CHAPITRE 2

Les premiers succès hitlériens (septembre 1939-mai 1940)


Quelque part en Silésie, près de la frontière polonaise, au milieu des soldats prêts à l’assaut, un correspondant de guerre allemand regarde s’égrener les dernières heures de paix en Europe :

31 août au soir ! Obscurité ! Petite pluie fine ! Les tentes sont pliées, tout est calme. Mais sur les ondes, les messages succèdent aux messages. Un bref cliquetis d’armes, un éclair de lampe électrique, le reflet sombre des casques. Posément, la colonne grise poursuit son avance. Les hommes sont calmes et graves. De temps à autre l’un d’eux lâche une plaisanterie à voix basse. Des véhicules surgissent, qui disparaissent aussitôt. Nous avançons. À quoi pensent ces hommes en marche ? Au foyer, à la maison paternelle, aux amis, à une femme aimée ? Tout ça c’est le passé… Devant eux, la nuit, l’incertitude, la bataille ! Devant eux, la guerre ! Et qui sait, la mort ? Un canon tracté passe dans un grand bruit de chenilles. Nous nous étendons maintenant dans l’herbe humide. Il ne pleut plus, mais le brouillard s’épaissit. Les minutes passent. Sur nos montres, les aiguilles marqueront bientôt 4 h 30 ; alors, nous le savons, éclatera le tonnerre des batteries. Encore trois minutes… deux… plus qu’une… quelques secondes. Aucun bruit. On s’agite ! Du calme… Tout s’estompe dans le brouillard. La grande aiguille approche de la trentième minute. Ça y est ! Une brusque explosion. Une autre… Une autre encore. Ça n’arrête plus. Quelques secondes plus tard, les obus sifflent au-dessus de nos têtes. Sans discontinuer. Partout, les nerfs et le regard tendus, nous scrutons intensément le brouillard. Là-bas, quelque part dans cette zone incertaine, ce mur invisible, la frontière ! La guerre est commencée.

1er septembre 1939, 4 h 30, frontière germano-polonaise :
la guerre commence en Europe

L’attaque allemande a été déclenchée sans déclaration de guerre. La propagande nazie parle d’une riposte à la suite d’une pseudo-agression contre une station radio allemande à Gleiwitz, près de la frontière. En fait une provocation montée de toutes pièces avec des Allemands revêtus d’uniformes polonais. Comme Hitler le dira plus tard avec cynisme : « Quand nous aurons gagné, qui nous demandera des comptes sur la méthode ? »

Dès les premiers jours, les raids de la Luftwaffe écrasent au sol la plupart des avions adverses, coupent les communications et détruisent le système de transmissions. D’emblée, la capacité de résistance des Polonais a reçu un coup fatal. La disproportion des forces est patente. Aux soixante divisions allemandes, dont six blindées et quatre légères mécanisées, la Pologne peut théoriquement en opposer une quarantaine. En fait, la moitié seulement sont en place, car la mobilisation a été retardée à la suite des conseils de prudence du ministère des Affaires étrangères français. Le déséquilibre n’est pas moins grand au niveau de l’armement ; du côté polonais, il date le plus souvent de la Première Guerre mondiale. Par ailleurs, la plaine est un terrain difficile à défendre contre la ruée des Panzer, soutenus par les terribles bombardiers en piqué Stuka. Enfin, le tracé de la frontière avec l’Allemagne présente un énorme risque. Le « saillant de Poznan » est une proie bien tentante pour une manœuvre en tenaille. C’est précisément celle qu’accomplissent avec célérité les deux groupes d’armées de von Bock et von Rundstedt. Vainement, l’état-major français avait insisté auprès du maréchal Rydz-Smigly, pour qu’il établisse sa ligne de défense principale plus en retrait, sur la Vistule ; ce qui aurait eu pour effet de la rendre plus courte et plus sûre. Jugeant ce repli moralement désastreux, et ne voulant pas abandonner les régions industrielles de Haute-Silésie, le commandant en chef polonais a décidé de livrer la bataille décisive sur la frontière. Il va la perdre en quelques jours. Son premier rideau défensif est immédiatement taillé en pièces.

L’Angleterre déclare la guerre à l’Allemagne le 3 septembre à 11 h 30. À la chancellerie du Reich, Paul Schmidt traduit le texte et observe la réaction du Führer :

À 17 heures, Paris emboîte le pas à Londres. Mais le sort de l’allié polonais est déjà bien compromis. Le 6, Rydz-Smigly donne l’ordre de retraite. Trop tard pour une partie de ses troupes, encerclées dans les poches de Graudenz, Kutno, Modlin ou Cracovie. L’armée polonaise se disloque sous les coups de boutoir de la Wehrmacht. Elle est la première à faire la tragique expérience de la diabolique efficacité des armées hitlériennes.

