MIEUX HIÉRARCHISER
Plusieurs constats m’ont décidé à préparer, avec l’équipe du Lépac, ces itinéraires géopolitiques.
Des dizaines de conférences, de séminaires de formations auprès de dirigeants d’entreprises ou dans des universités à travers le monde font apparaître la difficulté qu’ont les uns et les autres à faire les liens, mécaniques ou philosophiques, entre les phénomènes qui se produisent partout et sous nos yeux. Tout est désormais lié sur cette planète et, pourtant, tout semble être abordé et compris en fragments, en segments. Pourquoi les liens sont-ils si difficiles à percevoir, ou seulement à comprendre ? Pourquoi le raisonnement binaire est-il toujours dominant, l’acceptation de la complexité à ce point refusée ?
Dans les sociétés démocratiques ouvertes, comme celles où nous vivons, nous recevons chaque jour de grandes quantités de messages. Mais savons-nous les ranger ? Relier ces données les unes aux autres afin de les appréhender comme un système, au lieu de les isoler les unes des autres ? Trop souvent, les médias confondent la partie et le tout, ne distinguant pas l’urgent de l’important. La position passive dans laquelle nous sommes face à l’information, quelle que soit sa source, semble nous priver de notre capacité de tri. Ces itinéraires géopolitiques veulent proposer des classements et des hiérarchies.
UN MONDE SE FINIT
Il m’apparaît depuis plusieurs années qu’un monde se finit. Celui qui vient ne se fabrique plus en Europe, ni même aux États-Unis. Non, il se fait en Asie, par l’Asie. Pour la première fois depuis quelque 2 000 ans, l’Europe et ses enfants américains, canadiens, australiens, va cesser d’être au centre du monde, d’être le centre du monde. Le chapitre « L’Occident, soleil couchant » tente de questionner cette notion imprécise mais constamment utilisée : les Occidentaux. Si le thème du déclin est l’un des exercices préférés et répétés de l’Occident, comme une forme d’autocritique sans doute créative sur la durée, j’éprouve pour ma part une grande « fatigue » de l’Occident. Les décolonisations institutionnelles se sont faites il y a 50 ans mais les modèles ont perduré, ont été réadoptés, réimités, et de nombreuses décolonisations mentales ne sont pas achevées. Fatigue de cette posture supérieure, de cette arrogance occidentalo-centrée qui s’est à peine modérée ces dernières décennies.
Ma trajectoire professionnelle, finalement très éloignée de ma formation en ethnologie, m’a longtemps fait croire que cette dernière m’avait été totalement inutile. Or, c’est elle qui m’a appris l’approche méticuleuse des problématiques étudiées, une curiosité respectueuse des autres peuples et surtout à savoir m’éloigner, tôt et sans réticence, de cette culture occidentale. Cette approche lente – merci Georges Condominas** – permet de questionner le monde et les peuples, premiers ou non, minorités ou non, de façon scrupuleuse et de ce fait profondément égalitaire. L’ethnologie demande une grande précision et contraint celui qui la pratique à de permanents changements d’échelle, tant dans les espaces de la mondialité que dans les espaces mentaux traversés. Inuit d’Ammassalik ou du Nunavut, Afghan de Kaboul ou du Pandjchir, Chinois de Da-tong, Arabe d’Alger ou de Sanaa, Tamang népalais de Birdim, Mossi de Bobo-Dioulasso ou de Massy, Guarani du Brésil ou Maoris des marquises, je constate penser à « eux » plusieurs fois par semaine, alors que je vis et travaille dans le temps mondial – un temps rapide, séquencé, et donc occidental. Un visage, un geste, dans un paysage non urbain où se déplacent des hommes. Vision nostalgique ? Sans doute. Vision affectueuse et confiante ? Sûrement, car ce sont eux qui m’ont donné cette vision du monde inscrite dans les cycles, liée aux ancêtres qui portent et aux enfants qui suivent, loin de la vision occidentale verticale, qui ouvre la terre puis la creuse jusqu’à épuisement. Ces peuples, comment les nommer ? Premiers ? Primitifs ? Indigènes, autochtones ? Pour moi, ils sont peuples-parents, car je leur dois de m’avoir enrichi et consolidé par leur différence. Il y a dans le questionnement sur l’identité, une recherche, avouée ou non, de ce qui est identique. Mon identité à moi s’est faite et se nourrit exactement du contraire : par la différence. Constamment, au fil de ces itinéraires géopolitiques, j’ai voulu que soient présents ces peuples-parents.
