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Jeudi 17 mai

 

06h20

Aéroport Orly Ouest

 

Je passe le détecteur de métaux avec succès. Alors que je remets mes bottines et ma ceinture, j’aperçois les passagers de mon vol qui embarquent. Je me précipite, espérant trouver encore de la place au-dessus de mon siège pour y ranger mon barda.

Je m’installe. Horreur ! J’ai perdu mon dossier. Mes contacts ! Mon travail ! Au secours ! Il n’y a pas mon nom dessus. C’est la cata, je dois absolument redescendre. Les hôtesses refusent. Je m’énerve, leur explique l’importance de ce dossier, mais elles ne veulent rien savoir… Je craque et deviens agressive. Elles essaient de me calmer. J’ai mal au cœur. L’avion est plein et les regards des passagers sont rivés sur moi. Je viens de détruire en quelques secondes d’inattention deux mois de travail acharné. Les hôtesses me rassurent. Mon dossier sera dans le prochain vol… En attendant, je me meurs. Ma réputation ne pourrait être sauvée que par le crash de cet avion, ainsi personne n’apprendrait que je suis la plus tête en l’air des attachées de presse du cinéma français. Je retourne m’installer devant les passagers médusés, un strip-tease de ma part aurait eu le même effet. L’avion décolle. Je suis désespérée alors qu’une hôtesse s’approche de moi.

– Mademoiselle Montliard ?

– Oui ?

– Je vous confirme que votre dossier a été récupéré, il a été oublié sur le tapis de détection. Vous le trouverez à l’aéroport de Nice, il prend le prochain vol.

– Merci.

– Vous vous appelez Montliard avec un d ? me demande ma voisine.

– Oui, pourquoi ?

– J’étais très amie avec Claire Montliard, dont le nom de jeune fille était Trevol, nous étions à l’école ensemble, est-ce quelqu’un de votre famille ?

– C’est ma mère.

– C’est merveilleux, quelle chance d’être à côté de vous ! Vous allez pouvoir me donner de ses nouvelles ainsi que de votre famille.

– Oui, quelle chance, réponds-je en pensant tout à fait le contraire.

Et nous voilà parties pour une parlotte à n’en plus finir. Si j’avais mon dossier, elle m’aurait empêché de travailler et je l’aurais probablement étranglée avant l’atterrissage mais je n’ai rien entre les mains, ni livre, ni magazine, alors je lui laisse la vie sauve. Nous parlons de maman jeune fille, jeune mariée, puis jeune maman, idem pour ma voisine jeune fille, jeune mariée, puis jeune maman. C’est fou d’imaginer que cette femme a été une petite fille espiègle jouant avec maman. J’aborde la vie de notre famille, de papa, de mes frères, de ma sœur et de mes neveux pour finir sur moi.

– Quoi ? Trente-cinq ans et toujours célibataire, dit-elle haut et fort. Une jolie fille comme vous ! Il y a quelque chose qui ne va pas ?

Qu’elle se taise ! J’ai l’impression que tout l’avion nous écoute. J’ai honte. A-t-elle fait exprès de hausser la voix ou est-ce moi qui interprète mal son ton ? Mon célibat est un sujet sensible : ce n’est pas l’amie de maman qui, sous prétexte d’avoir fait goûter commun à l’âge de douze ans, peut me donner une leçon de morale.

– Non, non, tout va très bien, je prends simplement le temps car je ne suis pas sûre de moi.

– Ne soyez pas trop difficile, il ne faut pas vouloir l’impossible. Souvenez-vous de la fable de La Fontaine, celle du Héron qui, pour se nourrir, laissa passer de nombreux poissons, ne les estimant pas assez gros et qui finit, pour ne pas mourir de faim, par se satisfaire d’un limaçon.

– Ce n’est pas que je sois trop exigeante, j’ai quelqu’un, nous nous aimons et avons l’intention de construire mais nous ne sommes pas prêts.

Bobard qui devrait clore le débat.

– Pas prêts ? C’est-à-dire ? Si c’est lui qui vous dit ne pas être prêt, cela veut dire qu’il ne le sera jamais, du moins pas avec vous. Les hommes, contrairement à ce qu’ils laissent entendre, savent très bien ce qu’ils veulent. Si c’est vous qui n’êtes pas prête, il va falloir que vous revoyiez vos priorités. La vie d’une femme n’a pas le même timing que celle d’un homme, vous avez une horloge biologique, souvenez-vous-en.