Le général Wladyslaw Anders ne dissimule pas son pessimisme :

L’anéantissement de la Pologne

Ici ou là, on observe bien quelques sursauts héroïques. La brigade de cavalerie Pomorska charge les blindés de Guderian sabre au clair. Les défenseurs de Varsovie repoussent les avant-gardes allemandes parvenues aux portes de la capitale le 8 septembre ; mais celle-ci est bientôt coupée du reste du pays. Une contre-attaque est lancée en direction de Lodz, à partir de la Bzura. Malgré un succès initial et de sanglants sacrifices, elle échoue. Faute de coordination, la riposte se dilue en une série de réactions courageuses, mais sporadiques et désordonnées.

Le combat des Polonais n’avait de sens que s’il était appuyé par une offensive de l’armée française à l’Ouest. Le protocole signé en mai 1939 prévoyait bien son déclenchement… mais au plus tôt deux semaines seulement après le premier jour de la mobilisation. À l’attaché militaire polonais à Paris, qui le presse d’agir sans plus attendre, le général Gamelin répond :

Présentant comme un assaut de grand style – ne correspondant d’ailleurs nullement à ses intentions stratégiques – ce qui n’est qu’une démonstration paresseuse et limitée, le généralissime français cherche à se dédouaner et travestit la réalité sans vergogne. En fait, il juge qu’il est trop tard pour secourir un pays déjà à l’agonie.

S’il se produit bien un événement capital le 17 septembre, ce n’est certes pas celui auquel la Pologne s’attend. Ce jour-là, conformément aux clauses restées secrètes du pacte signé le 23 août avec l’Allemagne, 450 000 soldats de l’Armée rouge traversent la frontière orientale et pénètrent à l’intérieur du malheureux pays, sans rencontrer d’obstacles sérieux. Le maréchal Rydz-Smigly renonce à poursuivre la lutte. Le lendemain, il se réfugie avec plusieurs dizaines de milliers d’hommes en Roumanie, où l’avait déjà précédé le gouvernement. Les armées allemandes et soviétiques coordonnent leurs efforts pour écraser les derniers foyers de résistance. Lvov tombe le 22 septembre. Au terme de deux semaines de siège, Varsovie, écrasée sous les bombes et les obus, capitule le 28. D’ultimes combats perdurent jusqu’au début octobre. Ils sont le fait d’unités isolées cherchant à échapper à la capture. Hitler, qui s’est rendu à plusieurs reprises sur le champ de bataille, exulte. Sa victoire est totale. Dans son numéro du 25 septembre 1939, Time Magazine parle d’une « guerre de pénétration rapide et de destruction : le Blitzkrieg, la guerre éclair ».

Soldats du Reich et de l’URSS fraternisent sur le cadavre de la Pologne. Les pertes allemandes s’élèvent à 15 000 tués ou disparus, contre 60 000 pour leurs adversaires. On dénombre plus de 600 000 prisonniers polonais, dont une partie, aux mains des Soviétiques, connaîtra un sort tragique. Environ 80 000 soldats ont néanmoins réussi à échapper au piège en se réfugiant dans les pays voisins, avant – pour certains – de gagner la France par la Méditerranée.

L’heure est venue pour les vainqueurs de se répartir les dépouilles de l’État polonais. Un nouvel accord, conclu le 28 septembre entre Ribbentrop et Molotov, modifie sensiblement les termes de celui du 23 août. Il définit une nouvelle délimitation territoriale entre les deux vainqueurs, dont le tracé coïncide approximativement à la frontière établie… entre la Prusse et l’empire tsariste après le troisième partage de la Pologne en 1795. Moscou rétrocède la région entre le Boug et le San. En contrepartie, la Lituanie est versée à son tour dans la zone d’influence soviétique, où les deux autres États baltes avaient déjà été placés à la suite des tractations précédentes. La Poméranie, la Posnanie, la Haute-Silésie et Dantzig sont réintégrées au sein du Reich, qui retrouve ainsi ses frontières d’avant 1919. Les territoires restants formeront un Gouvernement général, placé sous la sujétion directe de l’Allemagne et bientôt confié à un nazi fanatique, Hans Frank. Vingt ans après sa résurrection, la Pologne cesse à nouveau d’exister.

