ! Je ne ressemble à rien.

Je me frotte les yeux, les masse, y mets de l’eau froide, du collyre, rien à faire. Mais comment font les autres ? Je ne suis pas la première femme à m’endormir en larmes !

 

08h15

 

Dans la rue, j’ai l’impression que tous les regards sont braqués sur moi. Soit tout le monde sait que je me suis fait larguer cette nuit, soit mon arrestation a été retransmise en direct sur YouTube. Peut-être est-ce parce que je porte mes lunettes de soleil alors que le ciel est gris. J’ai une sale gueule, oui et alors ? Qu’on me laisse vivre !

 

09h00

Bureau

 

J’entre rapidement en baissant la tête, histoire de ne pas exposer mon visage défait. La standardiste m’apostrophe :

– La mini vous va bien, vous devriez en porter plus souvent !

– Heu… Merci pour le compliment.

C’était donc ça que tout le monde regardait ? Ce matin, vaseuse, j’ai attrapé la première jupe noire qui traînait. Une valeur sûre. Mes jambes détournent l’attention de mon sale regard de hibou.

 

09h30

 

Sarah me donne à relire le communiqué de presse.

– Je le lance ? me demande-t-elle.

– Ajoute simplement que toute l’équipe du film se tiendra à disposition pour interviews et photos. N’oublie pas d’y ajouter les deux numéros de portable de la société. Prends-en un dès aujourd’hui pour ton usage sur place.

– Monsieur Célestignac en ligne, je te le passe ? me demande-t-elle, affolée.

– Bonjour Bruno. Tout se présente bien, il n’y a pas à s’inquiéter. Votre avion et vos chambres d’hôtel sont confirmés. Un point dans votre bureau ? Très bien, j’y serai.

Bruno Célestignac, directeur de Topfilm Productions, de nature détendue, se montre à l’approche de ce festival sous un nouveau jour dont nous nous serions bien passées. Il nous terrorise. Depuis l’annonce des nominations, il n’est plus le même. Notre bel esprit d’équipe a disparu et le talent de chacun semble réduit à néant. Nous sommes tous devenus des imbéciles. Être en compétition à Cannes n’est pas un cadeau pour tout le monde, cette joie lui a clairement fait péter un plomb. Je l’affronterai donc à dix-huit heures.

Je reprends ma to do liste et m’y tiens avec rigueur.

 

13h00

 

– Sarah, voici la liste des choses qu’il faut vérifier avant d’attaquer ton mailing. Je dois m’absenter une heure.

Vaut-il mieux commencer par l’épilation ou par les UV ? Dilemme. Au Point Soleil, on me confirme que l’épilation est recommandée avant les UV. Docile, je m’engouffre dans le centre d’épilation sans rendez-vous. Qui dit « sans rendez-vous » dit embouteillages. Je me vois déjà poilue en robe de cocktail. Quelle solution ? Un autre institut ? Plus le temps. Une crème dépilatoire ? Il faut aller l’acheter. Le rasoir ? Quel gâchis de redoper en un seul geste un système pileux soigneusement affaibli grâce à des années d’entretien. Devant mon évidente impatience, l’esthéticienne cède. Il me faut donc choisir entre le maillot, les demi-jambes ou les aisselles. Ce seront les demi-jambes, sachant que je pourrai grappiller les aisselles en cas de cliente retardataire. Bingo !

Direction les UV. Toutes les cabines sont occupées et ne pouvant me permettre vingt minutes d’attente, je change mes plans. Oublie la nana canon au look doré qui se la joue retour de vacances, saine, sportive et détendue. Tu seras blanche et molle, ma vieille ! Assume !

 

15h00

Bureau

 

Sarah m’apprend que les bouteilles de champagne ne sont pas livrées, qu’il y a eu un raté du côté des chauffeurs, qu’Antonella Patsi, l’actrice principale du film, est en tournage et ne vient plus et qu’Antoine, notre réalisateur, souhaite finalement venir accompagné. Elle me confirme, en revanche, que le stand est installé, que les lieux de la conférence de presse et de la soirée, les partenaires et les animations sont tous coordonnés, quant aux chambres, bien qu’il ait été difficile d’en trouver sept dans le même hôtel, elles sont enfin bookées.