LA FIN DU TEMPS UNIQUE
Par l’Histoire qui se fait sous nos yeux et sous nos pas, on perçoit maintenant que le « Progrès » – cette direction donnée au temps forcément orientée vers le mieux, vers le plus – n’est pas le seul sens de l’Histoire. Un avenir meilleur pour la planète aurait cessé d’être certitude. Ce Progrès, « grand mythe providentiel de l’Occident », écrit Edgar Morin****, ne forme plus la seule ligne d’horizon. Sciences et technologies n’offrent plus de garanties. Le doute ontologique s’étend. Le modèle économique se révèle autant destructeur que producteur. La médaille est à deux faces, la face production parvient toujours à extraire des millions de personnes du niveau moyen des 2 $ par jour pour vivre. Mais au bout du chemin, les productions révèlent un autre visage – matériel, lié aux objets, à toujours plus de consommation – qui entraîne et révèle l’autre face de la médaille, les destructions : pollutions innombrables, climat changé, animaux disparus, énergie gaspillée, air sale, eau perdue, liens sociaux et intergénérationnels rompus. Après l’expansion sans limite, voici venues les limites de l’expansion. Partout, les signes d’épuisement planétaire se multiplient, et la menace est visible à l’œil nu, presque partout et presque par tous. Conservons-nous encore l’illusion que les modèles économiques que nous utilisons sont à même de résoudre les problèmes de l’humanité ? Ces itinéraires géopolitiques interrogent ces modèles puisque voici venue la fin du temps à une seule direction.
UNE SOUVERAINETÉ INTERNATIONALE
Les négociations internationales sur l’environnement sont d’une grande complexité car elles superposent plusieurs strates : les données scientifiques et la confiance qu’on leur fait ; l’unification ou la disparité des appareils statistiques ; l’invention d’un nouveau système juridique international portant sur l’environnement ; les calculs économiques et financiers ; le retour des rapports Nord-Sud, pour peu qu’ils aient jamais disparu du champ mondial des rivalités ; les ressentis historiques ; et bien sûr les décisions politiques et les contextes dans lesquels elles sont prises. C’est bien tout cela qui s’entremêle et se joue à Copenhague en 2009, à Cancún en 2010, à Durban fin 2011. Voilà pourquoi il convient d’urgence d’accoucher d’une Organisation mondiale de l’environnement, dotée de capacités de sanctions comme l’Agence internationale pour l’énergie atomique, afin d’élaborer un système de sécurité environnementale collectif dépassant le seul cadre des États. En effet, quand un État négocie, il défend ses intérêts nationaux et c’est d’ailleurs l’une de ses fonctions premières. Or, la seule défense de l’intérêt national vient désormais se retourner contre ceux qu’il prétend défendre. Les seules souverainetés nationales ne fournissent plus les outils diplomatiques adaptés, ni la bonne échelle juridique pour résoudre les problèmes planétaires face auxquels nous nous trouvons. Comment mieux habiter cette planète ? Comment défendre la capacité de l’humanité à se préserver ? Nos sociétés démocratiques sont des sociétés qui tentent de protéger l’individu par le droit : ces itinéraires géopolitiques montrent donc à plusieurs reprises que la Terre n’existe ni comme sujet politique, ni comme sujet de droit. La planète a sérieusement besoin de bons avocats.