Elle a été envoyée par ma mère, ou quoi ?

 

08h50

Arrivée aéroport de Nice

 

Je récupère mes bagages et attends mon dossier. Il sera dans le prochain vol, je n’ai plus d’inquiétude. Je m’installe sur un banc, il n’y a aucun bar aux alentours. Quelle faune ! Il est presque neuf heures, j’observe. Les femmes sont lookées, certaines me surprennent par le choix de leur tenue si peu adaptée à un voyage en avion : pantalon serré, mini-jupe, mini-top et talons hauts. Les hommes sont moins sophistiqués : tee-shirts publicitaires pour certains, vestes colorées pour d’autres, chaussures de sport, jeans tombants au look négligé, voire carrément sale. À qui cela peut-il plaire ? Les hommes virils font craquer les femmes, pas les hommes négligés !

J’attends. Fausse alerte.

 

10h30

 

Toujours rien. Ne me dites pas que c’est mon jour de chance, qu’ils viennent de décréter une grève générale ! Je vais aux départs m’enquérir de nouvelles. Prochain atterrissage prévu dans deux heures ! C’était bien la peine de prendre un vol si tôt.

J’aperçois un bar à ongles éphémère. J’en profite. Ce sera une french-manucure en résine. Mes mains, soignées, semblent allongées. C’est du plus bel effet.

 

12h00

Arrivées

 

Thierry me manque. Je l’appelle ? Je ne l’appelle pas ? Je l’appelle ? Répondeur. Je laisse un message, ou pas ? Je laisse un message…

– Thierry, c’est moi. Je repensais à notre conversation, que j’ai trouvée un peu brutale. Tu ne crois pas qu’après un an passé ensemble nous pourrions nous donner une autre chance ? C’est normal et bon pour un couple de traverser des crises. Cela permet de mieux nous connaître, de mieux nous comprendre et de remettre les choses à plat. J’aimerais en discuter avec toi. N’hésite pas à m’appeler, je suis à l’aéroport de Nice. Je t’embrasse.

Quelle conne ! Pourquoi lui ai-je dit que j’étais à l’aéroport ? Il va encore penser que je l’appelle en tant que bouche-trou et non parce que j’ai décidé de lui consacrer du temps. Pourquoi l’ai-je appelé ? Et merde !

Avachie, je regarde les textos qu’il m’a envoyés, en me trouvant minable d’avoir cédé à l’envie d’entendre sa voix. S’il me répond dans la journée, je lui donne une autre chance, si c’est no news, je tourne la page. Du moins, j’essaie.

Un quotidien traîne sur le siège, je me jette sur la rubrique « Horoscope ». Je lis le sien, puis le mien :

 

(Thierry)

♥ : Laissez parler vos sentiments.

 

♥ : Votre ciel amoureux sera provisoirement dans le brouillard.

 

Ça veut dire quoi ? Il m’aime, ou pas ? Ce ne serait donc qu’une crise passagère ? Pas convaincue, je cherche du regard, sans succès, un autre quotidien dont l’horoscope me satisferait davantage.

Que de monde ! Quelles allures ! Une armada d’hommes et de femmes ultra soignés sortent du vol en provenance de Milan. Le festival commence ici, à l’aéroport, par un défilé de lunettes de soleil de tous styles, de toutes formes, de toutes couleurs. Cela m’agace, j’ai l’impression que ces porteurs de lunettes noires me cachent quelque chose. Voir le monde en noir, n’est-ce pas déprimant ?

Quel est le secret de ces femmes pour avoir l’air aussi fraîches ? Vivent-elles le même marathon que moi ? Sûrement, car ici, ceux qui se joignent aux huit mille participants du « marché du film » viennent pour travailler. C’est un des trois grands salons internationaux où le monde du cinéma se réunit pour présenter, vendre et acheter les droits des films produits dans l’année. L’enjeu est considérable car ce marché scelle l’aboutissement commercial de films déjà produits et réalisés. Certains films présentés ne trouveront malheureusement aucun acquéreur, ce qui sous-entend aucune distribution, donc l’échec du film et de toute son équipe (producteur, réalisateur, comédiens, musiciens, techniciens). D’autres deviendront des succès, parfois hors de leur pays d’origine. La vie d’un film dépend du marché. Ce marché s’est greffé sur le festival du film qui se déroule parallèlement, sous forme de manifestation culturelle internationale (colloques, hommages, leçons, concerts, expositions, projections de films et remises de prix). C’est ce festival qui rassemble plus de quatre mille journalistes internationaux et qui rend ce marché beaucoup plus attractif.