Évidemment, il fallait que cette peste d’Antonella me fasse son cinéma à la veille du festival. Qu’attend-elle ? Que je la flatte, que je la prie ? Les comédiennes et leur ego vont me rendre chèvre. Je compose son numéro. Sans même me dire bonjour, Antonella enchaîne ses doléances. Je lui coupe la parole :

– Antonella, je sais que ton emploi du temps est très chargé… Non, ma chérie, tu n’es pas la dernière roue du carrosse, comment peux-tu imaginer une chose pareille ? Non, tu n’as pas été prévenue la dernière. Le comité de sélection de la Palme d’Or a annoncé la liste des films sélectionnés il y a seulement un mois, je t’ai appelée aussitôt. Tu sais bien que le dépôt légal des dossiers d’inscription se clôt mi-mars, et qu’il leur faut délibérer. Moi aussi, ça m’a foutue en galère. Trouver des hôtels, des lieux, des avions, des partenaires, tout organiser… Oui, je sais, ce n’est pas ton problème… Ok Antonella… oui… oui, mais je t’en prie, essaie de convaincre ton réalisateur. Ta présence est indispensable. La production compte sur toi. C’est toi qui portes le film, tu y es sublime. Tu es une grande actrice et ta place est au festival de Cannes. La Croisette t’attend. La presse t’espère, beaucoup veulent t’interviewer. Essaie d’être là, au moins à la journée presse. Avec un aller-retour entre mercredi et jeudi, ton réal’ devrait être d’accord. Tu ne seras absente qu’une journée de tournage… Le déjeuner de presse aura lieu à treize heures, mercredi… La projection le soir même… Non, je ne sais pas si tu y es nominée… La remise des prix aura lieu dimanche… Sache que je t’ai sorti la robe blanche Christian Dior et les chaussures Louboutin. Celles que tu avais choisies pour la cérémonie des Oscars avant d’annuler ta venue. On ne verra que toi sur les marches. Quoi ? Pardon ? J’ai mal entendu… Tu veux une robe de couleur pêche ? Mais tu… Ok… Je vais te la trouver.

Comme si nous n’avions que ça à faire ! Et nous voilà rappelant tous les services de presse couture à la recherche d’une robe de couleur pêche. Une heure après, parmi la dizaine de photos reçues par e-mail je sélectionne deux robes, une beige rosé en crêpe de soie Valentino et une très jolie robe Escada brodée de couleur abricot.

 

18h00

Bureau du producteur, Bruno Célestignac

 

J’ai pris le parti d’en dire le moins possible. Ayant déjà vécu l’expérience de Cannes, je sais qu’il y a une solution à tout. Si je lui fait part de mes soucis, Bruno me transmettra ses ondes négatives et m’accablera alors que ce dont j’ai le plus besoin, c’est sa confiance. Ce n’est donc pas le moment de lui annoncer que notre invitation est à réimprimer pour une faute de frappe et qu’Antonella, notre star, ne vient plus. Je fais diversion en abordant les détails techniques sur place : horaires d’avions, hôtel, coordonnées de son chauffeur et planning de nos projections. Je lui remets le dossier de presse définitif et lui nomme les journalistes présents au déjeuner afin de réfléchir à son plan de table.

Tout roule, Bruno est satisfait et moi, je suis encore vivante. Sarah me regarde revenir vers mon bureau, les yeux exorbités, s’attendant visiblement à quelque chose de plus mouvementé.

 

20h00

 

– Sarah, je décolle demain pour Nice à sept heures d’Orly Ouest. Peux-tu me réserver un taxi à cinq heures et demie ? Je prends les pass avec moi. Tu m’enverras les nouvelles invitations en Chrono.

 

21h00

 

J’ai oublié d’aller faire ma manucure et ma pédicure. Grrr… Comment se fait-il que mon BlackBerry ne me l’ait pas rappelé ? Je l’avais pourtant enregistré. Moi et l’informatique, ça fait deux ! Ce téléphone n’a que trois jours et je n’arrive pas à en profiter. Je n’ai pas de temps à perdre pour déchiffrer le mode d’emploi. Je reprends mon bon vieux téléphone. Cannes ne sera pas pour toi !