UN SENTIMENT D’URGENCE
L’anecdote suivante m’a fait mieux apparaître l’urgence : à Lyon, en 2011, au terme d’un séminaire devant des chefs d’entreprises dans le secteur de l’informatique, après avoir tenté de relier avenir énergétique, économique, climatique et celui des sociétés humaines, afin de dessiner l’imbrication étroite entre tous les enjeux, l’un des auditeurs interroge : « En somme, s’il y avait une catastrophe, cela pourrait nous aider à comprendre et à réagir, non ? » Je suis resté étonné que de telles variations dans les perceptions puissent encore exister. Car il me semble que la catastrophe est bien là, sans discrétion aucune : dans le golfe du Mexique en 2010 lorsque British Petroleum se révèle incapable d’éviter la rupture du tube de forage d’une plateforme postée en offshoreoffshore profond, puis impuissant pendant plus de deux mois à empêcher le pétrole brut de s’échapper dans la mer des Caraïbes ; en août 2011, sur la plateforme de Gannet Alpha, située à 180 kilomètres de Aberdeen, en Écosse, lorsque Shell se retrouve, plus brièvement, dans la même configuration ; sur la côte est du Japon, lorsque les erreurs de prévisions, managériales et de communication auprès des citoyens par la société japonaise de production électrique Tepco entraînent une catastrophe multiforme sans doute plus totale encore. Elle frappe les Japonais, mais c’est sur tous les programmes et tous les mix énergétiques de la planète qu’elle a des conséquences. Effet système.
Effet système encore : catastrophe financière, puis économique et sociale dans le monde ou, à moindre échelle, en Europe, pour ne parler que de l’Islande ou de la Grèce, provoquée par environ 500 personnes du secteur bancaire aux États-Unis.
Et pourtant, mon interlocuteur n’a pas perçu ces effets systèmes et ne les nomme pas catastrophes. Notre schizophrénie est donc complète : nous avons un niveau élevé de connaissance des risques et des échéances, et une faible volonté, voire capacité, à nous écarter ne serait-ce que progressivement d’un modèle dont on sait qu’il condamne très probablement une partie de l’humanité. Surprotégés par nos assurances, dans tous les sens de ce mot, nous reportons le risque sur le reste du monde et à plus tard. Quel curieux système d’assurances, capable de garantir la plus minuscule clause d’un contrat professionnel, la moindre fuite d’eau dans un immeuble, et incapable d’élaborer un système assurant la vie de dizaines de milliers de Japonais vivant à proximité de centrales nucléaires !
La meilleure définition possible pour la géopolitique est bien « l’intelligence des rapports de forces ». Mais voilà l’outil (ce n’est pas une science humaine, tout juste une discipline) dépassé dans sa fonctionnalité par la diversité, l’intrication et la gravité des crises – finance, économie, terrorisme, environnement, cyberattaques, crises de confiances. Ces itinéraires tentent de montrer, au fil des chapitres, les nouvelles articulations autant que les nouvelles impasses.
L’ÉTAT DU MONDE QUI VIENT
Comment aborder la suite avec moins de certitudes, plus d’humilité ? Lors d’un séjour au Groenland, en juin 2011, questionnant et analysant les avantages et les inconvénients d’une souveraineté possible de l’île par rapport au Danemark d’ici une ou deux décennies, les réponses obtenues sont tout à la fois révélatrices et classiques. Le ministre de l’énergie du gouvernement autonome du Groenland, très au fait des effets systèmes et des risques environnementaux encourus, affirme que l’exploitation du pétrole en offshoreoffshore sera techniquement sûre dans les zones où dérivent les icebergs, comme par exemple au large du bourg d’Illullisaat, vers la zone d’actuelle exploration d’Hellefisk 1, dans le détroit de Davis, entre Canada et côte ouest du Groenland. Les plateformes pourront être automatiquement déconnectées de leur trépan de forage en cas de choc imprévu, grâce à un clapet obturant le tube et capable de contenir la pression. Des navires remorqueurs seront présents en permanence pour repousser les icebergs approchant les plateformes. En somme, selon le ministre, il est désormais raisonnable d’exploiter en zone arctique puisque la technologie apporte les garanties de sécurité humaine et environnementale.