Commencent alors, des deux côtés de la frontière, persécutions, arrestations, déportations, exécutions et massacres, avec pour objectif commun la liquidation des élites polonaises afin d’éviter ainsi toute renaissance d’un État et d’une Nation. Les nazis commencent à regrouper les juifs dans des ghettos au sein des grandes villes, tandis que les Einsatzgruppen commettent leurs premiers crimes. Les Soviétiques ne sont pas en reste. Au printemps 1940, Staline donnera l’ordre d’exécuter plus de 25 000 ex-officiers de l’armée polonaise, policiers, gendarmes, étudiants, médecins, avocats, ingénieurs, professeurs… En avril 1943, Radio Berlin fera connaître au monde la découverte dans la forêt de Katyn, près de Smolensk, d’un charnier contenant plus de 4 000 cadavres d’officiers polonais exécutés par le NKVD. Moscou ripostera en affirmant que le massacre avait été commis par les Allemands en 1941, après l’invasion de l’URSS. La polémique est close depuis le début des années 1990 et la reconnaissance du crime par les nouvelles autorités de Moscou. On sait aujourd’hui avec certitude que ces hommes ont été assassinés, d’une balle dans la tête, sur ordre du Kremlin. D’autres charniers, contenant des milliers de cadavres, ont été mis à jour depuis à Piatykhatky, Bykovnia, Mednoye… Tous n’ont sans doute pas été retrouvés.

Les projets de Hitler à l’Ouest contrariés

La Pologne à peine vaincue, Hitler entend se retourner sans plus attendre contre la France, afin d’avoir avec elle l’« explication définitive » dont il rêve depuis bien longtemps. Une prompte victoire aurait l’avantage de décourager l’Angleterre et de l’amener à composition. En conséquence, les troupes commencent à être transférées des frontières orientales vers l’Ouest. Le 6 octobre, le Führer prononce devant le Reichstag un discours au cours duquel il propose une paix blanche à ses adversaires, sur la base d’un statu quo ne remettant pas en cause ses conquêtes récentes. Ses offres sont repoussées quelques jours plus tard par Londres et Paris qui, d’un commun accord, se refusent à cautionner la politique des coups de force et exigent réparation pour la Tchécoslovaquie et la Pologne. Les avances de Hitler n’étaient vraisemblablement que de la poudre aux yeux. Néanmoins, elles suscitèrent parmi les neutres – dont certains étaient légitimement inquiets pour leur propre sort en cas de poursuite des hostilités – une série d’initiatives diplomatiques en faveur de la paix. De Belgique, des Pays-bas, de Norvège, de Suède, d’Espagne, de Roumanie, du Vatican… vinrent des propositions de médiation. En Allemagne, Ribbentrop poussait Hitler à agir. Göring, au contraire, tenta quelque temps de l’en dissuader ; il fit même discrètement sonder les intentions des Britanniques et des Français, avant de mettre un terme à ses démarches fin 1939.

En réalité, les desseins du Führer étaient parfaitement arrêtés. Hâtivement, un projet d’attaque à l’Ouest a été mis au point en octobre. L’objectif du plan Jaune est limité. Il prévoit de mettre la main sur les Pays-Bas, la Belgique et le nord de la France, afin de constituer une base de départ en vue d’opérations ultérieures. Sa mise en œuvre est fixée au 12 novembre. La plupart des membres du haut commandement allemand sont atterrés. Ils croient en la solidité de l’armée française et craignent le pire. Quelques-uns formulent des objections techniques. Guderian déconseille de lancer une offensive à une époque où les Panzer risquent d’être ralentis par la boue et la neige. Le général von Stülpnagel produit un mémorandum démontrant que l’armée de terre ne possédera pas avant 1942 les ressources suffisantes pour forcer les défenses adverses. Du coup, le commandant en chef de l’armée de terre, von Brauchitsch, et son chef d’état-major, Halder, convaincus que les projets de Hitler risquent de conduire l’Allemagne à la défaite et à la ruine, renouent des contacts avec les milieux antinazis, notamment le général Beck et l’ancien bourgmestre de Leipzig, Karl Gördeler. Si besoin est, ils élimineront le Führer, afin d’éviter l’irréparable. Dans l’immédiat, Brauchitsch revient à la charge. Le 5 novembre, il tente à nouveau de démontrer à Hitler les risques encourus, avançant, parmi d’autres arguments, que l’ardeur combative du fantassin allemand, à la lumière de l’expérience polonaise, ne lui paraît pas à la hauteur de ce qu’elle avait été lors de la Grande Guerre. Son interlocuteur explose de colère, le congédie brutalement et confirme peu après la date de déclenchement du plan Jaune. Seul le mauvais temps le contraindra – à plusieurs reprises d’ailleurs – à repousser la décision fatidique.