 

23h00

 

Dans le taxi, je pense à tout ce qu’il me reste à faire. J’écoute mes messages et remarque que Thierry ne m’en a laissé aucun. À peine rentrée chez moi, je me précipite sur mon répondeur. Rien. Thierry n’a pas appelé. Serait-ce donc sérieux ? Bien qu’aucun message ne soit annoncé, j’écoute quand même la messagerie : on ne sait jamais ! Je tombe sur son dernier message, que j’écoute encore et encore. Ce n’est pas le moment de craquer et de me laisser aller au vague à l’âme, mon opération valise m’attend.

Le temps que mon plat solo dégèle, me voilà repartie à lister ce que je dois mettre dans ma valise en fonction du nombre de jours, de soirées et de cocktails. Au rythme de deux tenues par jour complétées par les chaussures, plus les sacs à main assortis et les accessoires, je pourrais remplir deux malles-cabine.

Mes nombreux voyages m’ont appris à voyager léger. Chaque tenue est pensée, rien n’est laissé au hasard. Je jongle avec vêtements, matières et accessoires de mêmes coloris, permettant de multiples combinaisons tout en garantissant un goût sûr et évitant toute prise de tête. Seule ma robe préférée a droit à un régime de faveur : de couleur rose, elle me permet des excentricités or, argent ou fuchsia. Je l’adore, elle me fait un corps de rêve, me rassure et me porte chance. Je la mettrai pour la conférence de presse… Mais où est-elle ? Dans mon placard ? Aurait-elle été mal rangée ? Introuvable. Je cherche. Je fouille. Je stresse. Pourquoi suis-je si nulle ? Le pressing ! J’ai oublié d’aller la chercher !

C’est sur des airs de variété française des années quatre-vingt que j’engloutis mon plat cuisiné et m’empiffre de Nutella. J’emporte mon iPod dans la salle de bains transformée en spa. Je fredonne en me trémoussant, me frictionne en rythme avec le gant de gommage, à en devenir écarlate. Après une douche, je me tartine de crème hydratante et enroulée dans ma serviette, j’attaque ma pédicure.

Immobilisée le temps du séchage du vernis, j’en profite pour remplir mon vanity-case de paillettes, de laque, de crèmes diverses de jour, de nuit, pour le corps, les mains, les pieds, les yeux, un masque hydratant, purifiant, matifiant, mon attirail pour brushing, un fer à lisser, des ampoules coup d’éclat , un kit manucure et mon parfum. Ma trousse de maquillage regorge de crayons pour les lèvres, pour les yeux, d’ombres à paupières, de mascaras, de blush, de gloss, de roses et rouges à lèvres. Ma trousse de pharmacie contient du Doliprane, du Spasfon, du Guronsan, des pansements, du collyre, du Microlax, de la vitamine C, du Lexomil, du citrate de bétaïne et mes pilules.

Mes pilules ? Il ne m’en reste que deux. Si je finis la plaquette sans l’enchaîner avec une autre, les mauvais jours débarqueront en plein festival. Y a pas mieux pour se compliquer la vie. Ma manucure attendra. Il faut trouver une plaquette ou au pire, chercher l’ordonnance. Je laisse donc tomber l’opération valise pour explorer ma boîte à pharmacie, dont je n’extrais que quelques préservatifs. Dois-je en emporter ? Prendre des préservatifs laisserait entendre que je suis disposée à l’aventure… Ce qui n’est pas le cas. Pourquoi pas ? Ne suis-je pas à nouveau célibataire ? Si je rencontrais l’homme de ma vie, le comprendrait-il ? Cela ne fait-il pas de moi une fille facile ? Après tout, c’est une question de santé. Je les prends.

Toujours à la recherche de cette foutue ordonnance, je trie calmement les papiers posés en vrac sur mon bureau. J’y trouve des factures que je paie, des publicités que je jette, des lettres et invitations que je garde. Pas question de partir en laissant un appartement en bazar. Je range, classe, jette et finis par mettre la main sur l’ordonnance qui était rangée tout simplement dans le dossier « affaires en cours ». Génial ! Cela va me permettre de penser sur place à autre chose qu’à ces problèmes de nana.

Me voilà accroupie, essayant de fermer la valise récalcitrante. Je ressors le tout et invente une nouvelle imbrication. Sans succès. Je mets les chaussures dans un sac à part, oubliant que j’ai déjà une valise professionnelle contenant l’ordinateur et les pass, un vanity-case et un sac à main. Je suis chargée comme un baudet. C’est très difficile à porter. Ce sera du sport mais j’y arriverai.