La réponse du ministre et de ses conseillers ne me suffisent plus : la technologie et les innovations sont des réponses mais elles ne peuvent être les seules. Les récentes catastrophes pétrolières et nucléaires montrent justement toute l’insuffisance des réponses managériales. Je n’ai plus confiance. Quel paradoxe de voir maintenant les Inuits, premières victimes des conséquences du réchauffement climatique, se mettre à exploiter les énergies fossiles qui, par leurs rejets de carbone contribuent justement à mettre un terme à 10 000 ans de leur mode de vie. La contradiction est totale mais sera de court terme. Comme l’a écrit le glaciologue français Claude Lorius****** et, sous une forme différente le philosophe Michel Serre, nous voilà entrés dans l’ère de l’anthropocène : l’espèce humaine est devenue une force tellurique qui change le cours du globe terrestre. Le temps aurait-il cessé de jouer en notre faveur ?
LE MORAL, LA MORALE
Enfin, dernier facteur, le moral des Français. Il n’est pas bon, si l’on peut se permettre à tort cette généralisation. L’avenir, pour nombre d’entre nous, aurait cessé d’être prometteur, ou plus simplement porteur. Tentés par la résignation, nous sommes ainsi de plus en plus nombreux à nous laisser gagner par le sentiment d’impuissance. Trop grand, trop loin, trop tard. Peu à peu, nous cessons d’avoir confiance en l’Europe, et même en la France, ce vieux pays nostalgique, jamais heureux de son sort, jamais serein envers son avenir et qui ne garde d’assurance que dans sa centralité, géographique et culturelle. Pendant que notre monde s’organise en réseaux et en flux, que la planète franchit le cap des 7 milliards d’habitants, dont environ 5 milliards d’usagers du téléphone mobile, 2 milliards d’internautes, 1 milliard de touristes internationaux et 250 millions de migrants, nous en sommes encore à peiner pour organiser notre mixité ! Gâtés que nous fûmes et que nous restons à l’échelle mondiale, nous hésitons à nous adapter au monde tel qu’il bascule, bouge et se réorganise ; un monde où la France conserve toute sa place, comme disent les diplomates, encore faut-il qu’elle l’occupe avec tout à la fois plus de confiance et moins d’arrogance ! Préoccupés par cette crise environnementale d’amplitude planétaire, inquiétés par l’alarmisme de certains journaux dont les manchettes évoquent sans nuance l’existence de « bombes démographiques », de « complots islamistes » et autres « stratégies mondiales de la Chine », nous voici séduits par la peur, ou plutôt par ceux qui la vendent. Peur du migrant, des investissements chinois, de l’islam, et pourquoi pas des révolutions démocratiques dans les pays arabes ?
Une telle posture n’est pas tenable, du moins moralement. Comment tenir ce type de discours à ceux et celles qui ont aujourd’hui 20 ans ? Quelle vision courte ! Quelle fermeture ! Et quel manque de confiance dans les enseignants, dans le rôle central des instituteurs. Ainsi serait donc revenu « ce temps du monde fini », qu’annonçait Paul Valéry il y a exactement 100 ans ? Je n’y crois pas une seconde : tout est ouvert, tout est devant, tout commence. Nulle façon là de nier la gravité des questions qui se posent à nous, nul déni des rapports de force mondiaux et de leurs impacts destructeurs. Mais chaque génération descendante a la conviction que les temps précédents étaient plus simples, et chaque génération montante croit entrer dans une crise. Raymond Aron ne disait-il pas que la perception de la stabilité est toujours rétrospective ? Je soustrais donc le mot crise et le remplace par mutations, car il n’est pas question de penser que les générations qui viennent ne vont pas trouver les issues, les inventions et même les valeurs morales qui les accompagneront.
Ces Itinéraires n’ont pas cherché à être exhaustifs. Mais en décortiquant chaque phénomène étudié, ils veulent rappeler que rien n’est écrit, que chacun d’entre nous est responsable, que chacun est un acteur. L’Histoire, c’est nous qui la faisons.
Jean-Christophe Victor