Je m’amuse en voyant cette jeune femme qui s’est complètement changée et remaquillée dans les toilettes, trop inquiète d’être aperçue chiffonnée. Elle n’est clairement pas venue ici pour défendre un film, mais pour se faire voir.

Quelle foule ! Ils arrivent d’Europe, d’Asie, d’Afrique, des États-Unis, d’Amérique centrale et du Sud, du Canada, d’Océanie, du Moyen-Orient : cent-neuf pays sont représentés. Certains voyageurs s’adressent des sourires. D’autres, pressés, ne relèvent même pas la tête.

Je reconnais Eva Mendes. Elle a un vanity-case qui ressemble au mien. Je m’approche en douce en ne perdant pas mon chariot de vue. C’est le même vanity-case que moi. La classe ! Tiens, Al Pacino, je rêve, il est tout petit, je ne l’imaginais pas comme ça ! Et cette fille, une gogo danseuse ? Bronzée, les cheveux blond platine à extensions, à peine maquillée mais les lèvres gonflées et les sourcils tatoués, en jogging rose et top serré sur une poitrine siliconée, elle est juchée sur des chaussures de tennis compensées blanches. Peut-être une actrice porno ou une strip-teaseuse. Lui, je le reconnais… c’est… Daniel Auteuil… Non, Richard Anconina ? Je les confonds toujours. Sympa, il porte lui-même sa valise.

 

12h40

 

Le vol a atterri.

– Le voilà ! Pardon, pardon… Excusez-moi, pardooon…

J’essaie d’accéder au tapis et effleure mon dossier sans pouvoir l’attraper, gênée par mes nouveaux ongles qui ne font que le déséquilibrer, l’envoyant s’écraser à l’intérieur du tapis, étalant en vrac toutes les pages au sol. Des curieux s’avancent, il ne manquait plus que ça.

– C’est confidentiel, dis-je, en riant jaune.

Le tapis est en marche et je ne peux laisser mon chariot sans surveillance. Je me plante devant l’endroit du carnage, attendant la fin du déroulant pour faire mon acrobatie.

Me voilà soufflant sur les feuilles, une à une, ne pouvant les attraper avec mes griffes dont j’étais pourtant si fière il y a une heure et que je maudis à présent. Mon dossier récupéré, je sors. Bien que je ne le sois pas, j’ai le sentiment d’être attendue. Tous les yeux sont braqués sur moi et sur ceux qui sortent en même temps. Des hôtesses et des chauffeurs attendent avec leurs panneaux sur lesquels je peux distinguer des noms de stars : Mademoiselle Béart, Mademoiselle Huppert, ou des noms de sociétés de production : Miramax, Unifrance ou encore des noms d’illustres inconnus.

Ça grouille dans tous les sens. Des porteurs proposent leurs services. Des hôtesses nous apostrophent, nous invitant sur leur stand d’animations, qui n’a rien à voir avec le cinéma. Que de marketing ! Ne serait-ce pas Samuel Le Bihan qui parle avec un chauffeur ? Et là, ne serait-ce pas…

 

14h50

Arrivée à Cannes

 

Le taxi se fraie un chemin au milieu des badauds et me dépose à l’hôtel Martinez. J’adore ces arrivées hollywoodiennes et j’imagine à chaque fois la déception de ces curieux qui attendent avec frénésie depuis des heures pour voir apparaître le bout du front de Brad Pitt ou le genou d’Angelina Jolie. Désolée, ce n’est que moi !

L’hôtel est somptueux, c’est un palace. Alors que je me redresse parce que – s’il vous plaît – je tiens à la main le même vanity qu’Eva Mendes, je m’enregistre et me commande un club sandwich en room-service. Je meurs de faim.

La chambre est petite. Je m’assois sur le lit, ouvre l’enveloppe de bienvenue qui accompagne une corbeille de fruits et picore des grains de raisin le temps de faire le tour d’horizon de la chambre – c’est-à-dire trente secondes !

Je me lève et range mes affaires. Je déplie mes robes du soir, les suspends dans la salle de bains pour que la vapeur les défroisse, classe par couleurs mes bracelets, colliers et boucles d’oreilles dans un des tiroirs de la commode face au lit. J’expose toutes mes paires de chaussures le long du mur. J’installe mon maquillage sur la coiffeuse, mon vanity-case dans la salle de bains et pour finir, me crée un coin bureau.

À présent, ma chambre ressemble plus à une loge de danseuse qu’à une chambre d’hôtel. Je prends une douche et suis interrompue par l’arrivée de mon club sandwich. Je croque dedans en cherchant mon téléphone pour y lire l’heure.

Ne perdons pas de temps, je dois aller chercher mon accréditation et passer au stand. Femme orchestre, je me sèche, me maquille et mange en même temps. Je mets en charge mon téléphone professionnel tout en cherchant le chargeur de mon téléphone perso. Je fulmine, je ne le trouve pas. J’ai inversé les chargeurs ! Quelle idiote ! Je m’étends sur mon lit en écoutant ma respiration, histoire d’évacuer mes ondes négatives et de me reposer cinq minutes.

 

17h00

 

Quoi ? J’ai dormi combien de temps ? Vingt-trois appels en absence. Merde ! J’étais sur silencieux.

En un éclair, je m’habille, m’empare de mon sac et sors de l’hôtel tout en écoutant mes messages. Au pas de course, le long de la Croisette, j’entreprends de rappeler Véronique dont le message me semble désespéré et urgent, Antonella dont le message est énigmatique et Sarah qui est inquiète. Les autres attendront.

– Allo, Sarah ? Excuse-moi de ne pas t’avoir appelée plus tôt. J’ai une journée galère. Je te rappelle demain pour faire un point.

– Antonella, merci pour ton message. Je n’ai absolument pas compris si tu venais ou non et si oui, quand ? Réponds-moi vite, cela devient urgent.

Que de répondeurs ! Pourvu que je tombe sur celui de Véronique.

– Véro, c’est Pauline.

– Ah, ma chérie, tu avais disparu, j’m’inquiétais.

– Merci, mais ne t’inquiète pas pour moi, je suis débordée de travail, j’en ai gelé ma vie perso.

– M’en suis rendue compte. C’est pas sympa pour les copines. À propos de vie perso, je voulais t’parler de Thierry…

Je lui coupe la parole :

– Si c’est pour me parler de Thierry, ça peut attendre mon retour. J’ai vraiment d’autres priorités ici. D’ailleurs, je ne peux pas rester avec toi au téléphone, je suis en retard.

– Depuis quand courir est-il incompatible avec parler ?

– Écoute Véro, tu ne vas pas commencer. Quel est le problème ?

– Il n’y a pas d’problème !

– Ok, alors pourquoi tous ces mystères et pourquoi me laisser autant de messages pour te rappeler d’urgence ?

– Parce que j’ai une super bonne nouvelle à t’annoncer.

– Et ça ne peut pas attendre ?

– Non. Devine !

– T’es enceinte ?

– T’es maboul ! La super nouvelle c’est que j’débarque à Cannes samedi ! C’est top. J’n’en dors plus la nuit.

– Que viens-tu faire ici ?

– J’vais enfin réaliser mon rêve de petite fille, monter le tapis rouge et crois-moi, je prendrai mon temps, marche par marche. Ce sera retransmis sur toutes les télés du monde. On ne verra que moi, j’ai prévenu mes parents, d’ailleurs Patrick enregistrera quotidiennement les montées des marches.

– Tu viens samedi ? Pour la montée officielle de quel film ?

– J’sais pas, c’est toi qui devrais le savoir !

– Écoute, je ne suis pas d’humeur à perdre mon temps. J’ai déjà perdu ma journée pour des bêtises alors s’il te plaît, ne joue pas avec mes nerfs.

– Tu n’as pas le programme des projections ?

– Demande à ceux qui t’ont invitée.

– Je comptais sur toi.

– Mais ça ne va pas ! Tu me prends pour qui ? As-tu une idée de ce qu’il faut faire pour dégoter une invitation ?

– J’ai d’jà tout organisé, toutes mes tenues sont prévues, je me prépare depuis deux mois. Je me suis mise au sport, j’ai un corps de rêve. J’ai un bronzage et des mèches, tu meurs. J’suis canon, tu vas adorer. Toi qui connais du monde, tu peux quand même faire ça pour moi !

– J’ai un boulot fou et pas de temps à te consacrer.

– Tu verras, mes robes sont à tomber et les chaussures, j’t’en parle même pas. Je vais rayonner. Les stars n’ont qu’à bien se tenir. J’arrive.

– Eh bien, tu rayonneras toute seule devant ta télé, Véro. Je ne peux rien faire pour toi.